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Angoulême 2024 : Conférence de Hiroaki Samura [INTERVIEW]

Par Malgorzata Natanek le 31 janvier 2024                      Lien  
A l’occasion du 51e Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême, l’équipe d’ActuaBD a eu la chance de participer à la conférence presse du mangaka Hiroaki Samura, auteur de "L’Habitant de l’infini". C’est le directeur de collection de Sakka, Wladimir Labaere qui s’est chargé de poser les questions sélectionnées à l'avance et c’est Aurélien Estager qui s’est occupé de la traduction.
Angoulême 2024 : Conférence de Hiroaki Samura [INTERVIEW]
L’Habitant de l’infini couverture
© Hiroaki Samura/Casterman

Vous avez écrit et dessiné pendant près de vingt ans L’Habitant de l’infini. Comment fait-on pour tenir le rythme aussi longtemps sur une série ayant un scénario très dense et un dessin aussi riche ? Souvenez-vous d’obstacles particuliers que vous avez rencontrés pendant ces années de prépublication ?

Hiroaki Samura :
Je ne suis pas certain d’avoir maintenu mon rythme de production au fil des années. J’ai un tempérament un peu capricieux qui m’a conduit à réduire parfois la pagination ou à déborder. Quand je fais le bilan, j’ai des points de regret sur cette œuvre et je n’ai pas le sentiment d’avoir produit quelque chose de parfait. Je suis tout de même surpris d’avoir travaillé aussi longtemps sur quelque chose d’aussi compliqué.

Si vous deviez choisir un souvenir du début de votre carrière, lequel serait-il ?

Pendant une période, le nombre de pages que je produisais était très bas et mon tantô (éditeur) a pris une mesure drastique. Il faut savoir que j’avais un assistant qui partageait son temps entre mon atelier et un autre. Mon tantô de l’époque lui a interdit de travailler ailleurs et lui a demandé de se consacrer entièrement au travail de L’Habitant de l’infini, y compris les journées où je n’avais rien à lui confier. Finalement, il devait surtout me surveiller et veiller à ce que je sois au travail. Cette pression m’a remis dans le bain et sur les rails. C’est une initiative tout à fait personnelle qu’a pris mon tantô et qui me revient vraiment à l’esprit.

Born to be on air ! couverture
© Hiroaki Samura/Pika

En-dehors de L’Habitant de l’infini, vous avez aussi signé la comédie de science-fiction décalée Halcyon Lunch, le thriller historique Snegurochka et plus récemment la tranche de vie Born To Be On Air ! D’un récit à l’autre, on a l’impression que vous prenez un certain plaisir à jongler entre les époques, les lieux et les registres. Qu’est-ce qui motive chez vous ce souci de renouvellement ?

Il y a deux choses. La première est que j’ai tendance à me lasser. En terminant une série, j’ai envie de travailler sur un genre différent de l’œuvre qui vient de finir. La deuxième est que ce qui me motive plus qu’un appétit pour une variété de genre, c’est de toucher des lectorats différents à chaque fois. Pour L’Habitant de l’infini, je me suis tourné vers le récit d’action, car je voulais vraiment capter le public de jeune adulte. Par la suite, j’ai eu envie de toucher le lectorat féminin donc je me suis plutôt mis à faire de la comédie. Je ne suis pas sûr qu’il y a beaucoup de lectrices et de lecteurs qui apprécient toutes mes séries.

Vous faites également des récits courts. Que trouvez-vous dans la forme courte que ne vous apporte pas le récit feuilletonnant ?

Dans le cas d’une série aussi longue que L’Habitant de l’infini, qui m’a prise 19 ans, même s’il y a des échéances mensuelles, on est tellement pris d’un mois à l’autre qu’on n’est pas forcément conscient des choses sur le moment. Mais au bout de 10 ans, on s’aperçoit qu’on a des regrets, qu’on aurait aimé faire telle ou telle chose d’une manière différente.
Dans le cas des récits courts, dès la livraison, on sait si on est satisfait du travail. Il y a une espèce d’immédiateté qui me parle beaucoup. On a assez peu de temps pour faire des corrections et c’est ce rapport beaucoup plus direct au résultat et au recul qu’on peut avoir sur son travail qui me plaît.

Vous avez déclaré lors d’un entretien à la revue Atom que dans L’Habitant de l’infini, Makie était votre personnage féminin préféré. Au-delà de ce récit, on a l’impression que la figure de la femme qui est animée d’une volonté inflexible est récurrente dans votre travail. Qu’est-ce qui vous inspire tant dans cet archétype ?

J’ai l’impression que mon thème de prédilection est de mettre en scène des personnages qui sont maltraités, voir tyrannisés. Au premier abord, ils semblent être en position de faiblesse et subissent jusqu’à exploser en se retournant contre leur persécuteur et le détruire. Il y a ce plaisir à montrer la revanche du faible sur le puissant qui me plaît beaucoup.

L’Habitant de l’infini planche
© Hiroaki Samura/Casterman

L’Habitant de l’infini flirt parfois avec le body horror, tout comme dans Snegurochka ou Halcyon Lunch. Vous y mettez en scène des corps malmenés, diminués, voire mutilés. Au-delà du défi technique de la représentation graphique, à quoi répond cette mise en évidence de la fragilité de la chair, voire de sa plasticité ?

À l’origine, je ne suis pas très amateur de scènes de violence. Ce besoin, de représenter des scènes sanglantes ou spectaculaires, était un impératif lié à ma volonté de toucher un lectorat relativement jeune. Plus tard, je me suis intéressé à cette question du handicap et de la mutilation. Lorsqu’il manque à un de mes personnages un membre ou quelque chose en lui, il n’en sort pas forcément diminué. Au contraire, ce handicap peut les rendre plus puissantes que ce qu’il était avant et c’est ce que j’ai envie de raconter.

L’Habitant de l’infini planche
© Hiroaki Samura/Casterman
L’Habitant de l’infini - Bakumatsu couverture
© Samura Hiroaki /Takigawa Renji / Suenobu Ryu / Casterman

L’Habitant de l’infini connaît une suite en cours de parution au Japon et en France qui s’intitule Bakumatsu. Est-ce que vous pouvez nous dire un mot sur cette collaboration avec le scénariste Kenji Takigawa et le dessinateur Ryû Suenobu  ? Qu’avez-vous ressenti en voyant Manji, votre héros, qui vous a accompagné pendant 20 ans, prendre vie sous une autre plume que la vôtre ?

Il faut savoir qu’au Japon, il est courant de créer des séries parallèles à une œuvre qui a bien marché. C’est une manière pour les auteurs en début de carrière d’être exposés à une attention grâce à ces spin-offs. S’ils arrivent à produire quelque chose de qualité, ils sont reconnus.
Sur le papier, on dit que je supervise cette suite, mais je fais très peu de retours. Je les laisse faire leur travail comme ils l’entendent. Je prends du plaisir à lire cette œuvre et je trouve intéressant qu’il y ait des points de divergences avec L’Habitant de l’infini. Cela donne vie à une œuvre à part entière.

Qu’il s’agisse du dessin ou du récit, est-ce que vous considérez que vous vous inscrivez dans une filiation avec certains artistes, que ce soit dans le manga ou dans d’autres champs d’expressions ?

Dès le lycée, j’étais très influencé par ce que faisait Katsuhiro Ōtomo. Quand j’ai commencé L’Habitant de l’infini, la vraie question était de savoir que faire de cette influence. C’est quelque chose qui était très présent dans mon travail. Je pense que son approche a été canalisée dans ma manière de m’atteler au récit d’époque. Il faut savoir qu’au Japon le récit historique et le récit de sabre étaient populaires chez les personnes plutôt âgées. Quand j’ai débuté, Kenshin le vagabond est aussi apparu et il y a eu un renouveau de genre et sous-genre de récit de sabre qui s’intéressait à un lectorat plus jeune. Ce rejet du classicisme et ce vent de nouveauté que j’ai sentie dans le travail de Ōtomo est quelque chose que j’ai insufflé dans mon œuvre.

Akira illustration
© Katsuhiro Ōtomo

Est-ce que vous retrouvez de vous-même dans les mangas d’auteurs qui ont commencé leur carrière après vous ? Certains se revendiquent ouvertement de votre travail dont Masashi Kishimoto (Naruto) qui affirme qu’il vous doit beaucoup ou encore Tatsuki Fujimoto (Fire Punch, Chainsaw Man).

En réalité, les artistes sont traversés et nourris par toute sortes de choses qui forment une espèce de chaos à l’intérieur d’eux. Même si sur le papier les gens se réclament de mon influence, je pense que le plus important, c’est que chacun continue à travailler ce qu’il y a en lui. Pour ma part, je ne prétends pas avoir réinventé la roue. J’invite chacun à poursuivre sa voix et à creuser son sillon d’originalité.

Vous avez expliqué dans une interview être toujours un peu à la traîne technologiquement par rapport à la société. Quel regard vous portez sur l’outil numérique comme auteur, mais aussi comme lecteur ?

Je pense que c’était une discussion que j’avais eue avec le mangaka Usamaru Furuya qui portait sur le numérique. On se disait que le numérique rendait le dessin beaucoup plus facile du point de vue de l’effort et aussi beaucoup plus rapide. Il permet de faire des choses qu’on n’a pas projetées de faire au départ. Mais de mon côté, j’ai essayé le dessin avec l’ordinateur et ce n’était pas concluant, donc ça n’a jamais été publié ou révélé. Je me perçois comme quelqu’un qui est plutôt à la traîne par rapport à l’époque.

L’Habitant de l’infini illustration
© Hiroaki Samura/Casterman

Dans l’interview croisée avec Tatsuki Fujimoto, vous avez déclaré : « Il vaut mieux dessiner dans sa jeunesse les mangas qu’on veut absolument dessiner, qui sont en nous  ». Avec le recul, est-ce que vous y êtes parvenu ?

En ce qui me concerne, j’ai commencé par L’Habitant de l’infini, qui n’était pas le genre de sujet qui me tenait particulièrement à cœur. J’aime plutôt les histoires avec une tonalité plus apaisée. À l’époque, il s’agissait pour moi de gagner ma croûte le plus rapidement possible. C’est pour cela que je me suis tourné vers le récit d’action, pour toucher un lectorat plutôt jeune. Dans l’absolu, je disais cela, car pour moi, la question est celle de la condition physique. Aujourd’hui, j’ai 50 ans et mon corps comme mes yeux sont fatigués. Quand on fait ce métier, si on a des priorités à établir, il faut travailler sur ce qui nous plaît le plus tant qu’on a un cerveau qui fonctionne bien et un corps qui suit.

Pour ce qui est des récits feuilletons, vous avez toujours publié à un rythme mensuel. Est-ce volontaire de votre part ? Est-ce que vous pensiez que le rythme hebdomadaire était trop soutenu ? Est-ce que vous pensez que vous auriez pu mener la même carrière avec les contraintes d’une parution hebdomadaire ?

Il est vrai que c’est préférable de connaître le succès dans un hebdomadaire à gros tirage. Mais ce n’est pas ce qui correspond à mon tempérament. Comme je l’ai dit tout à l’heure, j’ai tendance à me lasser assez facilement. Je pense que si on m’avait fait travailler pour un hebdomadaire, j’aurai pris la tangente assez rapidement. Par ailleurs, je ne suis pas très à l’aise de travailler avec d’autres personnes et pour soutenir un rythme de travail hebdomadaire, il faut s’entourer de trois à cinq assistants et ce n’est pas quelque chose qui me convient. Le rythme mensuel implique que je puisse travailler avec un seul assistant et ça me va très bien.

L’Habitant de l’infini planche
© Hiroaki Samura/Casterman

En France, nous n’avons qu’une petite partie de la production japonaise qui arrive chez nous. Au fil des publications de mangas en France, on est assez curieux des liens qui peuvent exister entre auteurs au Japon. Par exemple, nous avons pu lire qu’à l’université vous aviez étiez un camarade de promotion de Igarashi Daisuke et de Kei Tōme. Est-ce que vous pouvez nous dire si c’est vrai et si vous fréquentiez le même cercle d’auteurs amateurs à l’université ?

Kei Tōme était dans la promo qui me précédait et Igarashi était dans la même promotion que moi. Mais je n’étais pas sérieux du tout et je séchais les cours. En fait, Igarashi et moi, on a commencé à publier dans Afternoon, et je l’ai aperçu à la première fête de fin d’année donnée par notre éditeur en me disant que je l’avais déjà vu quelque part. Cela vous montre que je ne fréquentais pas du tout l’université même si on a étudié au même endroit, mais on n’était pas aussi proches qu’on pourrait le croire.

Plusieurs sources font mention de votre amitié avec Endō Hiroki. Est-ce que vous pouvez évoquer un peu votre relation avec lui ? On se souvient notamment que vous aviez signé des illustrations de son manga Eden dans le magazine Afternoon.

On a produit des illustrations pour les séries de l’un et de l’autre, mais je ne peux pas dire qu’on se connaisse d’un point de vue intime. En tant que lecteur, je pense qu’on apprécie nos travaux respectifs et on a fait nos débuts à peu près à la même période. D’un point de vue artistique, même si j’ai une approche légèrement punk, j’ai l’impression que son travail était très rebelle. Je respecte beaucoup cette attitude-là et la singularité de son travail.

Concernant les adaptations de vos travaux, L’Habitant de l’infini a eu le droit à plusieurs adaptions en animé et en film tout comme Born To Be On Air ! qui a eu le droit à une adaptation en drama et en animé. Est-ce que vous pouvez revenir sur votre implication dans ces projets et ce qu’a permis la transposition dans ces médias que n’autorisait pas le manga ?

Quand je conçois un personnage, je ne réfléchis pas du tout à la couleur de ses vêtements et de ses attributs. Au moment où je dois dessiner une illustration de couverture pour un volume relié, je dois prendre cette décision et je me retrouve devant le fait accompli. Concernant les feuilletons et les animés qui sont adaptés de mes mangas, je suis stimulé par leur processus de décision auquel je suis associé, mais dont les choix ne sont plus de mon initiative. Ce sont des propositions qui me sont faites par l’équipe artistique du projet en question. Par exemple, le choix d’une couleur sur un vêtement. Il m’arrive fréquemment de reprendre ces choix artistiques pour mes propres travaux sur ces séries-là.

L’Habitant de l’infini illustration
© Hiroaki Samura/Casterman

Au fil des années, votre œuvre a acquis une reconnaissance mondiale et a vu la création d’une communauté internationale de lecteur de vos travaux. Aujourd’hui, vous voyagez pour la première fois en Europe et en France : comment appréhendez-vous la rencontre avec votre public ?

Je me sens surtout chanceux, car je pense que le récit historique et le récit de sabre peuvent plaire à l’étranger, que ce soit en manga ou en film. Comme je le disais, ce n’était pas un sujet qui me tenait à cœur, mais plutôt une stratégie pour toucher un jeune public. Je pense qu’une démarche un peu plus raisonnée aurait voulu que l’édition française de L’Habitant de l’infini sorte après avoir rencontré un succès plus conséquent au Japon. Mais j’ai l’impression que ce sujet et le fait de me l’être approprié de façon plus légère et irrévérencieuse a peut-être permis de toucher un public étranger qui est moins à cheval que le lectorat japonais, qui est en général un peu plus attentif au respect de la véracité de la fidélité historique de ces récits.

(par Malgorzata Natanek)

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Code EAN : 9782203257788

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