Je crois bien que c’est dans la préface du Journal du voleur de Jean Genet que Jean-Paul Sartre parle de ce commerce que l’on faisait des nains à la cour d’Espagne, des malheureux que l’on mutilait dès leur naissance pour mieux en faire des êtres « mal ordonnés », des monstres « pittoresques ». Et la grande figure du mouvement existentialiste d’expliquer que la société faisait de même avec les enfants, avec nos enfants, qu’elle les façonnait à sa guise pour un projet éminemment politique.
Que les grandes figures de la littérature trouvent une éternité dans leur reprise sous la plume d’autres auteurs, c’est une chose vieille comme Gilgamesh ou les Évangiles. Il y a de nos jours plus d’histoires de Sherlock Holmes écrites par d’obscurs successeurs que par le grand Arthur Conan Doyle qui, du reste, avait lui-même ressuscité son sagace détective sous la pression du public.
Les hommages faits par des auteurs aux créations de leurs collègues pullulent dans bande dessinée depuis très longtemps. C’est même, dans un pays comme les USA où les personnages sont sui generis la propriété des éditeurs, devenu un genre en soi nommé le crossover.
Une rencontre inattendue
Mais un tel attelage entre des univers aussi différents que celui de Walt Disney et celui d’Hugo Pratt, voilà qui constitue un sacré challenge ! Seul un Italien comme le grand Giorgio Cavazzano qui dessine Mickey depuis des années pouvait se permettre ce genre de saut périlleux, car l’Italie est depuis des années dans l’ADN de Mickey.
La péninsule accueillit la créature de Walt Disney sous le nom de Topolino (littéralement : « la petite souris ») dès janvier 1931, dans le supplément dominical d’Il Popolo di Roma (édition d’Il Popolo d’Italia pour le Latium) dans une version totalement pirate signée Guglielmo Guastaveglia dit Guasta.
Presque deux ans plus tard, motivé par l’Oscar spécial que Disney reçut pour la création de Mickey en 1932, l’éditeur italien Giuseppe Nerbini, décide de lancer en décembre de cette année un journal entier avec les aventures du personnage, cette fois avec les autorisations officielles, pour la première fois en Europe, avant même la version américaine, et deux ans avant l’édition faite en France par Paul Winkler.
L’abondance de la demande et l’épisode de l’arrêt de la production aux USA des comics Disney dans les années 1960 a permis la multiplication des studios de création sous licence un peu partout dans le monde : en Scandinavie, en Hollande, en Belgique, en France, en Espagne, mais surtout en Italie, les meilleurs dessinateurs du continent illustrèrent Mickey.
Le crossover-hommage entre héros populaires réalistes et le personnage de Mickey ne date pas d’hier non plus, surtout depuis que la compagnie à la souris de Burbank a absorbé la société Marvel en 2009 donnant une nouvelle impulsion à la Maison des idées.
Mais l’univers de Pratt, si artistique, si contemplatif, si personnel ? Cavazzano va prouver que ses personnages, ses situations, peuvent passer cette épreuve. Après tout, Corto Maltese ne vit-il pas de nouvelles aventures imaginées par de nouveaux auteurs ?... Jusqu’à produire un monstre « pittoresque » ? Sans doute.
Cette mutation est bien caractéristique de notre époque où les OGM colonisent nos assiettes et où la mondialisation favorise la confusion des valeurs. Elle est aussi caractéristique d’une industrie qui n’hésite pas à remastériser ses classiques, entre célébration cultuelle et trahisons consenties, pour mieux en assurer la survivance commerciale [1].
Reste cette question : s’il y a un album, qui va en assurer l’édition française ? La Panini, comme en Italie ? Casterman, l’éditeur de Corto Maltese ? Ou le tandem Glénat-Hachette, les éditeurs actuels de Disney en librairie ? La logique voudrait que ce soit le label grenoblois qui emporte la décision de publier en France ce nouveau Frankenstein éditorial dont nous vous livrons ici la première planche.
BRAVO : VOUS AVEZ TOUS BIEN DEVINÉ
C’est évidemment Glénat qui va publier l’album le 17 janvier prochain dont voici le résumé :
Le chef-d’œuvre d’Hugo Pratt, version Disney !
À bord d’un catamaran faisant face aux vagues du Pacifique, des marins aperçoivent au loin la silhouette d’un naufragé sur un radeau. Cela commence comme le chef-d’œuvre d’Hugo Pratt : La Ballade de la mer salée... et pourtant les personnages sont ceux de Disney ! Paru au printemps 2017 en Italie et réalisé par le grand maître Giorgio Cavazzano, Mickey Maltese est, plus qu’une parodie ou un simple hommage, une véritable relecture de la mythique première aventure de Corto. On y retrouve, outre Mickey dans le rôle-titre, le mystérieux personnage du Moine ainsi que Pat Hibulaire en Raspoutine et Minnie en Bouche Dorée...
Avec un dos toilé, dans un format et sur un papier identique à celui des créations originales Mickey’s Craziest Adventures et La Jeunesse de Mickey, cet album somptueux est une ode à l’aventure qui ravira autant les aficionados de Corto Maltese que ceux de Mickey !
Eh oui, les pages en avaient été publiées en Italie en mars de cette année (nous avons corrigé l’erreur qui s’était glissée dans l’article) et quelques pages dans Mickey en France.
Sans que personne ne s’en offusque ? Vraiment ? Pat Hibulaire en Raspoutine et Minnie en Bouche Dorée, c’est d’un ridicule ! Et puis ce titre : "la souris salée", ça rime à quelque chose ?! Que reste-t-il de la folie de Raspoutine et de la sensualité de Bouche d’or ? Pas grand chose.
Nous sommes bien ici dans la combinaison de deux marques déposées qui s’adressent à des publics très différents voire antinomiques. Et pourquoi pas Adidas se mettant à ouvrir une chaîne de fast-food. Nous sommes donc bien face à une sorte de "Frankenstein éditorial" !
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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[1] Lire à ce sujet notre article : « Toi qui blêmis aux couleurs de Tintin>… ».
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