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Céline Wagner : "Il y a tellement à dire sur notre expérience de cette improbable chose qu’est la vie."

Par François Boudet le 17 novembre 2012                      Lien  
Quatre ans après le très bel album en couleur directe, {Zeste}, Céline Wagner nous revient avec cette fois-ci un album réalisé en noir et blanc.

Vous sortiez, il y a quatre ans, un très bel album en couleur directe : Zeste. Aujourd’hui, vous revenez avec un album en noir et blanc, tout aussi réussi : Tangente. Pourquoi ces choix graphiques ? Avez-vous une préférence entre les deux ?

Céline Wagner : "Il y a tellement à dire sur notre expérience de cette improbable chose qu'est la vie."Il me semble que chaque histoire demande une approche graphique différente.

Intuitivement, plus le sujet va être difficile, comme la drogue dans Zeste, plus je vais avoir envie d’y mettre de la couleur. Je ne veux pas ajouter du noir à la mélancolie du texte, et l’émotion passe mieux quand il existe des décalages forts, des oppositions ; entre le récit écrit et le récit dessiné par exemple, ou entre le ton du dessin et celui des mots… Pour le dire vite, si je devais parler de la mort, je dessinerais une danseuse plutôt qu’un cimetière…

De ce point de vue, je n’ai donc pas de préférence pour le noir et blanc ou la couleur, chacun à tour de rôle est adéquate pour traiter un sujet. Moi-même quand je travaille, je me laisse complètement happer par l’encre ou la peinture, quand je sens qu’ils s’articulent avec le texte et contribuent à lui donner du poids.

Tangente trace le parcours de quatre personnages, des "petites gens" pourrait-on dire ; vous parlez souvent d’eux dans vos albums.

Je parle des gens que j’ai croisés dans ma vie ou que j’aurais pu croiser, des situations vécues, plus ou moins, des histoires que l’on m’a racontées… J’aime cet univers, cette proximité avec l’autre. Je suis quelqu’un plutôt mal à l’aise en société (de moins en moins d’ailleurs et heureusement), du coup je prends le temps de dire dans les livres ce que je n’ai pas le temps de dire quand je suis avec les autres. Les choses de la vie de tous les jours, les petites combines pour pimenter la vie, l’illusion d’être libre parce qu’on prend des risques, les héros de quartier, les performances de hall de gare, c’est un univers que j’observe tous les jours, il me semble qu’il est à portée de ma main et je m’y suis attaché.

Vous parlez aussi souvent des femmes et de ce qui leur arrive.

Là c’est tout simple, je crois que je n’échappe pas au transfert. Mes personnages principaux sont souvent des femmes, dans Tangente j’ai voulu équilibrer le casting, il y a autant d’hommes que de femmes, je crois. C’est un choix tout naturel que de mettre un peu de soi dans nos héros, pourquoi aller à contre-courant ? L’instinct est très précieux en matière de création. Je ne parle pas des femmes pour parler des femmes, j’ai un regard plutôt neutre sur les choses. Les faits parlent d’eux mêmes. Si je dessine une femme en train de se faire frapper, je n’ai pas besoin de tenir un propos, de même si je dessine un homme trompé ou insulté par sa femme. J’ai, comme beaucoup d’entre nous, été témoin de scènes de maltraitance physique ou d’humiliation, ce sont des choses qu’on n’oublie jamais, les mettre dans les livres est une manière de m’en libérer, de les partager. Après tout, cela nous regarde tous, pourquoi les garder pour moi ?

(c) Des ronds dans l’O

La mort est également très présente, et elle est plutôt angoissante.

Rien ne me questionne plus que notre existence, notre condition. La mort est indissociable de l’histoire des Hommes, de même, la solitude, l’abandon, l’amour, l’imagination, l’enfance… Il y a tellement à dire sur notre expérience de cette improbable chose qu’est la vie. Tous les jours je constate que vivre m’étonne. Je n’en reviens pas et c’est un mélange d’enchantement et d’angoisse car, je réalise que malgré toute la diversité, la complexité de ce que nous sommes, le temps qu’il nous faut pour grandir et s’accomplir, tout cela peut s’arrêter soudain, sans prévenir, sans qu’on ait le temps de se dire au revoir à soi-même en quelque sorte, ni aux autres d’ailleurs… C’est très angoissant quand on y pense ! Le mieux pour se tirer de là est encore d’avoir le sens de l’humour.

Comme dans la vie, il y a aussi la sexualité dans Tangente...

Ah, oui ! Tiens, j’ai oublié de le mentionner plus haut, la sexualité bien sûr, vaste sujet ! Je me demande s‘il n’est pas plus angoissant que la mort… Pas pour tout le monde, ça va de soi…

(c) Des ronds dans l’O

Vous demandez un effort au lecteur... Notamment avec le décalage entre le texte et l’image. Vos bandes dessinées peuvent être qualifiées d’auteur(e) car vous y apportez beaucoup de vous-même. D’où vous vient cette exigence et ce besoin de vous exprimer ?

Mon expérience personnelle fait qu’enfant, j’ai passé beaucoup de temps seule. Ce temps me paraissait interminable et, progressivement, j’ai remis en question les adultes, jusqu’au point le plus petit, j’ai réduit en poussière tout ce qu’ils me racontaient pour donner l’illusion d’une morale. Me sentant mise de côté, je n’ai plus accordé aucun crédit à leur discours. Je m’en souviens très bien, je les regardais vivre, et je ne voulais devenir comme aucun d’eux. Si bien que mon univers est devenu un désert, qu’il a fallu repeupler… Ensuite, en grandissant, j’ai rencontré des gens que j’avais envie de faire marcher sur mon désert et qui ont contribué à le faire fleurir. Et puis j’ai gardé ce qu’on m’a donné et qui en vaut la peine, comme le plaisir de peindre de mon grand-père, l’humour et l’imagination de mon père…

Quels sont vos prochains projets en bande dessinée ?

Je travaille en ce moment sur un roman écrit par un jeune poète russe en 1840. Mickaïl Lermontov a été exilé dans le Caucase où il est tombé amoureux de la montagne et des montagnards. La résistance à l’envahisseur de ces derniers et leur proximité à la nature en font des indomptés. Le jeune poète est mort en duel à 27 ans, à cette époque on mourait en duel pour une petite querelle, un désaccord, l’orgueil était blessé pour un rien, c’est dire combien l’amour propre devait prendre de place… Dans le roman, le héros est provoqué en duel et en réchappe grâce à un tour de passe-passe improbable, l’auteur n’aura pas eu cette chance, encore une histoire de transfert…

Je voulais faire une bande dessinée d’aventure, mais je ne sais pas écrire ce genre d’histoire. J’ai découvert ce grand auteur et son roman original, puisqu’il est composé de cinq nouvelles où dans chacune d’elle un personnage différent parle du héros, jusqu’au héros lui-même à travers son journal… Face à ce texte, je n’ai pas eu le cœur d’écrire, mais l’idée de m’y plonger complètement avec le dessin m’a enchantée !

Et puis j’ai un projet en couleurs, j’en suis au stade de l’écriture… Le personnage (homme ou femme ? Surprise !) veut devenir artiste dans une époque de désert culturel (quelle idée !). Où puisera-t-il son inspiration ? Comment sortir de Brassens, Gainsbourg, Ferrer, quand on veut être un poète aujourd’hui ? Comment être un peintre sans bohême ? Qui aurait été Modigliani s’il avait touché le RMI ? De grandes questions… Il y a du pain (dur) sur la planche…

(par François Boudet)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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