Comment classe-t-on les œuvres d’art ? Telle est la question pour Ila Gardner dont le travail consiste à catégoriser le patrimoine français depuis que les troupes nazies occupent Paris. Première, deuxième et troisième classe. Oui, non, Peut-être. Et les œuvres de partir, rester, être protégées ou abandonnées. "Ce n’est pas un catalogage, c’est une condamnation", comme elle le formule elle-même.
D’autant que cette logique transpire hors du musée, contamine l’ensemble de l’existence d’Ila. Comment classe-t-on les relations affectives, les sentiments ? Être amoureuse, ou ne pas l’être. Trouver un intérêt dans un commerce avec autrui, ou le mener sans savoir pourquoi.
Et en dernier ressort, bien évidemment, du fait du contexte historique dans lequel s’inscrit cette aventure : comment classe-t-on les gens ? Interrogation qui constitue le véritable point aveugle du récit, son centre de gravité (presque) jamais frontalement énoncé, demeurant allusivement posé, autour duquel tourne pourtant toute la dramaturgie de l’ouvrage.
Avec, peut-être, comme réponse, une autre question, à laquelle se confronte Ila : comment cache-t-on, œuvres d’art, sentiments et personnes recherchés ?
Stuart Immonen est, dans l’univers du comics mainstream, l’un des dessinateurs les plus courus des vingts dernières années. Il a ainsi officié aussi bien chez DC que chez Marvel, sur l’ensemble des grandes séries de ces deux éditeurs, son trait donnant vie à une grande partie des héros majeurs de notre époque : Superman, les X-Men, the Avengers, Captain America, les Quatre Fantastiques, Spider-Man, Thor, etc. Sa femme, Kathryn Immonen, scénariste, a également œuvré dans le mainstream, notamment à la Maison des Idées.
Si tous deux ont déjà collaboré ensemble par le passé, sur Hellcat par exemple, ils offrent là un récit aux antipodes de leur aire d’expression habituelle, super-héroïque. Liberté prise par les auteurs, trouvant à s’exprimer outre-Atlantique chez l’éditeur Top Shelf, chez Vent d’Ouest par chez nous.
Graphiquement, le dessinateur canadien opte pour un trait simplifié à l’extrême, quasi naïf (et qui pourrait évoquer nombre d’auteurs de la BD indépendante de nos contrées), émergeant à peine de vastes étendues en noir et blanc, le tout porté par un découpage traditionnel relevant du gaufrier.
Une forme d’épure qui met en relief la finesse de la narration. Se déploie ainsi un récit beau, sensible et intelligent, porté par des dialogues élégants cherchant à faire affleurer les non-dits, à déjouer les interdits [1]. L’implicite s’érige en mètre-étalon et, à sa mesure, l’art, les émotions et l’Histoire ne peuvent être, en fin de compte, qu’effleurés.
Comme l’on croit parfois être frôlé par un fantôme, il y a dans ce Clair-Obscur quelque chose qui risque de longtemps hanter le lecteur.
(par Aurélien Pigeat)
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Clair-Obscur (titre original : Moving Pictures). Par Kathryn et Stuart Immonen. Traduction Benjamin Rivière. Vent d’Ouest. Sortie le 9 avril 2014. 144 pages. 15,50 euros.
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[1] Une ambivalence pèse ainsi naturellement sur le propos, dans les échanges, dont la traduction de Benjamin Rivière tente manifestement de rendre compte, comme à travers le jeu entre tutoiement et vouvoiement qui rythme les passes d’armes entre les deux protagonistes principaux.