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30e commémoration du génocide des Tutsi au Rwanda : un devoir de mémoire

Par Hippolyte ARZILLIER Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 6 avril 2024                      Lien  
Le 7 avril 1994, il y a 30 ans, débutait un terrible génocide au Rwanda. Plus d'un million d'hommes, de femmes et d'enfants, en majorité des Tutsi, ont trouvé la mort durant les trois mois qui suivirent. Ce qui s'est passé là reste unique, indicible. Pourtant un travail de mémoire est nécessaire pour comprendre ce qu'il s'est passé, pour appréhender comment un tel crime a été possible à la fin du XXe siècle, cinquante ans après la Shoah. Pour remettre en place aussi ceux qui utilisent le terme de "génocide" à tort et à travers. Les Tutsi du Rwanda savent, eux, ce que ce mot veut dire.

Du 7 avril à la mi-juillet 1994, ce que l’on pensait désormais impossible depuis la Shoah, un génocide « sous la forme la plus pure  » selon Raul Hillberg, se déroulait sous nos yeux, sur les collines du Rwanda, sans qu’on puisse l’arrêter.

Au nom de quoi ? D’une espèce de « pureté raciale » inventée par ses scientifiques occidentaux au XIXe et au XXe siècle, une utopie aux ressorts colonialistes et post-colonialistes instrumentalisée par une faction extrémiste hutu au pouvoir pour éliminer une partie de sa population considérée comme « nuisible », ramenée par la propagande au rang de « cafards ».

Une idéologie raciste d’une extrême efficacité : point besoin de signe stigmatisant du type "Etoile jaune". Les colonisateurs allemands puis belges avaient pris soin de caractériser ces prétendues "ethnies" et de les inscire sur la carte d’identité des habitants. L’indépendance n’avait pas pris soin de corriger cette erreur. L’extrémisme raciste s’en est emparée et un simple barrage sur une route ou la complicité d’habitants d’un village a permis ce massacre à coup de machettes "Made in China" achetées par les organisateurs du génocide parce qu’elles étaient moins chères...

Bien sûr que les Occidentaix auraient pu agir, l’ONU en particulier mandatée pour maintenir la paix. Mais la simple formulation lâche et alambiquée de leur mandat leur interdisait de protéger les populations en danger. Une soirée documentaire sur France Telévisions et un débat dans « Le Monde en face ». « Rwanda, vers l’apocalypse » [1] et « Rwanda, désobéir ou laisser mourir ? » [2] sont à voir dimanche 7 avril à 21.05 et 23.00 sur France 5 et france.tv, documente bien le contexte de ce génocide avec les témoignages des rescapés.

La bande dessinée, lieu de mémoire

Il a fallu 35 ans pour qu’avec Maus d’Art Spiegelman, le nom d’Auschwitz s’inscrive en lettre de feu dans la mémoire de la bande dessinée. Seulement six ans ont suffi pour évoquer le génocide des Tutsi au Rwanda. C’est dû à Jean-Philippe Stassen qui, avec Deogratias (Ed. Dupuis) a eu à la fois l’opportunité (il habitait au Burundi tout proche) et l’intelligence politique de comprendre l’enjeu. Ce chef d’oeuvre est considéré comme le Maus des Tutsi. Il reste incontounable.

« Contrairement à ce que certains disent, ce qui s’est passé au Rwanda en 1994 a été assez rapidement qualifié de génocide, expliquait Jean-Philippe Stassen à notre journaliste Christian Missia Dio en 2014. C’est un terme juridique de droit international qui concerne le plus important des crimes contre l’humanité par définition et cela m’a touché en tant qu’individu, en tant qu’être humain. Normalement, ce genre de crime doit concerner tout le monde mais bon… Il se trouve qu’à l’époque, il y avait des personnes très proches de moi qui étaient rwandaises et qui ont été directement touchées par ce qui s’est passé. Depuis, il y en a eu d’autres, vu que je me rends régulièrement dans ce pays. La première fois que je me suis rendu dans ce pays, c’était après le génocide mais je ne m’y suis pas rendu dans le but de faire une BD sur cet événement de l’histoire, c’était pour des raisons personnelles. »

30e commémoration du génocide des Tutsi au Rwanda : un devoir de mémoire

Aux 20 ans de la commémoration du génocide, deux autres titres sont venus s’ajouter à la liste de référence :

- Rwanda 1994 de Pat Masioni, Cécile Grenier et Alain Austini (Glénat) : « Plus qu’un album à thème, c’est un ouvrage de mémoire !, écrivait Charles-Louis Detournay dans ActuaBD à son propos. Même si on pourra toujours critiquer tel point de vue, ou tel raccourci scénaristique, ce diptyque est une œuvre forte, à laquelle il est impossible de rester insensible. À conseiller à tous ceux qui n’auraient que très partiellement compris l’ampleur de ce génocide, ce qui est le cas de la plupart d’entre nous. »


Autre titre incontournable : La Fantaisie des Dieux du dessinateur Hyppolite et du journaliste Patrick de Saint-Exupéry (Ed. Les Arènes BD)

« Chaque mot présent dans la bande dessinée a été prononcé, chaque image, chaque détail correspond à une réalité, il n’y pas une virgule de fiction, martelait Patrick de Saint-Exupéry, le fondateur de la revue de reportage en BD XXI, au micro de Laurent Melikian d’ActuaBD à propos de cette BD. Et pourtant, c’est là où c’est étrange : des lecteurs nous disent qu’ils ont eu envie de prendre cette histoire pour une fiction. Parce que c’est une histoire dérangeante. C’est la raison pour laquelle, le livre se termine par une double page représentant les acteurs du récit accompagnés de leur biographie. C’est aussi pour cela qu’Hyppolite utilise parfois la photographie pour donner un lien précis entre ce qui est raconté et la réalité. Seules cinq photos apparaissent dans ces cent pages. Par nécessité, ce ne sont pas des artifices. »


N’oublions pas non plus le discret Frédéric Debomy qui a réalisé deux ouvrages sur le sujet.

« Quand cet événement a eu lieu, j’avais 19 ans et j’en ai saisi l’importance,nous expliquait-il récemment. J’ai compris aussi qu’il y avait des implications françaises. Plus tard, j’ai publié Turquoise avec Olivier Bramanti, où l’on voit une jeune fille tutsi traverser le génocide. Mais Turquoise met aussi en évidence le décalage entre ce qui se passait et ce que la télévision française donnait alors à voir et à (ne pas) comprendre. »

Nouveaux éclairages

Deux nouveau titres récents viennent enrichir cette riche bibliographie à l’occasion de cette 30e commémoration :

- Rwanda - A la poursuite des génocidaires - Par Thomas Zribi & Damien Roudeau - Préface de Gaël Faye. aux Editions Les Escales / Steinkis

L’originalité de ce titre est de mettre en lumière la recherche de justice de la part des victimes. Car 30 ans après les faits, non seulement les rescapés tutsi doivent vivre auprès de leurs assassins, mais bon nombre d’entre eux, échappés en France notamment, n’ont pas encore été jugés pour leurs crimes.

« Le scénario de Thomas Zribi, écrivions-nous dans les pages d’ActuaBD.com, journaliste d’investigation et réalisateur de documentaires primés (Prix Albert Londres, Grand Prix du reportage Figra, Trophée d’or de Deauville…) est intelligemment construit qui nous fait découvrir à la fois la personnalité des deux « justiciers » et la réalité humaine et politique du génocide des Tutsi au Rwanda, soit près d’un million de personnes sur 7 millions d’habitants, dans des conditions atroces. »

La préface de ce volume est de Gaël Faye, également impliqué dans le titre suivant.

- Petit Pays - Par Syvlain Savoia, Marzena Sowa et Gaël Faye dans la collection Aire Libre chez Dupuis

Habitant le Burundi au moment du génocide des Tutsi, Gaël Faye se défend pourtant d’avoir écrit une autobiographie : Petit Pays - roman récompensé par plusieurs prix en 2016 - est inspiré de son histoire, mais demeure une fiction. On y suit l’histoire de Gabriel, qui est le fils d’un Français installé au Burundi et d’une Rwandaise tutsi. La bande dessinée de Savoia et Sowa débute de la même manière que le roman, par le divorce des deux parents. Par la suite, la guerre civile au Burundi éclate ; au Rwanda, les tensions entre Hutu et Tutsi explosent : des pogroms, des assassinats…

Sa mère décide de se rendre au Rwanda pour rejoindre sa sœur. Lorsqu’elle revient, elle n’est plus que l’ombre d’elle-même : « J’ignorais que l’histoire qu’elle portait en elle était ce qu’elle serait dorénavant. Rien d’autre n’existerait plus jamais ». La nuit, elle réveille la sœur de Gabriel pour lui raconter, encore et encore, ce jour où elle est tombée sur les cadavres de ses neveux.

La bande dessinée explore – dans le sillage du roman – deux réactions face au génocide : l’engluement - « Le génocide est une marée noire. Ceux qui n’y sont pas noyés sont mazoutés à vie » - et la résilience. Pour s’évader, Gabriel emprunte des livres à une voisine ; il lit des romans, puis les raconte, non sans un certain talent, à son père et sa sœur. Point déjà le salut par l’écriture : écrire des chansons (rappelons que Gaël Faye est d’abord un chanteur), écrire des romans ou créer une bande dessinée pour panser les plaies, ne pas oublier, mais surtout : réévaluer nos valeurs présentes à l’aune des maux passés.

La lecture du roman comme de la bande dessinée donne tout son sens à cette très belle phrase du critique littéraire Henri Godard  : « Il suffit qu’un homme, notre semblable, ait été capable de figurer une part de l’expérience humaine, quelle qu’elle soit, qui exprime sa vision du monde et de la vie, pour que cette expérience, aussi tragique qu’elle soit, nous paraisse exprimer une certaine force. »

Une rencontre aura lieu mardi 9 avril prochain autour de cette bande dessinée en présence des auteurs au Mémorial de la Shoah de Paris.

(par Hippolyte ARZILLIER)

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

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Lire aussi :

- Qu’est-ce qu’un génocide ? Des BD pour apprendre (2023)

- Rwanda 1994-2019 - Des plaies encore béantes (2019)

- Rwanda 1994-2014 : un bien triste anniversaire (2014)

- Hyppolite et Patrick de Saint-Exupéry (« La Fantaisie des Dieux ») « Notre album pose toutes les bases pour comprendre ce qui s’est passé au Rwanda » - (INTERVIEW, 2014)

- Pat Masioni : « Je dessinais des fois, quand il faisait beau, sur les bancs des squares. Sans compter les nuits glaciales passées à la belle étoile. » - (INTERVIEW, 2011)

- La critique de Rwanda 1994 de Pat Masioni, Cécile Grenier et Alain Austini, très critiquée dans le forum (2008)

- Jean-Philippe Stassen : au cœur des ténèbres (INTERVIEW, 2005)

- L’insupportable vérité de Deogratias (2004)

[1Présentation Mélanie Taravant
Documentaire (70 min – inédit – 2024) — Réalisation Michaël Sztanke, Maria Malagardis et Seamus Haley — Narration Gaël Faye. Production Babel Doc.

[2Documentaire (52 min – inédit – 2024) — Auteur Joël Kotek— Réalisation Valérie Inizan — Narration Sonia Rolland — Conseillère historique Hélène Dumas — Coproduction Palmyra Films et Effervescence Doc.

Steinkis Dupuis Les Arènes Glénat Cambourakis Les Cahiers dessinés ✍ Cécile Grenier ✍ Alain Austini ✍ Frédéric Debomy ✍ Patrick de Saint-Exupéry ✍ Thomas Zribi ✍ Gael Faye ✍ Sowa ✏️ Sylvain Savoia ✏️ Jean-Philippe Stassen ✏️ Pat Masioni ✏️ Hyppolite ✏️ Emmanuel Prost ✏️ Damien Roudeau Génocide des Tutsi au Rwanda
 
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