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Jean-Yves Mitton ("Vae Victis / Chroniques Barbares / Alwida") : « Dessiner est à chaque fois une récréation et une recréation »

Par Jean-Sébastien CHABANNES le 4 décembre 2018                      Lien  
Alors que le second tome de sa série « Alwida » vient de paraître (avec la même discrétion que le premier volume), cela faisait longtemps que nous avions envie d’aller à la rencontre du dessinateur Jean-Yves Mitton. Cet auteur généreux et talentueux est très célèbre pour ses dessins de super-héros, mais c’est plutôt sur le dernier volet de sa carrière prolifique que nous voulions l’interroger. Cette démarche peut s’apparenter à un complément de son livre « Entretiens » (de 1999) où ses dernières créations pour l’éditeur « Soleil » sont pratiquement écartées. Son lectorat, fidèle, s'était habitué à un rythme de travail régulier et très productif sur cette période. Mais depuis, Jean-Yves Mitton semblait ne plus donner de nouvelles. En réalité, il n’a visiblement pas l’intention de poser son crayon...

La guerre des Gaules, revisitée par Mitton et Ramaïoli, c’est une grande idée ! On n’avait plus vu ça depuis l’Histoire de France en B.D. chez Larousse.

Effectivement oui ! Rocca (Georges Ramaïoli donc) et Mourad Boudjellal de la toute nouvelle maison d’édition « Soleil » m’ont contacté au festival de Hyères en 1987 ou 1988 pour me proposer « Vae Victis ! », série qui devait être développée sur 9 volumes. Ça a tellement bien marché que l’éditeur nous a dit « Vous pouvez continuer tant que vous le voulez » et donc nous sommes allés jusqu’à quinze albums, jusqu’à Alésia en -52. Notre fil rouge c’était « Bellum Gallicum », les commentaires de César sur la guerre des Gaules. On l’a suivi presque à la lettre et on a rempli les zones d’ombre avec le romanesque, en faisant intervenir des personnages secondaires. Ce qui est le jeu dans les histoires à suivre...

Jean-Yves Mitton ("Vae Victis / Chroniques Barbares / Alwida") : « Dessiner est à chaque fois une récréation et une recréation »

Et j’ai réussi à mener « Vae Victis ! » tout en créant aussi chez Soleil « Chroniques Barbares », « Les Survivants de l’Atlantique » et « Quetzalcóatl » chez Glénat. J’avais donc plusieurs casquettes et à l’époque je livrais 3, voire parfois 4 albums par an. J’ai eu plusieurs coloristes : Brigitte Findakly, Jocelyne Charrance, Chantal Chéret (une amie malheureusement décédée...) et on a réussi à mener tout ça à bien, comme un long fleuve tranquille. Grâce à Jules César et à cette guerre qui aura duré six ans ! Sept ans même, un an de plus après Jules César.

Le premier à se cultiver (avant les lecteurs), c’était moi, votre serviteur ! Georges Ramaïoli m’avait fourni beaucoup de documentation. De mon côté, le latin m’a beaucoup servi pour lire carrément « Bellum Gallicum » dans le texte en latin car il y avait les plans de siège et les plans de guerre de Jules César. Je me le suis procuré ensuite en français mais il n’y avait plus dans cette version tous ces plans. Il faut savoir que les sièges duraient parfois six mois ou presque un an même, comme le siège d’Avaricum (Bourges) ou celui de Cenabum (Orléans). On aurait presque pu aller jusqu’à vingt albums (Mourad nous disait « Allez, allez ») mais il fallait une fin et Alésia c’était très bien pour finir. Il nous a aussi presque fallu réinventer le prince Celtill des Arvernes (Vercingétorix) car finalement on ne sait rien de lui. On a très-très peu de documentation sur les gaulois. Les gaulois n’écrivaient pas (ou alors c’était réservé aux classes aristocratiques et aux druides) et donc la seule documentation nous vient des romains eux-mêmes. On était donc obligés de s’en tenir aux textes de Jules César. On a d’ailleurs pu constater qu’il amplifiait lui-même la force des gaulois pour s’attribuer encore plus de gloire à les vaincre. C’est ce que font généralement tous les généraux dans toutes les guerres et ça, on s’en est servi. Le tout était de trouver des personnages secondaires qui arrivent et repartent au bon moment pour relancer à chaque fois l’action. C’était là le jeu !

Comment faites-vous pour dessiner des guerriers gaulois et des légionnaires romains aussi bien campés ? Réalistes et crédibles.

La crédibilité, c’est bien là toute la difficulté ! Par exemple, il faut savoir que par beau temps, les gaulois attaquaient nus pour impressionner leurs adversaires, pour montrer qu’ils n’avaient pas peur. De plus, nous savions que les romains copiaient énormément sur la panoplie guerrière des gaulois. Les romains se sont mis à mettre des braies en hiver, c’est-à-dire des pantalons jusqu’à mi-mollet. Ils ont aussi copié les casques avec ces protège-nuques et avec aussi des pare-joues qui couvraient presque tout le visage des gaulois. Tout cela n’existait pas au début chez les légionnaires romains. Ces éléments que nous avons su utiliser ont donné un caractère crédible à notre travail. Mais attention, ça reste de la bande dessinée, ce n’est pas un livre d’histoire ! Certains professeurs d’histoire nous ont adressé parfois des reproches. Mais tout cela s’est passé il y a plus de 2000 ans, personne ne viendra nous faire un procès...

Pourquoi cette alternance de coloristes justement ? De qui êtes-vous le plus content entre Brigitte Findakly, Chantal Chéret, Sophie Balland et Jean-Jacques Chagnaud ?

J’ai toujours livré mon travail en noir et blanc car un jour ou l’autre, on peut être diffusé en noir et blanc, comme pour un journal. Et c’est arrivé chez "Soleil" d’ailleurs : ils avaient compilé les cinq premières histoires dans un très-très beau volume. Mais ça c’est ma vision à moi car depuis mes début, j’ai toujours travaillé comme ça à travers des périodiques ou des mensuels. Et j’ai une confiance aveugle en mes coloristes, même si parfois le résultat peut être moyen. Oui, parfois on peut être déçu mais le plus souvent c’est plus pour une question d’ambiance que sur un point de détail. Attention, l’herbe en Provence n’est pas aussi verte qu’en Bretagne. Les arbres ne sont pas les mêmes. Quand je dessine une bataille avec des galères sur l’Atlantique, attention, la mer n’aura pas la même couleur qu’en Méditerranée. Je veille aussi à ne pas trop appuyer la couleur pour préserver le dessin en noir et blanc. Et malgré tout, je pense que le travail a été bien fait globalement.

Les coloristes sont très demandés et travaillent de manière alternée entre les graphistes. Ils ne restent jamais plus de trois ans sur une même série. Ils sont sollicités ailleurs et moi j’ai quand même réussi à me limiter à quatre coloristes sur toute la série. Aujourd’hui, je fais surtout appel à Jocelyne Charrance qui n’habite pas très loin, dans la Drôme et je trouve qu’elle fait un excellent travail. Il faut aussi s’appliquer sur les couleurs de la couverture car tous les éditeurs vous le diront : la couverture d’un album, c’est 50% des ventes. Donc il faut vraiment s’appliquer sur la couverture et là je crois que "Soleil" a fait du bon travail. Et puis vous savez, les coloristes évoluent aussi, c’est comme les dessinateurs. Parfois c’est même une régression avec des problèmes concernant la vue qui baisse. Mais le plus important dans tout ça, c’est de ne pas tomber dans la routine et que chaque album ait sa propre personnalité.

Vous dessinez des scènes de batailles incroyables, avec beaucoup de furie. C’est un régal pour le lecteur.

Oui parce que mine de rien et très modestement, on est quand même à Hollywood : il faut mettre le paquet ! Et ça coûte moins cher que la mise en scène cinématographique. Quoique maintenant, avec les effets spéciaux... Mais dans la BD il n’y a pas d’effets spéciaux, on ne peut pas tricher. Le centième guerrier, celui qui est tout au fond, loin derrière les premiers lanciers, il faut le représenter ! Même en silhouette mais il faut le dessiner. Quant aux scènes de siège, je ne pouvais rien inventer. Je dois d’ailleurs reconnaître que la documentation Larousse m’a beaucoup aidé. Par exemple, les crochets qu’on jette d’une galère sur une autre pour la tenir, ça vient des grecs. Il faut savoir que les romains s’inspiraient beaucoup des grecs à tous points de vue : la stratégie, la tactique, les armes. Ils ont à peine, à peine fait évoluer... Et donc, quand j’allais lire ma documentation sur les grecs, je savais très bien qu’en moins 58, les romains allaient s’en inspirer énormément. A tel point que César lui-même jouait à Alexandre le grand et qu’il portait le même casque que lui. Autre exemple : à un moment dans un de mes albums j’ai ajouté quelque chose qui n’est jamais cité dans les livres d’histoire : Jules César se sert d’une grosse lentille, un peu comme une loupe pour voir au loin. J’ai fait ça parce que les grecs s’en servaient et il était donc naturel que les armées romaines s’en soient aussi servis à leur tour par la suite.

Il n’y a pas grand monde capable de représenter comme vous de telles mêlées de guerriers, de telles scènes de combat.

Si, Victor De La Fuente peut-être, je l’avais rencontré d’ailleurs une fois. Comme Hermann, cela fait partie des auteurs que j’admire mais en réalité je regarde assez peu ce que font les autres. Je ne suis pas un lecteur de B.D. Même mes propres albums je les relis une fois et ensuite je ne fais plus que les re-parcourir. Vous savez, quand on dessine, on essaye soi-même de s’intégrer dans la scène de bataille ! Comme un témoin ! Là, on sait qu’on ne peut pas tricher. Ces légionnaires romains qui sautent d’une galère avec tout leur armement pour rejoindre la plage (un peu comme un débarquement en Normandie en 44), automatiquement il y a des noyés ! Et l’adversaire qui est en face, lui il n’attend pas posément. Il se sert d’arcs et d’armes un peu spéciales, comme d’énormes arbalètes qui peuvent tirer des flèches enflammées sur les galères. On ne peut pas tricher avec tout ça et c’est aussi le plaisir de la mise en scène. J’avais beaucoup plus de plaisir à dessiner des scènes de bataille que des gros plans sur les personnages. Le plaisir est là car on se met soi-même comme témoin au milieu de la bataille. Et je pense que les cinéastes font la même chose. Je suis sûr que certains se déguisent pour être avec les acteurs dans la bataille. Sinon on tombe dans la pédagogie un peu triste de l’école ou du livre d’histoire. Tricher, c’est dessiner deux cavaliers en premier plan, mettre des nuages derrière et puis crier « A l’attaque ! ». Il ne faut quand même pas prendre le lecteur pour un niais. Lui aussi veut participer à la bataille et on doit l’empêcher de s’endormir en lisant nos albums. Dessiner un duel ou un commando contre un autre commando, ça ne pose pas vraiment de problèmes pour représenter tout ça. Mais quand on doit dessiner 150 galères romaines contre 3 000 gaulois, là, il ne faut vraiment pas tricher ! Et il faut aussi se mettre à la place du lecteur lambda qui va regarder votre nouvel album en diagonale au moment d’acheter.

En regardant certaines planches, on est presque fatigué à votre place de tout ce que vous avez eu à représenter.

Vous savez, il y a aussi des stratagèmes chez un graphiste. On utilise souvent les mêmes mouvements que je reprends à la table lumineuse... mais à l’envers ! Le lecteur peut s’y tromper sur une attaque puis une contre-attaque. Je vais retourner alors mon dessin d’une attaque sur la table lumineuse pour dessiner la contre-attaque. Mais il faut faire attention parce que les droitiers deviennent gauchers. ( Rires ) Remarquez, il faut de tout pour faire une armée ! Le trot d’un cheval, son pas, un cavalier désarçonné qui tombe à terre... tout ça, même sans crayonné, ce sont des choses que je peux transformer assez facilement. Et je crois que les cinéastes font la même chose. Ce sont des trucs de dessinateurs. Moi, la table lumineuse, je m’en sers énormément pour faire de la mise en scène. Et si le lecteur ne s’en rend pas compte, c’est que c’est réussi. De même que faire une bataille sur un fleuve, c’est pratique. Certains se noient et ça évite de devoir les dessiner en entier. Il n’y a rien de plus difficile que je devoir dessiner des personnages en pied. Et mine de rien, encore plus difficile à dessiner, ce sont les cadavres. Il est très difficile de dessiner quelqu’un raide-mort (c’est un terme parfaitement approprié). Dans les peintures de la Renaissance, ils donnent un aspect un peu voluptueux aux morts. Mais en fait, non ! Un mort est mort, il ressemble alors plus à un tronc d’arbre qu’à un être humain à ce moment-là. On peut alors utiliser une cape pour envelopper un cadavre ou empiler des corps morts pour faciliter le travail. Ce sont des stratagèmes de graphistes et on y arrive très vite quand on s’entraîne.

De la violence, de la fureur, du sang et du sexe, ce sont des éléments qui vous caractérisent. Un peu réducteur ?

Oui mais la guerre ce n’est pas autre chose ! Par contre, il y a aussi des moments de repos, il faut penser à tous ces gens qui vont au campement le soir. Il y a les blessés et les services de secours qui existaient des deux côtés.

Et puis chaque bataille est différente, le cadre est différent. On peut aussi faire intervenir des chars car ça a aussi un côté très spectaculaire (et en BD il ne manque que le bruit). Les stratégies sont différentes aussi entre les batailles. Pour un dessinateur, il va s’avérer très difficile de dessiner une manipule romaine en forme de carré parce qu’on sent bien qu’il y a quelque chose de raide là-dedans. C’est fait exprès d’ailleurs (comme pour un char d’assaut moderne). Or il faut bien lui donner de la vie à cette manipule romaine hérissée de lances quand on la dessine ! Comment faire ? C’est un vrai challenge que le dessinateur doit remplir. La manipule doit à la fois être raide (c’est sa raison d’être) et en même temps, il faut garder la souplesse des êtres qui la composent. Je vais alors mettre un bouclier un peu plus haut, un autre un peu plus bas. Dessiner aussi des gros plans de temps en temps, ça permet d’amener un peu de repos à l’œil du lecteur. Un gros plan pour crier « En avant ! », « A l’attaque ! », « Reculez ! », « Attention, l’ennemi arrive sur notre gauche ! »... Tout ça pour donner un souffle, comme une respiration à la lecture. Et hop, on revient ensuite à la scène de la bataille ! Je crois que j’ai dessiné ainsi plusieurs batailles pour chacun des albums de « Vae Victis ! ». Je me souviens par exemple que le siège d’Avaricum a été très difficile à dessiner, on n’avait aucun plan de cet oppidum, aucun dessin de la forteresse elle-même (c’était la ville de Bourges). On y trouve aujourd’hui des restes, ce ne sont souvent que des pieux mais les archéologues arrivent à imaginer. Et nous, nous nous servons du travail des archéologues. Moi-même je suis allé sur certains sites. Les habitats gaulois, je les dessine par exemple en pierre apparente pour bien les distinguer des autres constructions romaines (qui étaient aussi en pierre mais avec du mortier). Il faut savoir qu’aujourd’hui, on restaure des sites du Moyen-Âge avec de la pierre apparente (parce que c’est très joli et que ça fait ancien) mais c’est complètement faux ! C’était bien de la pierre mais tout était recouvert de mortier. De même que les toits gaulois étaient faits de bois et de chaume au tout début mais très vite ils ont adopté la tuile romaine. Cette fameuse tuile qu’ont retrouve encore aujourd’hui et surtout chez vous dans le sud.

Sang et sexe : est-ce que ça amène des lecteurs ou ça fait plutôt fuir les éditeurs ?

Non, non ! "Soleil" ne nous a jamais censurés. Une ou deux fois, je me souviens que Mourad nous avait dit « Attention, c’est grand public, il ne faut pas trop exagérer les orgies ». Bon... eh bien, je me suis retenu. Mais un légionnaire au premier plan avec le bras tranché, je le dessine car c’est la vérité et la dure cruauté de toutes ces guerres qui se ressemblent. C’en est même parfois de la cruauté gratuite : on achève, on torture. En tant qu’auteurs, on ne peut pas passer à côté. Mais en même temps, pour compenser, il y a ce personnage de Milon qui est médecin (Milon l’étrusque, le tout premier compagnon amoureux d’Ambre) et qui intervient sur les champs de bataille. Lui ne se bat pas. Il est là justement pour constater avec le lecteur toute l’horreur de la guerre sur les champs de bataille. Il soigne les membres coupés et vit dans cette horreur. Vous savez, je crois qu’aujourd’hui, un obus moderne fait autant de dégâts à lui tout seul.

Certaines scènes sont très dures, le lecteur doit se détacher des héros. Il m’a fallu attendre un certain âge pour arriver à lire les premiers Vae Victis !

Dans certains films ou certains romans, il y a pire ! Aucune guerre ne passe à côté de la cruauté et donc il est vrai qu’il faut soi-même évoluer. Mais à nous de faire que la représentation de la cruauté ne soit pas gratuite. On ne fait pas ça pour heurter le bourgeois, comme on dit, mais bien pour montrer la véracité d’une bataille. Et ce qu’il reste à la fin sur un champ de bataille, c’est l’horreur. Et en plus à l’époque, la religion des deux côtés a rajouté à cette cruauté. Une jeune femme enceinte considérée comme traîtresse était torturée et éventrée. Mais les gaulois n’ont pas inventé ça ! Je suis sûr que bien avant eux, dans les cavernes, c’était la même chose. C’est au dessinateur de trouver des astuces pour le montrer sans tomber dans le "gore". Le seul fait de brandir un couteau en disant « Nous allons l’éventrer », c’est déjà très fort (même si Ambre est sauvée à la fin comme Blanche-Neige). (Rires) Et c’est donc à nous d’éviter que le lecteur ne se censure lui-même ! C’est ce que vous avez failli faire à 18 ans. Car le lecteur en effet est lui-même censeur (je ne parle pas des parents, eux, c’est leur rôle). Vous avez jugé par vous-même et tant mieux si vous n’avez pas arrêté de lire la série pour cette raison-là. Mais pire que la cruauté, je pense qu’il y a la violence mentale. L’ascendance des druides sur leur peuple était terrible, comme n’importe quel sorcier de toutes les religions. Les Comanches et les Sioux, c’était pareil. Tout le monde a fait pareil. Donner une note religieuse, dire que c’est au nom des dieux, je trouve que c’est encore pire car il y a un chantage mental qui se fait. Et moi, sur ces points-là, j’ai tendance à forcer la dose car il faut engager le lecteur. Il faut qu’il soit partie prenante de notre histoire. Il faut qu’il ait peur, il faut que ça l’empêche de dormir... comme ça l’a fait pour vous quand vous étiez plus jeune. Il faut qu’il y ait des cauchemars ! Sinon on retourne à l’Histoire de France en B.D. chez Larousse où certaines vignettes ressemblent presque à des vitraux de cathédrale... Il faut réellement montrer tout ça sinon notre histoire ne sert à rien, ça n’en vaut pas la peine.

Dessin de l’auteur réalisé pendant l’interview

Cependant, en tant que dessinateur, je fais attention et je mise aussi sur le fait que les parents ne doivent pas donner n’importe quoi à lire à leurs enfants. A 18 ans, on peut encore être un enfant dans la tête ou avoir gardé un esprit boy-scout ou être très moraliste. Mais c’est aussi le bon âge pour changer car les réalités de la vie sont là. De nos jours, le chômage aussi est une chose terrible. Il ne faut pas cacher tout ça mais on peut l’atténuer pour que ça se devine. Dans mes dessins, vous remarquerez que cela se passe parfois en coulisse. On devine, on entend des cris. Une main coupée suffit, pas besoin de voir le type en train d’agoniser ou de "pisser le sang".

Est-ce que vous participez au scénario concernant « Vae Victis » ?

Ramaïoli m’a laissé une liberté totale, y compris sur les dialogues ! Lui avait tendance à faire de l’histoire avec un grand "H". Pas comme Larousse dans les années 70 mais une histoire compassée, assez tranquille. Moi j’y ai rajouté la fureur et il m’a dit « Allez, ok, vas-y ! ». Et plus ça allait, plus ça marchait, plus ça se vendait. Ramaïoli me laissait faire mon rôle de cinéaste. Un peu comme un journaliste qui irait en Syrie et qu’on laisserait libre de filmer toute l’horreur. Ensuite... on n’est pas obligés de le regarder ni de le passer à la télé à vingt heures. Là encore, si on prend sa part d’adulte, on sait surmonter tout ça. Et il vaut mieux le lire que le vivre, n’est-ce pas ? Je le redis : j’ai vu des B.D. bien pires d’un point de vue "gore". Pire, à la FNAC, ces albums ne sont même plus à deux mètres de hauteur pour empêcher les enfants de les prendre. Ils ne sont plus sous plastique. Donc, ce ne sont ni aux gendarmes ni aux curés de donner des conseils aux enfants mais c’est bien les parents. Et c’est pareil vis-à-vis des personnes sensibles !

Pour en revenir à la question, pour les scènes de bataille par exemple, le scénariste me livrait un story-board à grands traits : les ennemis arrivent à gauche, la contre-attaque part de la droite. Beaucoup de texte "Off". Dans le dessin même, pas dans les bulles. C’est une manière de décrire ce qu’il se passe et avec des flèches pour dire « Lui, c’est Brennus, lui c’est Vercingétorix, lui c’est le stratège romain Labienus » etc. Et puis à partir de là, il me laissait faire. Ce sont deux imaginations, non pas l’une contre l’autre mais qui marchent ensemble.

Quel est selon vous le meilleur album de « Vae Victis » ou les meilleurs passages ?

Non, j’aimais tous mes albums de « Vae Victis ! » ! J’étais sur le même rythme, lancé au galop. Je ne peux pas avoir une appréciation personnelle, ce n’est pas le rôle d’un auteur. L’appréciation vient du lecteur. Ceci dit, j’aimais bien les scènes où Ambre était amoureuse, quand elle n’était plus une guerrière et qu’elle redevenait femme.

Ce qui est intéressant avec une jeune héroïne, c’est qu’elle ne se sert pas de ses muscles. Il n’y a rien à faire, Ambre, ce n’est pas un mec macho. Elle va se servir d’autres armes comme la malignité, l’opportunisme, le charme. Il fallait qu’elle s’en serve et c’est pour ça qu’elle est jolie, ça passe mieux bien évidemment. Ce qui ne l’empêche pas d’être entourée de matrones non plus... Mais une jeune femme ne peut pas accomplir les mêmes choses qu’un solide guerrier. Et à ce titre, les scènes où elle s’adoucit sont intéressantes pour moi. Quand Ambre tombe amoureuse et redevient une vraie jeune femme... C’est tout juste si elle ne vas pas se mettre à faire la cuisine ou de la couture... (Rires) Et puis d’un seul coup, la guerre la rattrape ! C’était pour moi les moments les plus pointus, les plus intéressants à dessiner parce qu’il y a une sorte de calme, de sérénité... Et je sais alors très bien que ça signifie le calme avant la tempête ! La page d’après, d’un seul coup, tout s’écroule ! Combien de fois ça a dû arriver qu’une femme accouche au plus fort de la bataille. On retrouve ça même dans les films de John Ford avec des Comanches qui tournent autour du fort. C’est presque un thème récurrent pour tous les films romanesques et peut-être plus particulièrement dans les westerns. Et bizarrement, il y a toujours de l’eau chaude, arrivée à point nommé, pour soigner. (Rires) On s’est servi finalement des stéréotypes de toute histoire romancée et on n’a fait que forcer la dose. Parce qu’on travaille pour une clientèle de plus de 16 ans. Oui, « Vae Victis ! », ça ne peut pas être avant l’âge de 16 ans... minimum !

Je ne lis mes histoires en entier qu’avant de livrer les planches de l’album, qu’une fois que tout est fini. Ma femme lit aussi pour voir s’il n’y a pas des petites choses à corriger, des imperfections, des incompréhensions ou pour retirer des banalités dans mes dialogues. Je retouche alors à la gouache blanche pour ne pas que ça ressorte à l’impression. Mais une fois expédié, j’oublie mon album et donc il n’y a pas de préférence.

D’une manière générale, l’histoire d’Ambre est presque comme une enquête policière puisqu’elle recherche ses origines. Elle quitte Rome, elle se libère de l’esclavage, elle part sur les routes et se lie à Milon le médecin. Milon lui, est un personnage étrange qui aime se montrer nu, qui attire la foudre. Il est presque fantastique. Milon est pour moi le personnage le plus intéressant car c’est une personnalité trouble. Lui, c’est mon personnage préféré ! Il nous ressemble, ce n’est pas un guerrier, ni un héros et encore moins un super-héros. On le voit rarement se battre mais il est quand même très fort à l’arc et la flèche. Il se sert parfois de son bâton mais il ne participe à aucune tuerie (si ce n’est quand il faut défendre Ambre). Milon est donc un personnage qui rejoint le lecteur lambda. Il nous ressemble car nous sommes tous, nous aussi, des personnages relativement troubles ! (Rires) On est tous pris entre la peur et l’héroïsme. Milon est un "véhicule" intéressant à emprunter pour des auteurs vis-à-vis des lecteurs. Les autres personnages sont un peu plus abrupts. C’est une époque où les sentiments passaient loin derrière : la violence et la religion d’abord ! Et pour ça, les romains étaient pires que les gaulois : les punitions corporelles étaient fréquentes. Crucifier ou couper des têtes, c’était fréquent. Pour un déserteur par exemple, dans la légion, son sort était scellé d’avance...

L’autre point qui était également intéressant pour nous, c’est que souvent avec "Rocca", on se demandait : « Si j’étais une femme à cette époque, comment est-ce que je réagirais ? ». Ambre quitte Rome sans même savoir ce qu’est le monde des gaulois. Des femmes comme Ambre, je pense qu’il y en a eu pas mal. D’ailleurs, je vais vous révéler une anecdote : sa statue est à Londres, à cheval et sous le nom de Boudicca. Elle est la Vercingétorix anglaise mais un siècle après César, au moment de l’empereur Claude et de l’invasion totale de la Bretagne de l’époque (c’est-à-dire l’Angleterre actuelle) par les légions. Pour notre histoire, on a simplement créé une grand-mère à Boudicca : c’est Boadicae, Ambre. Même si sa légende a dû être un peu enflée, Boudicca a quand même repoussé les romains et elle était honorée par les Celtes de l’époque Vous la retrouverez sur la rive gauche de la Tamise et c’était un filon crédible à exploiter pour nous.

Toujours pour « Vae Victis », vous avez réalisé des superbes couvertures qui décoiffent et d’autres plus transparentes . Pourquoi ?

La couverture du tome 15 que vous avez là est pas mal par exemple ! Il me fallait profiter du V de « Vae Victis ! ». Vous pourrez constater d’ailleurs que cette lettre V est reprise dans le dessin de quasiment toutes mes couvertures. Pour bien le mettre en valeur, je répète toujours un peu un mouvement de bras ou une posture pour rappeler ce V. Il est vrai que certaines sont moins réussies mais c’est cette lettre V, issue du titre de la série, qui donne le ton à l’ensemble des albums. Vous savez, si certaines couvertures semblent avoir moins d’impact que d’autres, c’est parce que parfois, il faut une pause ! Dans une série longue comme celle-ci, il faut pouvoir souffler de temps en temps. Il faut du repos pour les yeux, du repos dans la lecture de l’histoire, du repos dans l’action des personnages... La couverture est bien souvent l’empreinte de ce que le lecteur va trouver à l’intérieur.

Dans le tome 14 que vous avez aussi amené, il n’y a pas de V mais une scène avec des tons un peu plus chauds. On devine qu’Ambre et Milon sont sous une tente ou dans une cabane et qu’ils sont éperdus d’amour. La flamme est là pour valoriser cette chaleur amoureuse, il le fallait... tout en sachant qu’à la couverture suivante on retomberait en pleine bataille. Mais j’aime bien en effet la couverture du tome suivant (la 15 donc) parce que c’est sous la pluie, parce que c’est l’heure de la défaite et qu’Ambre est perdue. On sent qu’il y a encore un mouvement de révolte mais c’est le retour à la case départ. On savait depuis le début qu’elle retournerait en captivité parce que c’est la vie ! Ce n’est pas la mort pour elle, mais on devine qu’elle va repartir en esclavage. Sauf si elle finit dans les bras de Jules César qui a quand même été ébloui par cette fille. En écrivant "Fin", on a laissé des points de suspension pour le lecteur. Il nous fallait trouver une fin avec le quinzième tome et la bataille d’Alésia mais on n’assiste donc ni à la mort d’Ambre, ni à sa résurrection. Vous savez, Ambre ne pouvait pas continuer la lutte, partir ailleurs comme en Germanie par exemple. Ce n’était pas possible. On a aussi beaucoup réfléchi avec Ramaïoli vis-à-vis de Milon. Mais non, Ambre ne pouvait pas finir comme Blanche-Neige, dans les bras de Milon et entourée de plein d’enfants ! Il y a de la cruauté pendant quinze albums, on ne pouvait pas terminer sur un "happy-end". Ce n’était pas possible, cette histoire est un drame, comme la vie en période de guerre. Ambre échoue tout comme la civilisation gauloise a échoué à l’époque. Il ne faut pas oublier que la civilisation gallo-romaine qui a suivi a alors été une des civilisations les plus brillantes de l’antiquité. Lyon et Vienne ont été des capitales plus rayonnantes que Rome en son temps. Jusqu’aux invasions barbares du troisième siècle... Vous savez, je suis un passionné d’histoire. La proposition de Boudjellal tombait très bien à cette époque et alors que je travaillais pour "Semic International" sur « Le Fantôme du Bengale ». Vous voyez, ça n’avait rien à voir. Je travaillais même un peu pour « Pif » et « Mickey ». J’ai toujours eu un travail très diversifié dans tous mes thèmes et là, j’avais envie de raconter une histoire avec une jeune fille. C’était d’ailleurs la première fois que je prenais une fille comme héroïne.

Se lancer à dessiner toutes ces armes et armures n’effraie pas ?

Non, c’est passionnant ! La documentation ne manque pas dans les livres d’histoires, ni dans les encyclopédies. Des livres, Dieu sait que j’en ai jusqu’au plafond. Aujourd’hui, il y a aussi Internet. Le cinéma m’a aussi parfois aidé mais on y trouve souvent des erreurs. Par exemple, il fallait bien faire attention aux tuniques et à tout l’harnachement des romains. En -58 et en -52, ce n’était pas le même ! En peu de temps, l’armée romaine avait énormément évolué. Non pas dans les tactiques mais bien dans l’équipement. C’est Ramaïoli qui m’avait alerté sur le fait que ça évoluait d’année en année car les romains s’inspiraient beaucoup de ce que faisaient leurs adversaires.

Les légionnaires étaient plus souvent victimes de guérilla que de réelles batailles rangées dans un pré. Les gaulois étant moins bien armés et sans réelles stratégies (ils ne s’entendaient pas entre eux et ça continue aujourd’hui), ils attaquaient donc surtout sous forme de guérilla. Ça se passait la plupart du temps en forêt ou dans des gorges. le but de la guérilla est de surprendre l’adversaire dans des endroits inhabituels, là où l’ennemi est parfois obligé de passer un par un. Ainsi les romains qui voulaient venir en Gaule se gardaient bien de passer par la côte pour éviter les Ligures (qui étaient des gaulois redoutables). Les Ligures se situaient à une certaine époque entre Nice et Gênes aujourd’hui, pris entre montagne et mer.

J’en reviens au cinéma : au début du film « Gladiator », les romains se battent en forêt contre les germains en utilisant des balistes, d’énormes lances-flèches et des catapultes. Ce qui est carrément aberrant ! Ces engins sont tirés par une bonne trentaine de chevaux et dans des forêts épaisses, c’est strictement impossible. Ceci dit, pour les besoins du cinéma, ils ont quand même eu raison de le faire car il faut clouer le spectateur au fond de son fauteuil. Oui il faut mettre le paquet mais attention, il n’y a pas eu tant de batailles rangées que ça entre romains et gaulois. Et ces derniers ce sont surtout fait avoir dans des sièges. César assiégeait les villes car les gaulois avaient tendance à s’y réfugier. C’est d’ailleurs une tactique qui a duré jusqu’à Napoléon et à travers tout le Moyen-Âge. Un siège pouvait durer parfois un an. Les romains utilisaient alors leurs ballistes pour envoyer des cadavres dans l’oppidum même. Ces cadavres pourrissaient et entraînaient des maladies. A l’époque, si on tombait malade, on était fichu. Au mieux, on était achevé. Tout ça entre dans le jeu du siège. A Alésia, les romains ont installé une double circonvolution fortifiée dont l’ensemble faisait 70 kilomètres de long. Avec des pieux acérés en bois, des fossés, des palissades... c’est incroyable ! Le siège a duré six mois. Les gens crevaient de faim à l’intérieur. Les femmes et les enfants ont été les premiers à se rendre mais les romains n’épargnaient pas grand monde. Sauf pour garder des esclaves et les envoyer à Rome...

Dessin de l’auteur réalisé pendant l’interview

La bataille d’Alésia a été la moins réussie, on a pu sentir une envie de finir la série...

Non, non ! Franchement, l’éditeur payait bien. Il n’y avait aucun problème, les contrats tombaient les uns derrière les autres. Ramaïoli était assez pris, moi j’étais sur deux autres séries en même temps mais ça ne me dérangeait pas du tout. On aurait pu continuer « Vae Victis ! ». Mais pour les besoins de cette série dont le titre signifie "Malheur aux vaincus", la série se devait de terminer... et pas comme un conte de fées ! On était dans le réalisme depuis le tout premier tome, on se devait d’y rester. On a fini la série sereinement et jusqu’au dernier dessin. Vous savez, la bataille d’Alésia n’a pas été la plus spectaculaire et la guerre des Gaules a continué pendant au moins un an après Alésia. Ça ne s’est pas arrêté après la reddition de Vercingétorix d’où cette dernière vignette qui peut en effet donner l’impression que la série n’est pas totalement finie. Mais la lutte a bien continué pour les gaulois et surtout dans la région de Cahors. Il y a eu une célèbre bataille menée par Crassus et c’est là en réalité que les gaulois ont été définitivement vaincus : un an après Alésia. Nous, on s’est fixé Alésia comme point final à notre histoire (comme dans les livres scolaires) mais réellement, la guerre des Gaules ne s’est pas arrêtée là. Et vous savez, des rixes et des engagements contre les romains ont continué à être perpétrés par la suite. Il ne faut pas oublier que les gaulois occupaient aussi toute l’Italie du nord. Et même bien avant, les gaulois cisalpins avaient carrément conquis Rome à l’époque de Brennus (ils se sont ensuite romanisés). En fait, le plus grand défaut des gaulois était qu’ils leur manquait une flotte. Les romains eux pouvaient se déplacer par mer et contourner certaines tribus côtières. Ils pouvaient les éviter plutôt que les affronter et pouvaient débarquer ainsi ailleurs en Gaule ou en Grande-Bretagne. Le fait que les gaulois aient été vaincus est, je pense, tout à fait normal. Rome était le plus grand empire qui soit à l’époque : puissant, très riche et surarmé. Ils avaient des moyens mécaniques que ne connaissaient pas les gaulois. Rome s’était aussi enrichi par l’esclavage et j’irai même jusqu’à dire que les gaulois ont été vaincu par une administration. Car la force des romains, c’était d’administrer. C’étaient de grands fonctionnaires ! Et c’est ce qui a fait leur perte aussi. Car l’empire s’étendant en 110 jusqu’en Libye et jusqu’en Roumanie, il a ensuite commencé à s’effriter.

Vous n’avez jamais été sollicité par la maison Bonelli ?

Que des couvertures ! Pour Bonelli, j’ai dû faire 300 ou 400 couvertures et surtout « Tex Willer » car à l’époque, Bonelli marchait essentiellement avec ce personnage. Je dessinais à la commande. On me commandait dix couvertures de Tex et je leur en dessinais dix (tout simplement).

Aujourd’hui, toutes ces couvertures sont la possession de mon éditeur actuel « Original Watts » à Lyon. Ils gèrent tous mes originaux, je les leur ai confiés. Mais on ne m’a jamais proposé de réaliser un « Tex Spécial » comme ils l’ont fait avec pas mal de dessinateurs de l’école espagnole (dont Victor De La Fuente dont on parlait). C’est vrai que « Tex » fonctionne très bien en Italie mais je crois que ça n’a jamais trop bien fonctionné en France. Je n’ai jamais été sollicité pour une histoire et d’ailleurs le dernier débat que j’ai pu avoir avec l’Italie a été presque une catastrophe. Pas avec Bonelli mais avec un autre éditeur italien, "La Dardo", qui a perdu tous mes originaux de « Blek le Roc ». C’est à dire 1865 planches. Je ne sais pas si vous imaginez un petit peu ? Ils ont osé brader tous mes originaux dans un festival B.D. de Toscane. J’ai des témoins qui ont assisté à ça et ça a été vendu presque au kilo. Une fois, je suis allé en Italie avec ma femme pour récupérer mes originaux. On m’avait fixé un rendez-vous à Milan mais on a attendu trois heures dans son bureau. Le patron de "La Dardo" s’était perdu dans les embouteillages. Il a juste téléphoné pour dire qu’il ne viendrait pas. Ça a fini en tentative de procès, menaces mais passons... depuis deux ans, fin de l’histoire !

En parallèle de « Vae Victis ! », vous avez démarré « Chroniques Barbares ». Le premier tome est du pur cinéma sur papier !

L’action est située sur les berges de la Seine, dans une abbaye du Havre qui n’a jamais existé. On est au dixième siècle, les vikings arrivent et ce sont des casseurs. Rien d’autre ! Après l’Irlande et l’Ecosse, ils sont allés jusqu’en Sicile et jusqu’au Maroc. Le scénario est tout simple. Là non plus on ne peut pas tricher quand on traite des vikings. Ces types débarquent sans prévenir et c’est le massacre. Il y a peu de texte dans ce premier album et je fais parler mes vikings dans une langue barbare. Vous noterez que le coup du héros, (le petit moine) qui ne fait que s’enfuir et qui arrive à s’échapper par le trou des toilettes est quelques chose de tout-à-fait plausible. A l’époque, dans les fortins, les abbayes, sur les bords de rivières ou sur le littoral, les toilettes étaient toujours à l’extérieur. C’était des lucarnes (des lunettes) et ça tombait au pied de la muraille ou des falaises. Pouf, c’était terminé ! On retrouve ça d’ailleurs dans le film « Le Nom de la Rose ». Donc, c’était un bon truc pour essayer de s’échapper, surtout quand il y a la mer en dessous. Oui, ce tome un n’est qu’une fuite en avant et pour moi, il ne fallait pas que le lecteur s’endorme quand je l’ai fait. Si je me souviens bien, je l’ai dessiné en même temps que je faisais les tomes 2 ou 3 de « Vae Victis ! ». Le "coup de poing" des trois premiers tomes de « Chroniques Barbares » a très bien marché. Si bien que Boudjellal m’a dit « Il faut continuer ». Alors que moi j’avais terminé (même si mon personnage ne mourrait pas à la fin), il m’a fallu alors trouver une suite. Ce fameux casque qui prend tout le visage (et qu’on trouve même dans des encyclopédies et des musées) m’a alors bien aidé pour faire que mon petit moine puisse prendre la place du véritable prince Leif Eriksson. C’était une bonne astuce. J’ai juste un peu copié la trame d’un roman de la bibliothèque verte « Le Prince et le Pauvre ». Cette histoire de Mark Twain parle d’un mendiant et d’un jeune roi qui décident d’échanger leur rôle, leur identité. Le roi voulant savoir ce que c’est d’être pauvre et de vivre dans la mendicité. Je ne sais plus comment l’histoire se termine mais mon idée était là : mon jeune moine allait se servir de l’identité du jeune prince viking Leif qui lui ressemblait. Mais ce subterfuge se devait d’être crédible car en face, ce n’était pas des rigolos. Et bizarrement d’ailleurs, un siècle plus tard, ils étaient tous christianisés... (Rires)

Pas de préférence non plus entre toutes vos séries de l’époque : "Quetzalcóatl", "Vae Victis", "Chroniques Barbares", "Les Survivants de l’Atlantique"...

Non, je n’ai pas vraiment de préférence. Vous savez, je vis au présent. Je vis l’instant présent et donc ma préférée sera toujours ma dernière réalisation ou celle en cours. Je ne reviens pas tellement en arrière et vous voyez, je suis parfois incapable de me rappeler certains événements de « Vae Victis ! » dont vous me parlez. Ce n’est pas de l’oubli mais je chasse tout ça en arrière pour continuer à avancer, à aller de l’avant. Mais depuis octobre 1961, date où j’ai commencé à faire de la BD, j’ai toujours autant de plaisir à faire ce travail. Je n’ai jamais eu de regrets ni de l’arrogance. Je fais mon travail entièrement, comme un artisan le fait. Un menuisier ne va pas préférer telle table à telle autre. Par contre, aujourd’hui je préfère être seul dans mon travail et prendre mes propres responsabilités, sans scénariste. Quitte à ne pas en dormir la nuit, tellement c’est prenant de faire du scénario. Je cherche moi-même ma documentation, je m’occupe des dialogues pour qu’ils soient crédibles et collent bien au dessin. S’il est vrai que ma collaboration avec Rocca a été comme un long fleuve tranquille (parfaite), je ne pourrais plus travailler aujourd’hui avec un scénariste. Un menuisier ne va pas faire le plateau de la table, un second les pieds et un troisième la décoration. Non : le menuisier va faire sa table tout seul et entièrement. Moi, dans les années 90, je dessinais quasiment une planche par jour. J’ai 73 ans aujourd’hui, je me suis calmé et je ne travaille plus le matin. Je ne sors plus beaucoup, à part pour aller dans les festivals B.D. Avant je dessinais et j’étais un grand amateur de pêche. Je skiais, je faisais aussi du vélo et tout ça ne m’empêchait pas de produire.

Quand vous regardez toutes ces planches que vous avez eu à dessiner avec tant d’engagement, est-ce que vous êtes épuisé ?

Comme tout le monde en fin de journée, il m’arrive d’être un peu saturé. Et comme tout le monde, je vais regarder un peu la télé. Je lis aussi beaucoup au lit le soir. Souvent des bouquins historiques ou sur les sciences. Rarement des romans. J’ai laissé tomber le jardinage car je trouve que la terre est basse maintenant. (Rires) Mais ma vie c’est la BD, il n’y a rien à faire. Je ne sais rien faire d’autre comme métier. Je ne suis pas saturé de ce métier mais par contre, je ne pourrais plus aujourd’hui suivre les directives d’un scénariste ou d’un éditeur. Mon éditeur actuel "Original Watts" me laisse une liberté totale. Mais je reste assez discret. J’ai mon lectorat, une signature. Si je voulais je pourrais retourner chez "Glénat", chez "Soleil" ou chez "Delcourt" (pour lequel j’ai réalisé « Ben Hur » aussi). Les seuls endroits où je me montre (et un peu par obligation), ce sont les festivals BD. Je les enchaîne. Je ne suis réellement saturé qu’à huit heures le soir, quand j’ai fini ma journée de travail et qu’il faut nettoyer le pinceau. Mais je crois que tous les gens qui travaillent ont cette même réaction au quotidien. Il y a un moment où le maçon pose sa truelle et dit "A demain". A Chaque jour suffit sa peine, comme on dit. Et le lendemain, je repars. Le seul problème pour les auteurs, c’est que la nuit on fabrique du scénario.

C’est étrange, il m’arrive même la nuit de rêver que je suis en train de dessiner mon rêve. Oui oui, au fur et à mesure, comme dans le film de Walt Disney : « Saludos amigos ». L’artiste dessine le dessin animé au fur et à mesure. On voit la main et le pinceau de l’artiste qui travaille. Parfois même, on voit Donald qui pousse la main du réalisateur. C’est très bien fait pour un dessin animé qui date d’avant les années 50. Et de la même manière donc, je rêve que je dessine mon rêve ! Dans mon rêve, je retouche, je gomme, je gouache... c’est assez étrange. ( Rires )

"Alwida" est paru en toute discrétion. Pourquoi ce choix d’éditeur et encore des vikings ?

« Alwida » est une idée de l’éditeur "Original Watts" et de David Barnier. Un jour, sur Internet, il a découvert un personnage passionnant. Ça se passait au cinquième siècle après Jésus Christ dans les pays nordiques, en Scandinavie, sur la mer Baltique. C’est la première fois dans l’histoire qu’on cite une bataille pour la libération de la femme ! Une bataille organisée par des femmes et l’une d’elles s’appelait donc Alwida. Sa légende est très connue aujourd’hui dans les pays scandinaves : Suède, Norvège et Danemark. C’est même elle qui a donné naissance au terme de "Walkyrie" qui veut dire textuellement "femme libre". Pendant ce cinquième siècle, il y avait une loi (le "Norglaw") qui faisait en sorte que ce soit toujours le fils aîné qui héritait de tout. Que ce soit chez les pauvres comme chez les aristocrates. Les fils cadets et les filles étaient alors chassés de leur village. Les garçons cadets prenaient la mer et allaient chercher refuge dans d’autres villages ou d’autres contrées ou fondaient des colonies autour de la mer baltique. Les filles, quant à elles, partaient plutôt vers la montagne (les bords de mer leur étaient quasiment interdits). C’était des jeunes filles qui étaient à peine plus âgées que votre fille Erika, vers 15 ou 16 ans. Elles étaient chassées pour éviter tout simplement d’avoir à partager les héritages. Cette loi était terrible et les garçons devenaient surtout des bandits, des pirates (il fallait bien manger) et les filles étaient livrées soit au mariage forcé, soit à la prostitution. Certaines mourraient tout simplement abandonnées dans les montagnes.

C’est donc une histoire féministe ?

Oui, c’est une histoire féministe, qui est bien dans l’air du temps (ce qui est amené à durer d’ailleurs je pense, ça ne va pas se terminer). Trois tomes sont prévus à notre histoire. Le deuxième vient à peine de paraître et je suis en train de dessiner le dernier. Les walkyries étaient donc en fait des jeunes femmes abandonnées qui arrivaient à se révolter. Elles fondaient un village, elles rencontraient les fils cadets. Parfois ils s’unissaient et des colonies étaient ainsi constituées. Mais le pire, c’est que même là, la loi du "Norglaw" continuait : le fils aîné continuait à hériter de tout ! Et donc il y a un moment où Alwida en a marre, elle n’en peut plus et c’est ce que je raconte dans le premier tome. Elle s’évade pour éviter un mariage forcé avec un prince danois. Mais elle a enfreint les lois et va donc être poursuivie. Et ce qui m’intéressait dans cette histoire, c’est que comme Ambre, c’est une révoltée ! A tel point qu’elle a même été surnommée la pirate de la Baltique. Elle est entrée dans l’histoire des pays nordiques, elle a encore son statut et est très connue. On trouve même des erreurs énormes la concernant : je l’ai déjà vue représentée avec un tricorne du XVIII° siècle. ( Rires ) Ça vient du fait que des personnes du 18ème siècle ne savaient pas qu’avant eux, les gens étaient costumés autrement. Mais avouons-le, Alwida finira mal...

Pourquoi le choix d’un éditeur presque inconnu et même auprès des libraires spécialisés ?

Parce que c’est beaucoup plus calme ! Et d’un point de vue purement pragmatique, aujourd’hui, je livre mes planches à la semaine et je suis payé. Je livre et paf, je suis payé. Quasiment ! Et puis on s’occupe de moi. Si je retourne chez "Glénat", "Soleil", "Delcourt" et compagnie, (ils ont chacun à peu près un millier d’auteurs) je retournerai dans une forme d’anonymat. Car avec eux, il faut être dans le top 10. C’est à dire vendre pas loin de 100 000 exemplaires. Il n’y a pas beaucoup d’auteurs qui y arrivent. Et derrière, il y a 989 auteurs dont on ne s’occupe pas. Aujourd’hui j’ai mon éditeur immédiatement au téléphone, je n’ai pas une vague secrétaire qui ne connaît pas mon travail ou qui ne se rappelle pas bien qui sont ses auteurs. Alors certes, chez "Soleil", j’avais gardé quelques bonnes relations avec des secrétaires mais Boudjellal est intouchable ! Guy Delcourt aussi est intouchable ! Ce sont des hommes d’affaires haut classés ! Alors si je perds en visibilité dans les librairies spécialisés, je m’en fiche, ce n’est pas mon souci. C’est plus discret mais moi je suis payé de la même façon. Il faut se montrer dans les festivals et être bien visible sur internet. Vous savez, 50% des ventes d’albums B.D. se font sur internet. On a aussi quand même quelques libraires qui nous connaissaient sur Rhône-Alpes mais il est sûr que vous ne nous trouverez pas Alwida dans les FNAC ni dans les librairies généralistes.

Après le troisième tome d’Alwida, allez-vous poser votre pinceau définitivement ?

Tant qu’il y a la santé, je continuerai. Des problèmes de santé, Dieu sait que j’en ai eu pas mal mais ça ne m’a jamais empêché de continuer à faire mon travail. Au contraire même, le travail me sauve. Je me revois même avoir continué à travailler avec de la fièvre ou de gros soucis. Mais pour moi la B.D. c’est une récréation. Dessiner, c’est une récréation. Et même à chaque fois, c’est une recréation. J’oublie tous mes maux quand je dessine et c’est ce que je souhaite à tous les lecteurs. A lire de la BD, on reste gamin et il faut garder en soi un petit côté puéril ! J’ai fait un peu de B.D. humoristique mais ce n’est pas marrant l’humoristique. Essayer de faire rire les gens, il n’y a rien de plus difficile. Leur faire peur, oui, c’est un peu plus facile je trouve. Je repense à cette réaction saine que vous avez eu à 18 ans en lisant vos premiers « Vae Victis ! », où vous avez été votre propre censeur car trop violent pour une première lecture. C’était trop fort, vous n’étiez pas préparé à ça... mais vous n’avez pas abandonné ! Vous avez surmonté et vous avez fini par adorer la série. Alors moi, le bonheur que je vous souhaite justement, c’est que quand vous ouvrez un album de BD, c’est de ne pas vous endormir et de continuer à avoir un peu peur !

Propos recueillis par Jean-Sébastien Chabannes
http://pabd.free.fr/ACTUABD.HTM

(par Jean-Sébastien CHABANNES)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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