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À qui profite l’exil ? - Par Taina Tervonen et Jeff Pourquié - La Revue dessinée/Delcourt

Par Damien Boone le 1er juillet 2023                      Lien  
L'actualité récente nous le rappelle gravement, tant la question de l'exil vers l'Europe est le plus souvent médiatiquement traitée sous l'angle de ses drames les plus visibles : la migration est un phénomène constant dans l'histoire de l'humanité. Derrière des trajectoires de vie souvent cabossées se cachent des politiques dont l'élaboration et les effets concrets alimentent un business visant à faire de l'Europe une citadelle imprenable. C'est un portrait glaçant et implacable des politiques communautaires que dresse la journaliste Taina Tervonen.

« 45 cadavres ont été récupérés… Nous avons terminé l’opération à 4 h du matin. Elle a duré 18 h en tout. On n’a pas eu le temps de se préparer pour cette opération. D’habitude, on s’occupe de blessés, pas de morts ». Ces mots sont ceux d’un capitaine de sapeurs-pompiers en Sicile, en juillet 2014, après qu’un bateau a échoué à proximité de côtes particulièrement prisées par celles et ceux qui tentent de trouver une vie meilleure en Europe. Ces chiffres font désormais banalement partie des informations qui scandent les journaux : selon l’Organisation Maritime Internationale (OMI), une institution liée à l’ONU, 3279 personnes sont mortes en 2014 en traversant la Méditerranée, 5079 en 2016. En 2020, la barre des 20 000 migrants morts en mer depuis le début de la "crise migratoire" a été franchie. Puis, de nouveau, 2500 morts en 2022, et des centaines dans une seule catastrophe en juin 2023. Et encore : ces chiffres ne comptabilisent que les personnes recensées comme mortes ou disparues sur des embarcations identifiées : or, on considère que pour un corps retrouvé, deux autres ne le sont pas.

À qui profite l'exil ? - Par Taina Tervonen et Jeff Pourquié - La Revue dessinée/Delcourt

Sur l’île italienne, des cimetières accueillent des tombes sans nom, avec seulement des numéros. Pour les identifier, il faudrait que des membres des familles se manifestent, au risque d’être taxés de complicité : car oui, la migration est désormais criminalisée. Du moins, celle de certaines personnes, vers certaines destinations. Ces éléments sont le produits de politiques pensées et appliquées par les pays européens puis par l’Union Européenne. Alors que, jusqu’en 1974, le principe de liberté de circulation des travailleurs était de mise en Europe (permettant notamment à des Vietnamiens et des Chiliens de trouver un statut de réfugié, en plus de former une main-d’œuvre peu coûteuse qui a ravi de nombreux employeurs), les politiques se sont progressivement durcies jusqu’à faire de la lutte contre l’immigration irrégulière un objectif inscrit dans le traité de Maastricht en 1992.

Ces politiques n’ont pourtant pas d’effet sur les envies de migrations de celles et ceux qui, cherchant à fuir une vie sans horizon, sont prêts à tout. À la différence près qu’ils sont désormais des illégaux et que leur vie est grandement mise en danger. Selon l’OMI, en raison de la criminalisation de l’immigration transfrontalière, l’Europe est aujourd’hui la destination la plus dangereuse au monde !
En revanche, ces décisions font prospérer plusieurs économies qui empruntent les nouveaux chemins de l’exil : celle, clandestine, des passeurs ; et celle de l’industrie de l’armement, qui développe et vend à un prix astronomique du matériel sophistiqué de surveillance (drones, radars) utilisé aux frontières, notamment par l’agence Frontex (sans compter les coûts des opérations de sauvetage ou de la délocalisation des frontières de l’Europe, par exemple jusqu’au Sahara !) ; ou encore celle de l’emploi, hors du droit de travail, de ceux qui parviennent à atteindre l’Europe.

C’est cet enchevêtrement complexe d’aspirations humaines, de décisions politiques, et d’intérêts économiques, que décrit ce livre. Taina Tervonen est une journaliste et documentariste franco-finlandaise, qui a vécu au Sénégal jusqu’à l’âge de 15 ans. Depuis 2001, de Sangatte à la Sicile, en passant par le Niger, le Sénégal ou la Serbie, elle a voyagé et rencontré des acteurs de l’exil pour rendre compte d’une réalité protéiforme. L’ouvrage se présente en cinq parties, qui constituent chacune une illustration d’articles initialement publiées dans La Revue Dessinée à partir de 2015. Le grand mérite de l’autrice est d’historiciser et de politiser le phénomène, en montrant que celui-ci n’a pas toujours reçu les mêmes réponses publiques, qu’il n’a pas été toujours perçu sous l’angle de la menace, et que les drames qu’il engendre n’ont rien d’une fatalité. Il existe des explications géopolitiques aux migrations, présentées ici avec pédagogie et conviction. Les récits, émouvants, sont la base d’une réflexion qui cherche des causes et impute des responsabilités : on évite ainsi un récit trop facile guidé par "l’émotion pour l’émotion", qui ne permettrait pas de comprendre les tenants et les aboutissants du business de l’exil.

De même, le dessin réaliste de Jeff Pourquié n’en fait pas des tonnes sur la représentation des morts : le visage des sauveteurs en dit suffisamment sur l’horreur des situations. Le dessinateur passe aussi par des symboles et des couleurs contrastées pour représenter ce qui est difficilement soutenable.
À l’arrivée, l’ouvrage fait forte impression car la qualité documentaire, complétée par les propos de Catherine Wihnol de Wenden, chercheuse au CNRS sur l’évolution de la politique migratoire en France et en Europe, l’exclut de tout soupçon de parti-pris. Il est la chronique d’une époque qui fait émerger un nouveau privilège : celui de circuler librement.

(par Damien Boone)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782413078890

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