Un album complètement dans l’air du temps, voire opportuniste, qui s’intéresse au monde de la justice alors que la fronde des magistrats tourmente le président de la République, mais qui constitue surtout une nouvelle alternative éditoriale crédible alors que la bande dessinée indépendante traditionnelle, et en particulier L’Association, est en plein marasme et que la bande dessinée « mainstream » regarde l’usage du numérique comme une poule le ferait d’un couteau.
Patrick Pinchart et ses associés, de même que les 141 aventuriers qui ont participé à cette aventure, peuvent être fiers d’eux : leurs noms (qui figurent d’ailleurs dans l’album) s’inscrivent en lettres d’or dans l’histoire de la BD francophone. Car le moment est historique.
Changement d’ère
Pendant près de cent ans, la bande dessinée a prospéré dans les journaux qui étaient leur principal facteur de diffusion. À partir des années 1950, en francophonie, la situation bascula en faveur de l’album. Celui-ci se diffusait en librairie spécialisée, en librairie générale et en grande surface pour les plus notoires d’entre eux, de même que dans des circuits de Vente par correspondance comme France Loisirs.
Puis sont arrivées les années 2000, avec l’Internet et des libraires en ligne comme Amazon et le phénomène des blogs qui ont mis l’Internet au cœur de la diffusion et de la création de la bande dessinée contemporaine, tandis que le développement considérable des « romans graphiques » a permis la diffusion d’une bande dessinée alternative en librairie générale. Le manga a trouvé quant à lui un vecteur de diffusion ultra-puissant dans le secteur traditionnel du livre de poche très implanté dans la grande distribution. Le challenge suivant est la consommation de la BD sur supports numériques et l’émergence d’une création mondialisée grâce à l’Internet.
Du point de vue de l’édition, les usages aussi ont muté. Les tycoons de la presse des jeunes ont fait place à une batterie d’éditeurs aux compétences aussi diverses que le marché est segmenté, articulé autour de communautés nouvelles. D’un genre pour garçons, la bande dessinée est maintenant devenue une culture, voire un mode de vie à part entière qui s’adresse à toutes les catégories de lecteurs, et surtout de lectrices si l’on regarde la population consommatrice de mangas et de romans graphiques.
Espérance
D’aucuns seront interloqués que le premier ouvrage de Sandawe est un prototype de la bande dessinée « mainstream » : une BD de métier dont Raoul Cauvin fut l’inventeur et Bamboo le prophète. C’est comprendre de travers le phénomène : « Maître Corbaque » n’est pas le produit d’un éditeur stricto sensu, même si il est évident que Patrick Pinchart, ancien rédacteur en chef de Spirou et éditeur chez Dupuis, a fait jouer son carnet d’adresse pour attirer Zidrou et E411 dans ses filets : il est le produit d’une communauté de lecteurs qui ont voulu que le livre existe.
L’Association, c’était un peu cela : un club de lecteurs qui, par leur adhésion, finançaient des livres difficiles et qui, par leur nombre et leur qualité de prescription, rendaient cette édition possible. Cette approche élitiste –l’élitisme étant ici un ciment communautaire déterminant et nécessaire- ne se retrouve pas ici. Sandawe a vocation à publier n’importe quel type d’ouvrage du moment que le financement est assuré.
Elle dispose en outre d’un relais de diffusion et de distribution puissant : La Diff (diffuseur de Pika, Manolosanctis, Petit à Petit, Les 400 coups, Mad Fabrik ou Joker) et Hachette (distributeur de Astérix et Glénat notamment).
Sandawe est donc une machine à publier dont les lecteurs sont les maîtres. Sa compétence est d’arriver avec une force de proposition éditoriale et d’organiser, grâce à des développements adaptés d’un genre nouveau, une communauté d’investisseurs pour aboutir à la publication d’un projet donné, qu’il soit « mainstream » ou non, cela n’a pas d’importance. D’ailleurs d’autres projets, que l’on peut découvrir sur leur site, ne répondent pas du tout à cette définition et bientôt, Sandawe publiera des essais sur la bande dessinée dans ce même état d’esprit.
Édition communautaire
Qu’un livre soit rentable à 500 ou à 20.000 exemplaires, il peut exister du moment qu’une large communauté d’investisseurs le rende possible. Ainsi les 141 édinautes de Maître Corbaque ont-ils investi 10 €, 20 €, 50 €, 100 €, 250 €, 500 € ou 1.000 € jusqu’à ce que l’album soit financé. Si c’est un succès, ils récupèrent leur mise avec une plus-value. Ils peuvent soit la réaffecter sur un nouveau projet, soit récupérer leur argent. Si le financement ne se boucle pas, même chose : soit ils le placent ailleurs, soit ils récupèrent leurs billes. La compétence de Sandawe est notamment de pouvoir organiser tout cela.
La communauté est d’ailleurs le maître-mot de cette nouvelle donne. La démonstration en a été faite avec Ankama qui a réussi à créer un label éditorial à succès grâce à sa communauté de joueurs de jeux vidéo, à Manolosanctis qui, depuis un an, publie de beaux livres qui ne peuvent pas laisser les lecteurs indifférents, la « bédénovella » des Autres Gens ou aux blogs qui, de Pénélope Bagieu à Boulet, en passant par la collection Shampooing, ont réussi à fédérer des lecteurs autours de projets éditoriaux.
Au-delà des combats d’arrière-garde qui font rage en ce moment dans la bande dessinée indépendante française, il nous semble qu’il y a là, pour les auteurs et la bande dessinée en général, un facteur d’espérance qui mérite d’être soutenu.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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