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Patrice Leconte : « La bande dessinée est décevante si on la considère comme du sous-cinéma. »

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 27 mai 2007                      Lien  
On doit ce cadeau aux éditions Michel Lagarde qui ont réédité sous le titre de Gazul Club un choix des bandes dessinées produites par Patrice Leconte pour Pilote. Car on l’a oublié, le cinéaste Patrice Leconte a d’abord été un auteur de bande dessinée. Lors de notre rencontre, il évoque ses débuts, parle du cinéma et de la bande dessinée, et proclame son amour immodéré pour le travail de Blutch.
Patrice Leconte : « La bande dessinée est décevante si on la considère comme du sous-cinéma. »
Gazul Club
Editions Michel Lagarde

Gazul est un personnage qu’il emprunte à Abel Gance [1]. Il fait partie d’une production qu’il livre à Pilote entre 1970 et 1975. Patrice Leconte avait commencé à fournir au journal quelques modestes contributions : des illustrations ou des culs de lampe. Mais au bout de dix semaines, on lui confie deux pages hebdomadaires et il participe chaque lundi aux fameux conseils de rédaction où pendant une heure et demie, les dessinateurs, Reiser, Fred, Alexis, Gébé,… venaient proposer leurs idées que Goscinny happait à la criée. La collaboration de Leconte s’arrête en 1975, quand il entame son premier film, Les Vécés étaient fermés de l’intérieur, avec Gotlib au scénario et Coluche et Jean Rochefort dans les rôles principaux. Récemment, Patrice Leconte a fait don au Centre belge de la Bande Dessinée à Bruxelles de l’intégrale de sa production pour Pilote. Nous l’avons rencontré pour vous à la Librairie Goscinny à Paris.

Comment avez-vous rencontré Gotlib ?

J’étais étudiant de cinéma, lecteur de Pilote, fan de Gotlib. Ce qui m’attirait chez lui, c’était son esprit, son humour, ses deux pages hebdomadaires que je trouvais formidables et le fait que je sentais à quel point il était très cinéphile car il y avait tout le temps dans son travail des références au cinéma. Je lui ai donc écrit au journal, comme un fan. Je voulais le rencontrer, faire connaissance. Il m’a répondu : « Très bien, voyons-nous ». Cela m’a étonné. Quand je l’ai rencontré, je lui ai demandé pourquoi il avait accepté aussi facilement. Il m’a répondu que c’était parce, d’ordinaire, toutes les lettres qui venaient au journal lui demandaient un dessin dédicacé. J’avais été le seul à ne pas le faire. Et puis, j’étais étudiant de cinéma, j’avais des ambitions de cinéma… Voilà comment cela s’est passé.

Quel genre d’homme découvrez-vous ?

Quand on rencontrait Goscinny, il était conforme à l’idée que l’on se faisait de lui. Pas Gotlib. Ses bandes dessinées sont très drôles, très joyeuses et très déconnantes. Ce n’était pas trop son cas.

Gotlib vous introduit à Pilote. Il prend rendez-vous pour vous avec Goscinny à qui il avait montré vos planches. Quelle impression vous a donné Goscinny lorsque vous l’avez rencontré pour la première fois ?

Les Vécés étaient fermés de l’intérieur (1976)
Une adaptation de la Rubrique à Brac

La rencontre avec Goscinny a été assez facile dans la mesure où primo, je n’étais pas quelqu’un qui voulait faire de la bande dessinée toute sa vie. Quand on entre dans un journal sans la volonté d’être carriériste, on est plus dilettante. S’il vous ouvre les bras, c’est super ; s’il vous dit : « passez votre chemin, jeune homme », la vie ne change pas. D’autre part, Gotlib avait montré mes dessins, Goscinny avait trouvé cela intéressant et il avait demandé à me rencontrer. Je n’avais donc pas à passer un examen de passage, ni à attendre un verdict. C’était très agréable. Ce qui m’a impressionné, c’était de me retrouver devant Goscinny et d’être dans ce bureau qui était aussi propre et rangé qu’il l’était lui-même. Et ça m’a plu énormément, car si vous voyiez mon bureau, il n’y a pas un truc qui dépasse. Je suis obligé d’être très organisé sinon je me noie. Et avec le recul, je comprends pourquoi Goscinny était aussi ordonné, si précis, si méticuleux, si rangé. C’est parce qu’il faisait plein de trucs à la fois. Ce sont les gens qui branlent rien qui ont l’impression d’être des artistes parce qu’ils se noient dans un grand truc foutraque. Mais les gens qui bossent beaucoup, et je sais de quoi je parle, sont très ordonnés.

Il ne vous apparaît pas comme un bureaucrate ?

Ah, mais pas du tout !

Quels sont les premiers mots qu’il prononce quand il parle de votre travail ?

Je ne m’en souviens pas. Jamais il ne m’a dit pourquoi ce que je faisais l’intéressait. Mais il a toujours favorisé ma participation au journal dans la mesure où mon dessin était suffisamment particulier. Mes pages avaient fini au bout de quelques temps à devenir assez personnelles, structurées. Il y avait, convoquons les grands mots, une forme de style. Un style maladroit, un style d’autodidacte que l’on reconnaissait, même si je ne signais pas. Mais au début, les premières pages que j’avais soumises à Goscinny étaient balbutiantes à un point que vous n’imaginez pas. Il aurait pu me dire : «  Travaillez, continuez à travailler, on verra plus tard… ». Eh bien non, il les a publiées, pour me donner du courage sans doute.

Patrice Leconte à la Librairie Goscinny à Paris
Photo : Didier Pasamonik

Goscinny disait : « La bande dessinée, c’est exactement la même chose que le cinéma, avec simplement une différence de rythme ».

Il avait raison sur plein de choses, mais pas là-dessus. Le cinéma et la bande dessinée, on a l’impression que ce sont des arts qui sont cousins germains, mais il n’en est rien du tout. Oui, il faut raconter des histoires mais le principe même de la narration n’a rien à voir. A aucun moment, je me suis dit en écrivant une histoire pour la bande dessinée : « Tiens, j’en ferais bien un court métrage ». De la même manière, on me demande souvent si je fais des story-boards. Or, l’idée même me fait horreur ! Je vois cela de ma fenêtre, je parle pour moi, mais il est hors de question que je fasse un story-board pour les films que j’ai à faire parce que le story-board qui, d’une certaine manière s’apparente à la bande dessinée, est à mon sens à des milliers d’années-lumière de ce que l’on a besoin au cinéma.

Pourtant, des réalisateurs connus utilisent le story-board…

Qui ?

Alfred Hitchcock, Jean-Jacques Beineix…

Pour Hitchcock, le tournage était une formalité. Tout était bien structuré, prévu, storybardé en effet. Au tournage, il n’y avait plus qu’à exécuter. C’était sa manière à lui de travailler. Pour moi, le tournage est encore une phase évolutive. Les choses ne peuvent pas être précises et précisées avant le tournage. Je ne peux pas admettre cela dans la manière dont je veux exécuter un film. En ce qui concerne Jean-Jacques Beineix, pour qui j’ai une certaine admiration, son talent n’est pas en question, je n’arrive pas à comprendre pourquoi il a besoin LUI d’établir un story-board. J’ai vu les planches qui ont été produites pour le dernier film d’IP5 réalisé par Jean-Jacques Beineix. [2]. Il y a des dessins, c’est dans une forêt, presque hyperréalistes. On voit la caméra qui remonte le tronc et qui redescend vers la frondaison pour arriver sur les pieds de l’acteur… Mais à quoi bon dessiner cela ? C’est absurde ! Faisons une bande dessinée !

C’est ce qu’il a fini par faire…

La bande dessinée qu’il a scénarisée, là ?

N’en parlons pas, cela nous mènerait trop loin de notre sujet. Bien, nous avons vu les différences entre la bande dessinée et le cinéma. Qu’en est-il de l’humour ?

Ca c’est autre chose ! Il peut y avoir quelque chose de commun en ce qui concerne non pas l’humour, mais une certaine tournure d’esprit. Dans la manière de présenter les personnages, comment les aimer, les rendre attachants, comment se satisfaire de quelque chose d’apparemment dérisoire, comment trouver de l’intérêt pour les petites choses... Cela pourrait être quelque chose de commun entre la bande dessinée et le film. Et là, pour le coup, je n’ai pas une analyse très lucide du travail que je fais, mais il y a en quelque sorte des points communs entre la bande dessinée que je faisais et les films que je fais, sans doute.

Le premier film que vous faites, Les Vécés étaient fermés de l’intérieur, c’est avec Gotlib. Qu’est-ce qu’il vous apporte dans le scénario ?

Cela me rassurait et je ne pouvais pas faire table rase de ce que j’avais vécu avant. J’avais fait de la bande dessinée, j’avais connu Gotlib que j’admirais et j’avais un état d’esprit qui me portait à faire des trucs rigolos. Alors, avoir Gotlib à mes côtés dans une parodie de film policier des années cinquante, ça me rassurait. C’était une pure parodie, un genre pas très populaire dans le cinéma en France, contrairement à l’Angleterre où les parodies sont très brillantes.

Des parodies, comme dans Pilote

Oui, comme il y a eu récemment, une parodie d’OSS 117 avec Jean Dujardin qui est une pure merveille, parce qu’il est pile poil comme il faut, délicieusement parodique. C’est ça qu’on essayait de faire. Et puis Gotlib, un type que je connaissais bien, qui était connu, cela donnait du crédit à mon entreprise.

En fait, l’énorme différence qui fait que la bande dessinée ne sera jamais du cinéma, ce sont les acteurs…

Là où vous avez raison, c’est que le cinéma est l’incarnation de quelque chose, pas la bande dessinée. Le dessin reste une affaire virtuelle, alors que les acteurs incarnent les choses, avec leur personne, leur humanité. Malgré tout le talent des dessinateurs, la bande dessinée reste une affaire statique, dans laquelle le rythme, au sens musical du terme, et pas celui de la case, de la mise en page, est quelque chose d’essentiel. La bande dessinée est décevante si on la considère comme du sous-cinéma. Il ne le faut pas ! C’est un moyen d’expression à part entière. Elle n’a pas à être embarrassée à n’être « que » de la bande dessinée. Dans la BD, quand le dessinateur est bon, il y a une liberté totale de l’expression visuelle, de toutes les rêveries et de toutes les imaginations possibles. Une bande dessinée ne connaît aucune limite. Par exemple, la contrainte basique qui est la limite du budget, la bande dessinée l’ignore. Si vous avez 300.000 chevaliers teutoniques qui attaquent avec des chevaux en feu, si vous êtes doué, vous pouvez le faire. Au cinéma, c’est balèze. Les producteurs vont vous dire : « La séquence des chevaliers teutoniques, c’est cher peut-être… »

Vous ne cachez pas votre admiration pour Blutch. Qu’est-ce qui vous plaît chez ce dessinateur ?

Gazul Club
Ed Michel Lagarde

Je crois que ce qui me plaît, c’est essentiellement son dessin, sa liberté, son aisance graphique. Je retrouve en lui ce qui m’enthousiasmait chez Jean-Claude Forest qui était extraordinaire de liberté d’expression. J’ai l’impression que ces gens-là dessinent aisément. Ce dessin qui n’est jamais laborieux, moi qui ai toujours été laborieux, me touche infiniment. Reiser ne devait pas être laborieux non plus, mais ce n’est pas pareil. Chez Blutch, il y a une aisance et une grâce, une sensualité, de la rêverie. Il peut s’exprimer avec un stylobille tout en téléphonant, mettre la couleur avec du pastel… Pour moi, cela tient du prodige. On sait très bien que les arts : la musique, la peinture, le dessin… peuvent se travailler dans des écoles ; mais on sait très bien dans un même temps qu’il y a certaines fées particulières qui se penchent sur certains berceaux et qui donnent le don de la musique à Mozart, et celui du dessin à Blutch. Ils ont une avance considérable sur les autres car ils ont ce don. Quand je vois comment dessine Blutch, je ne sais pas s’il s’en rend compte, je n’en ai jamais parlé avec lui, mais il a pour moi un supplément d’âme.

La bande dessinée, c’est fini pour vous ?

Oh, oui.

Même pas comme scénariste ?

Non.

Même si Blutch dessinait un de vos scripts ?

Ce serait le seul.

Propos recueillis par Didier Pasamonik le 23 mars 2007.

Gazul Club - Editions Michel Lagarde

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

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[1Vénus aveugle, 1940.

[2IP5, l’île aux Pachydermes par Jean-Jacques Beineix, Bruno de Dieuleveult et Jacques Forgeas, publié par Dargaud en 1992.

 
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