Thierry Cailleteau : disparition d’un orfèvre de la BD de genre

Sa carrière commence en 1986. Il est édité par le tout jeune Guy Delcourt qui, deux ans auparavant, venant de quitter la rédaction en chef de Pilote, s’était lancé dans l’édition en publiant son tout-premier album : Les Aventures de Fred et Bob créées par deux jeunes inconnus : le scénariste Thierry Cailleteau et le dessinateur Olivier Vatine, son copain de lycée.

Le scénariste Fred Duval se souvient : «  J’ai rencontré Thierry, Olivier Vatine et Guy Delcourt le même jour à Rouen, lors d’un festival BD qui se déroulait sur les quais de Seine. Ils dédicaçaient leur premier album, et le premier aussi des éditions Delcourt, "Fred et Bob". Je participais à un fanzine, on s’est mis d’accord pour une interview qui a dû se tenir quelques semaines plus tard et, à partir de là, nous sommes devenus amis. Ils m’ont donné plus tard ma chance en m’intégrant à un projet de BD d’aviation pour Fabrice Lamy qui n’a pas abouti, puis nous avons développé "500 fusils".  » Le premier album de Fred Duval à qui Cailleteau donne un coup de main.

Des débuts en fanfare

« On s’est rencontrés dans la période post-Métal Hurlant, nous raconte Jacques Terpant, Doug Headline avait fondé Zenda et inventait en France les bouquins interactifs. Delcourt avait sa toute jeune maison d’édition et il avait embarqué de Pilote, où ils avaient débuté, Cailleteau et Vatine, J’arrivais aussi dans cette maison nouvelle avec un album, et tandis que Doug nous faisait tenter de réaliser une BD interactive ("La Citadelle pourpre", 1988), Delcourt l’expérimentait avec Cailleteau. J’amenais pour cela avec moi Ciro Tota qui me donnait un coup de main sur ce boulot de commande, et peu de temps après, Cailleteau me proposait de travailler avec lui, et il fit de même avec Tota. »

La collaboration de Thierry Cailleteau avec Vatine aboutit à un coup d’éclat : Aquablue (16 volumes, parus entre 1988 et 2017), une histoire aux accents écologiques et anticolonialistes qui a dû peut-être été lue de près par les scénaristes d’Avatar. Elle remporte l’Alphart Jeunesse à Angoulême en janvier 1989. Delcourt, qui vient de faire un succès avec La Bande à Renaud est désormais sur orbite.

« Thierry était un séducteur un peu dandy, mais il était surtout d’une incroyable générosité, nous dit Fred Duval. Il avait un sens de la répartie incroyable, toujours un sourire dans le regard même dans les moments difficiles. Dans un bar, il pouvait discuter avec tout le monde. Je dirais qu’il avait un regard sur le monde, les gens, la société qui en faisait un anticonformiste absolu. »

«  Je garde de lui le souvenir d’un bon camarade, agréable dans le boulot, nous dit de son côté Jacques Terpant qui fit un album avec lui chez Zenda (La Blessure du Khan, 1990). Il était plus mature que moi dans ce métier, bien que plus jeune que moi de quelques années. Sa technique narrative était déjà très au point. IL était bien meilleur que moi dans le relationnel avec les partenaires. Mais il était aussi drôle et sympathique dans les « à-côtés » du job. Il aimait beaucoup les salons et festivals, il aimait se présenter (et avec raison) comme testeur de jeu vidéo professionnel, il écrivait comme critique sur le sujet dans quelques revues. »

«  Dans son écriture, je retiens des dialogues incroyables, analyse Fred Duval, une façon parfois de parler de problèmes sociétaux avec une vraie-fausse légèreté. Techniquement, il avait un sens du rythme dont j’espère avoir hérité. J’ai appris de lui qu’il faut toujours privilégier la clarté, et ménager les effets de style. Il y limitait un peu les mots d’auteurs, mais ses dialogues en faisait tout de même pour moi plus un héritier de Greg que de Charlier.  »

Il entame ensuite la série d’Heroïc Fantasy Fuzz et Fizzby, avec Ciro Tota, «  un récit dans lequel il cultivait son plaisir d’écrire des dialogues percutants et sa passion totale pour Tolkien et "Le Seigneur des Anneaux" » remarque Fred Duval.

Le départ d’Olivier Vatine

C’est d’ailleurs Ciro Tota qui assurera la suite d’Aquablue après une interruption de cinq ans dûe au départ d’Olivier Vatine vers d’autres horizons. « Ce qui m’a surtout marqué lors du départ fracassant de Vatine au tout début de la réalisation d’Aquablue 5 (1998), a été son élégance, nous raconte le dessinateur Fred Blanchard. Je voyais bien que Vatine le mettait dans une situation impossible. Malgré cela, Thierry est resté tout en contrôle et a eu la pudeur d’aller panser ses plaies à l’abri des regards. Nous en avions parlé à l’époque, il m’avait dit de ne pas m’en faire, mais son sourire un peu désabusé m’avait laissé entrevoir ce qui se déroulait en coulisses. Je pense que cette séparation lui a un peu coupé les ailes et qu’il a eu du mal à s’en remettre. Il est d’autant plus tragique qu’il ait disparu au moment où il reprenait enfin les rênes d’"Aquablue". »

Au moment de la rupture avec Vatine, il rebondit, toujours dans le domaine de la SF, Denis Bajram prenant les commandes du dessin, avec Cryozone (2 volumes, 1996-1998, chez Delcourt), « … une histoire de zombies dans un vaisseau spatial en même temps réaliste et fun, raconte Denis Bajram sur son blog. Ce fut donc ma première collaboration au long cours. Je ne compte plus les grandes discussions de passionnés de science-fiction ni le nombre de fax échangés entre nous pour faire le meilleur album possible. Mais ce furent aussi les bonnes rigolades, les heures passées chez lui à jouer à Doom en réseau et les descentes dans les bars de Rouen avec ses nombreux potes. »

Un auteur populaire

On l’avait un peu vite catalogué comme un auteur de SF : «  À cause du succès d’Aquablue, les gens me classent comme un auteur de science-fiction. Mais j’adore le récit populaire sous toutes ses formes, que cela soit le policier, le thriller, l’aventure ou le médiéval !  » faisait-il remarquer à Nicolas Anspach qui lui tendait le micro pour ActuaBD en mars 2006.

Il en avait administré la preuve en 2003, lorsque, dans une liste de plusieurs scénaristes, il est adoubé par Jean Van Hamme himself pour reprendre sa série Wayne Shelton dessinée par Christian Denayer (5 volumes entre 2003 et 2009, Dargaud).

Il occupe pendant quelques années les fonctions de directeur éditorial chez Vents d’Ouest et ne lâche pas pour autant le scénario, mélangeant les genres lorsqu’il publie en 2020, avec Héloret au dessin, Habana 2150, une uchronie farce humoristique sur le Cuba de Fidel Castro, un dictateur qui en est à son 6e clonage réussi !

Laissons la conclusion à Denis Bajram : « J’ai connu la meilleure des entrées dans ce métier grâce à Thierry. Il a su voir dans mes planches de l’époque ce qu’aucun éditeur n’avait perçu avant. Il m’a ensuite livré un excellent scénario, plein d’idées et de scènes passionnantes à dessiner. Il m’a surtout montré qu’une bonne histoire, même à grand spectacle, passait par les personnages. Car Thierry, entre autres par son art du dialogue, avait su mettre dans ceux de Cryozone toute son incroyable truculence. J’imagine qu’avec son départ, la ville de Rouen va sembler soudainement très calme… »