44,5 % de chômage, 47,2 % de personnes sans diplôme... Ancien fleuron de l’industrie de l’acier, la ville de Denain est aujourd’hui l’une des communes les plus pauvres de France et celle où Emmanuel Macron a réalisé l’un de ses scores les plus bas au second tour de l’élection présidentielle.
On pourrait penser que tous les Denaisiens sont des Gaulois fainéants et réfractaires au changement ou, au contraire, se poser quelques questions et essayer de comprendre la situation. C’est ce qu’a fait le photographe Vincent Jarousseau, en donnant la parole à cette France invisible qui subit sans ne jamais rien recevoir en retour et que l’on peut retrouver aujourd’hui sur tous nos rond-points ou aux Champs-Élysées le samedi. Quelques semaines avant l’élection de 2017, le photojournaliste s’est installé dans cette commune du Nord pour enquêter.
Pendant deux ans, l’auteur a observé les habitants de Denain et les difficultés qu’ils doivent affronter tous les jours, notamment le sentiment d’abandon dont ils sont victimes depuis des années, qu’importe la formation politique au pouvoir. Des étudiants, des ouvriers, des chômeurs, des jeunes enfants ou encore des retraités,.. Jarousseau livre des tranches de vie denaisiennes au travers d’une bande dessinée photographique davantage qu’un roman-photo.
Fatma, 24 ans, fait des centaines de kilomètres par semaine pour ses études. Adrien, 31 ans, mène une vie de nomade sur les chantiers délaissant son fils de deux ans. Christian, 51 ans, souffrant d’un handicap visuel peine à trouver du travail et (sur-)vit avec sa compagne Christiane, qu’il essaye d’emmener à la mer une fois par an "Quand tu es enfermé 364 jours par an et que tu viens ici, qu’est-ce que ça fait du bien ! [...] La liberté, c’est pour les riches, nous on a le droit à rien". À 20 ans, Tanguy parcours près de 500 kilomètres par nuit pour livrer des brioches, il avoue avoir voté deux fois Marine Le Pen déclarant à propos d’Emmanuel Macron : "Il est pas pour nous".
L’usage de photo permet de mieux s’immerger dans la ville de Denain, d’affronter dans les yeux ses habitants et leurs regards lourds de sens. Toutefois, le dessin n’est pas totalement absent de cet album, un joli prologue dessiné par Eddy Vaccaro raconte le "passé glorieux" de Denain dans les années 1970, jusqu’au déclin de la ville après la fermeture du site Usinor qui faisait vivre les habitants. Le dessin laisse alors place aux photos, témoignage d’une réalité bien terne.
La fermeture définitive de l’usine en 1985 a achevé la commune et les stigmates sont encore bien visibles aujourd’hui. Cependant, on peut imaginer qu’une telle usine représentait un petit désastre écologique et que l’amiante n’a pas fait du bien à la population, mais aucune alternative n’a été offerte aux Denaisiens, ils sont des laissés-pour-compte de notre société
Les Racines de la Colère est une œuvre engagée. Néanmoins, les histoires réunies dans cet ouvrage méritent d’être lues par le plus grand monde, elles témoignent des fractures sociales qui affectent notre milieu social et nous amènent à relativiser notre propre situation. Qu’importe sa sensibilité politique ou apolitique, cet album ne laissera sûrement pas indifférent, il remet l’humain au premier plan et sonne étrangement juste.
Les évènements récents l’ont tristement prouvé. La fin de cette enquête voit naître le mouvement des Gilets Jaunes. Cela donne un accent plutôt prophétique à cet ouvrage qui arrive à point nommé pour l’éclairer... ou peut-être légèrement en retard. Ces invisibles à qui l’auteur a voulu donner la parole ne l’auront pas attendu, et ont finit par enfiler un gilet jaune pour se faire entendre.
(par Vincent SAVI)
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Les Racines de la colère - Par Vincent Jarousseau & Eddy Vaccaro - Les Arènes - 170 pages - 22,00 € - Sortie le 13 mars 2019