Si, dans sa version originale anglaise, Berlin a pu profiter d’une parution en 22 numéros étalés sur deux décennies, les lecteurs francophones, eux, ont dû patienter dix ans – c’est le temps qui s’est écoulé depuis la publication du tome 2 – pour connaître la conclusion de ce récit choral consacré aux années 1928-1933.
Le premier tome de cette trilogie, Berlin : Cité des pierres, débutait en 1928 et s’articulait autour de la manifestation communiste du 1er mai 1929, réprimée dans le sang par la police. Le deuxième tome, Berlin : Ville de fumée, explorait les milieux culturels et les bas-fonds de la capitale allemande : ses clubs de jazz et ses cabarets, ses soirées mondaines et décadentes. Ce volume s’était conclu avec les élections de septembre 1930. Enfin, dans Berlin : Ville de lumière, l’étau se resserre sur les personnages à la suite de l’incendie du Reichstag, en 1933. Et si les luttes idéologiques entre communistes, socio-démocrates et nazis forment la trame de fond de cette trilogie, l’heure n’est plus aux discours, mais bien à la violence.
Alors que Berlin : Cité des « pierres » s’amorçait avec l’arrivée dans la capitale de la jeune ingénue Marthe Müller, ce troisième tome s’achève de manière symétrique : après quatre ans de bohème et de désillusion, Marthe quitte Berlin. Après avoir abandonné les Beaux-arts, entretenu une liaison avec l’écrivain Kurt Severing et découvert les hauts-lieux de la vie nocturne, Marthe est désormais en relation avec Anna Lencke, une camarade de classe qui assume pleinement sa transidentité. Mais sa rupture avec Anna précipite son départ. À bout de ressources, Marthe est obligée de renoncer à sa liberté et de retourner auprès de sa famille bourgeoise en province.
De son côté, Kurt sombre dans l’alcool et la dépression. Démoralisé par la montée du fascisme et l’arrestation de son ami et éditeur Carl von Ossietzky, le journaliste semble désormais douter de ses convictions pacifistes. Incapable d’adhérer au parti communiste, Kurt se laisse ronger par le cynisme. La sympathie naissante de Margarethe, son ancienne compagne, pour Hitler, et l’opportunisme grossier de cette dernière achèvent de le désabuser. Seule une furtive réconciliation avec Marthe parvient à le réconforter.
Orpheline de mère depuis la manifestation du 1er mai 1929, la jeune Silvia Braun s’investit pleinement au sein du KPD, le parti communiste allemand. Lorsqu’elle ne distribue pas le journal du parti, celle-ci cherche la bagarre dans les rues de Berlin. Pour Silvia, plus aucune réconciliation n’est envisageable avec sa famille : son père Otto est un SA, et son jeune frère Heinz a été endoctriné dans les jeunesses hitlériennes.
Aussi, Silvia habite désormais chez les Schwartz, une famille aisée juive. Leur fils David, qui a le même âge qu’elle, a également été camelot pour le KPD. Celui-ci a toutefois dû cesser ses activités en raison de l’autorité écrasante de son père Jacob, qui honnit les socialistes de tout acabit (y compris Silvia). L’élection du parti nazi et la violence antisémite croissante inquiètent les Schwartz et les obligent ultimement à quitter l’Allemagne.
Avec Berlin : Ville de lumière, Jason Lutes réussit ainsi à clore 580 pages de récit (c’est ce que fait l’intégrale de Berlin !), bouclant ainsi les arcs narratifs des personnages principaux. Au terme de cette trilogie, certains sont morts, d’autres ont quitté la ville, mais tous sont arrivés au bout leur cheminement individuel et idéologique. Surtout, tous ont perdu l’enthousiasme et l’innocence qui les animaient dans le premier tome.
Ce récit touffu est habilement rendu par le dessin réaliste de Lutes, qui privilégie la ligne claire et le noir et blanc. Très achevé et d’une grande lisibilité, celui-ci parvient à bien transmettre l’expressivité des personnages en dépit de la froideur de son trait.
Au final, cet ouvrage a toutes les qualités pour remporter le Fauve d’or. Toutefois, l’album ne semble pas avoir joui d’un buzz aussi favorable en France que lors de sa parution en version originale anglaise. (La publication de l’édition intégrale chez Drawn and Quarterly, en 2018, avait été un mini-événement dans le milieu de l’édition anglophone). Aussi, force est de constater qu’après dix ans d’absence, Jason Lutes a eu le temps de se faire quelque peu oublier du public francophone. Il serait donc dommage qu’une œuvre de cette envergure passe inaperçue.
(par Marianne St-Jacques)
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Berlin T3 : « Ville de lumière », par Jason Lutes, Delcourt, collection « Outsider », 172 pages. Traduit de l’anglais par Lauren Triou. Parution en Europe le 28 août 2019.