Blutch avait déjà posé quelques jalons début 2008 avec la publication de La Beauté chez Futuropolis, un recueil d’une centaine de dessins, sans intrigue, qu’il comparait lui-même aux « albums de famille que l’on feuillette des fois, discrètement, en visite chez des gens. » Un sacré défi pour l’auteur comme pour l’éditeur tant ce genre de livre laisse le public français indifférent. Le dessin est en effet souvent beaucoup plus hermétique que la bande dessinée car moins explicite. C’est un art qui repose plus sur l’instinct, le geste, la fulgurance, contrairement à la BD qui est le fruit d’un processus réfléchi et construit. Ici pas de narration, juste l’expression de sensations, d’envies. Le but n’est pas forcément de comprendre mais plutôt de ressentir.
Pourtant, même si le dessin est souvent plus difficile d’accès que la bande dessinée, il n’en est finalement pas moins ouvert. On peut aimer un dessin pour son sujet, ses couleurs, l’harmonie de ses volumes, la poésie, la violence ou l’érotisme qui s’en émane. C’est à cette expérience que conviait l’exposition Blutch, pour peu que le visiteur eût laissé au vestiaire ses réflexes de lecteur de bande dessinée. L’auteur de La Volupté avait d’ailleurs volontairement renoncé aux cartels. Pas de titre, pas d’indications techniques, aucun lieu, aucune date, les œuvres étaient brutes, livrées nues à l’imagination du spectateur. Placées dans une enfilade de pièces blanches, elles attendaient sans logique apparente, si ce n’est celle des séries qui était conservée. On pouvait reconnaître certains dessins publiés dans La Beauté, l’original de l’affiche des Herbes folles, le dernier film d’Alain Resnais, ou de la couverture de Vitesse moderne, mais la plupart des 250 réalisations étaient inédites.
Une ambiance sonore réalisée par Manuel Plaza enveloppait chaque salle d’une atmosphère différente. Extraits de dialogues de film, de chansons, bruits plus ou moins identifiables se répondaient dans un mixage qui donnait à l’exposition une tonalité douce et étrange. Le visiteur était tout simplement immergé dans une mer de dessin. Il ne lui restait plus alors qu’à se laisser porter par le courant, passer d’un nu féminin à un molosse inquiétant, d’un paysage onirique à un appartement vide, de la couleur au noir et blanc, de la période bleue à la période rose, sans essayer de brider son imaginaire. Ce n’était qu’à ce prix que la communion pouvait avoir lieu (expérience uniquement envisageable avant le week-end, la foule du samedi et du dimanche permettant tout juste de se déplacer d’une pièce à l’autre).
Dans la dernière pièce de l’exposition était diffusé un documentaire passionnant sur l’artiste, orienté sur sa manière de travailler. On pouvait ainsi le voir dans son atelier ou lors de la préparation du film Peur(s) du noir, parler de sa conception du dessin. Blutch concluait le reportage en racontant qu’il avait pris conscience assez tard que son plus grand trésor était sa liberté de création, de choisir comme bon lui semblait le sujet de ses vagabondages picturaux. Voila donc l’ambition de l’auteur du Petit Christian : jouir de cette liberté. Lors du 37ème Festival d’Angoulême, il l’a parfaitement mis en pratique en présentant avec autodérision une hilarante cérémonie de clôture, en rendant hommage à Willy Lambil et en proposant une exigeante exposition de dessins, le tout avec la même sincérité. Chapeau Monsieur l’ex-Président.
(par Thierry Lemaire)
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