« Maintenant, on utilise la BD comme on remplit de figurines les boîtes de corn-flakes. Je pense que cette vague d’adaptations n’augure rien de bon pour la BD. Les gens iront voir les films sans avoir lu la BD. Ils reviendront renforcés dans l’idée qu’il s’agit d’œuvres basiques et stupides uniquement tournées vers l’action. »
Cet avertissement d’Alan Moore issu d’une interview de Daniel Couvreur qui a fait date (2004) prend tout son sens alors que le film d’Abdellatif Kechiche, "La Vie d’Adèle", adapté de la bande dessinée de Julie Maroh, "Le Bleu est une couleur chaude" (Ed. Glénat) sort en salle avec son parfum sulfureux. Les techniciens d’abord, les actrices ensuite, parlent de conditions de tournage infernales alors que le film remporte une Palme d’Or à Cannes, les uns répliquant aux autres, faisant mousser le scandale autour d’un film que personne n’a vu et qui s’annonce croustillant avec ses scènes de cul lesbiennes...
Qu’importe que Kechiche soit un tyran à la Pialat faisant refaire cent fois une scène jusqu’à l’épuisement de ses acteurs et de ses équipes. Qu’importe que ses héroïnes aient à assumer un rôle pesant qui jette sur elles le regard d’un réalisateur mâle sur une relation homosexuelle féminine et qui doit composer avec son propre substrat culturel tissé de tabous et de culpabilités névrotiques...
On sait qu’il y a tout cela dans un film et que celui-ci, comme le souligne bien Alan Moore, n’a finalement pas grand chose à voir avec la bande dessinée, ni dans les intentions, ni dans le propos (Kechiche emprunte et rajoute ce qu’il veut), ni dans l’esthétique, ni dans le contexte créatif : que pèse cette première œuvre d’une jeune dessinatrice, certes remarquée (pas moins de cinq distinctions entre 2008 et 2011, dont un Prix du Public à Angoulême et, fait incroyable, un Prix du Meilleur album au Festival d’Alger) face à un réalisateur aussi considérable que Kechiche ? Pas grand chose, et toute la différence est là.
Alors, allez voir le film de Kechiche, si cela vous donne envie, et allez acheter la BD pour retrouver le ton singulier, touchant jusqu’aux larmes, d’une histoire d’amour comme on en lit peu.
Et profitez-en pour acquérir dans la foulée le deuxième opus de Julie Maroh qui vient de sortir chez Glénat dont le titre, Skandalon, vient comme en écho avec ce battage médiatique.
Réalisé pendant une résidence à Angoulême, cet album fait a démonstration qu’il ne faut pas trop vite accoler une étiquette sur cette jeune auteure qui se cherche encore : son graphisme a considérablement évolué et si le script, au déroulé sommaire et un peu cliché, n’emporte pas vraiment l’adhésion, on ne peut qu’être emporté par l’irréfragable énergie caractéristique d’un grand auteur.
En sortant de la salle, oubliez Adèle, et découvrez Julie.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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