On se souvient de la scène de Rabbi Jacob où Louis de Funès apprend que son chauffeur est juif : "Vous, Salomon, vous êtes... juif ?!?" s’exclame-t-il éberlué. On peut se poser la question pour Gotlib : pourquoi le Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme accueille-t-il cet auteur de bande dessinée majeur qui se déclare volontiers athée et qui a, vis-à-vis de la religion une attitude des plus critiques ? Qu’y a-t-il de juif chez Gotlib ?
"Ce qui m’intéresse dans cette exposition que l’on a conçue avec la complicité de Gotlib, nous dit Anne-Hélène Hoog, la commissaire de l’exposition, c’est de réfléchir sur la question de savoir qui est cet artiste parce quand on voit les choses imprimées, on est dans une première préhension, mais quand on regarde le parcours de cet homme depuis son enfance, on voit qu’il poursuit toute sa vie des thèmes, des sujets, qu’il se trouve des amitiés et des complices dans une production exponentielle, bluffante de talent, qui va l’émanciper sans que jamais il ne se compromette, ni abandonne son goût pour la satire, de la parodie, son sens du retournement et de l’inversion. C’est inhérent à Gotlib.[...] Gotlib vient d’une famille de juifs hongrois, ce qui explique que Gotlib parle le hongrois car il est né dans cette famille magyarophone. On parlait yiddish dans les campagnes mais dans les milieux où il avait de l’instruction, on parlait les deux langues."
Chacun de ses deux parents ont immigré à Paris dans les années 1920. Ils s’y sont mariés et ont deux enfants : Marcel, l’aîné, et sa petite sœur. L’officier d’immigration retranscrit mal le nom original de son père, Ervin Gottlieb, le second "t" disparaissant de son patronyme. Lorsqu’il choisira son pseudonyme, Gotlieb éludera le "e", comme dans un célèbre roman de Georges Perec.
Les origines juives, certes, mais encore ? "Pour expliquer où est le Paradis perdu de Marcel Gotlieb, sur lequel il ne cessera de revenir, il faut parler de cette enfance extraordinaire qu’il a eue jusqu’en 1942, au moment où son père est arrêté " nous dit Anne-Hélène Hoog. Les nazis le déportent à Drancy, puis à Blechhammer (Haute-Silésie) ; Ervin survit à la Marche de la mort, fin janvier 1945, avant d’être assassiné à Buchenvald en février de la même année. Le jeune Marcel passe la guerre caché dans une famille d’accueil.
Paradis perdu
Ce sont en effet ses récits d’enfance qui sont le plus signifiants quant à sa judéité : La Coulpe (1973), dans L’Écho des savanes N°3, où il découvre le sens de l’expression "humour grinçant" arborant sur la poitrine une étoile de David, Au Square (1970), où les pelouses vertes lui sont interdites, La Chanson aigre-douce (1969) une page de la Rubrique-à-Brac créée à la naissance de sa fille et qui évoque son enfance cachée pendant l’Occupation chez un couple qui le battait, ou encore Manuscrit pour les générations futures (1968), une page de la Rubrique-à-Brac encore qui préfigure métaphoriquement Maus où des rats, en butte à l’hygiénisme des autorités, se trouvent exterminés au gaz, avant d’être déportés de Baltard à Rungis et définitivement exterminés : "Je la transcris d’après la tradition orale, afin de perpétuer le souvenir du Paradis perdu" écrit le narrateur.
Le parcours de l’exposition part des débuts, où l’on découvre ses rédactions et des premiers dessins, ses premières publications (des livres pour enfants), enfin sa longue collaboration avec Vaillant et Pif, où il crée son personnage de Gai-Luron et fait ses gammes, sa rencontre avec René Goscinny qui lui ouvre les portes de Pilote, la fondation de L’Écho des savanes avec Mandryka et Bretécher et la création de Fluide Glacial.
C’est une noria de 176 œuvres originales dont près de 160 n’ont jamais été montrées au public qui attend le visiteur, où se déploie un art insensé du trait d’une netteté et d’une invention éblouissantes. Ces planches, que l’on lit et relit avec plaisir, s’accompagnent de documents exceptionnels comme cette lettre manuscrite adressée à René Goscinny le 30 mai 1971 où Gotlib, à quelque mois de quitter Pilote pour fonder L’Écho des savanes, écrit : "Je ne puis m’empêcher de me mettre à votre place et d’imaginer ce que peut représenter la direction d’un tel journal, avec tout ce que cela implique d’agréments et de satisfactions, mais aussi -revers de la médaille- de déceptions, difficultés, couleuvres à avaler, le tout débouchant à coup sûr sur la solitude..."
Prévoyez du temps pour visiter l’exposition car à côté de ces passionnantes cimaises, se trouvent des cellules où l’on peut visionner de nombreuses vidéos de Gotlib : interviews, documentaires, projets cinématographiques. Au parcours historique succède un parcours thématique : pastiches, parodies, absurde, censure...
Il aboutit à quelques planches de God’s Club (1972) où l’auteur marque sa distance avec les religions en représentant les dieux et leurs représentants (Wothan, Jésus, Bouddha, Mahomet...) méprisants pour les hommes...
Cette ouverture d’esprit de la part d’une institution juive a ses limites : Nous n’y avons pas vu de planches de Hamster Jovial ou de Pervers Pépère, ni aucune de ces pages scatologiques que Gotlib affectionne tant (le catalogue, cependant, est beaucoup plus explicite que les planches présentées) ; on ne se penche pas davantage sur sa psychanalyse, pourtant centrale dans l’explication de son œuvre après 1970. Le lien est fait entre Mad et Pilote, un peu moins entre l’Underground américain et L’Écho des savanes, la sexualité n’étant pas un sujet dans un tel musée.
Mais le lieu ne permettait pas, de toutes façons, une évocation aussi exhaustive. "Cela laisse la place pour faire une grande exposition rétrospective ailleurs" conclut, philosophe, Anne-Hélène Hoog en souriant.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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Les Mondes de Gotlib, du 12 mars - 27 juillet 2014 au Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme, Hôtel de Saint-Agnan - 71 rue du Temple - 75003 Paris.
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