Les quatre auteurs interrogés ont chacun produit une œuvre différente sur le monde du vin : Fleur Godart (qui n’est pas seulement scénariste, mais aussi négociante en vin) et Justine Saint-Lô ont publié Pur jus (avec un premier tome en 2016 et un second en 2018) chez Marabout, un manuel dessiné qui vise à présenter les différents métiers du vin ; Jacques Ferrandez, l’auteur des excellents Carnets d’Orient, s’est associé au cuisinier Yves Camdeborde pour suivre les différentes étapes du processus allant des champs à l’assiette dans Frères de terroir : Carnets de croqueur (publiés en deux tomes en 2014 en 2015 chez Rue de Sèvres) ; enfin, Etienne Davodeau, réputé pour ses ouvrages sur les mondes ouvrier et paysan, était présent pour évoquer Les Ignorants (publié en 2011 chez Futuropolis), qui est le récit de sa rencontre avec un vigneron d’Anjou appelé Richard Leroy.
Le phénomène Les Ignorants :
Dans l’ensemble, tout le monde était d’accord sur un point : sans Les Ignorants d’Etienne Davodeau, toutes ces bandes dessinées sur le vin auraient été moins possibles. On retrouve là une évolution intéressante du 9e art : grâce à une œuvre qui s’est vendue à plus de 100 000 exemplaires, un nouveau domaine de création est apparu.
L’auteur de Rural et du Droit du sol en a profité pour revenir sur les origines de ce succès : « C’est d’abord l’histoire d’un récit que je ne voulais pas faire ». Après avoir déjà publié un livre sur le métier d’agriculteur, Etienne Davodeau ne voulait pas se répéter. Il devait donc trouver un angle original pour s’intéresser au vin :
« Et puis un jour, il (Richard Leroy) me demande :
C’est l’éditeur qui te demande quelles couleurs tu dois mettre ?
C’est complétement con, t’y connais rien.
Ben non, moi, j’y connais rien, j’ai jamais lu de BD.
Voilà, là, je trouve l’angle. C’est-à-dire que ce type qui a des connaissances extraordinaires sur le monde du vin, en bande dessinée, est un puceau. »
De cette conversation reprise dans Les Ignorants naît le projet de dessiner une initiation croisée entre un vigneron et un auteur de bandes dessinées. Mais indépendamment de l’angle, un autre problème était de convaincre son éditeur :
« L’idée était de faire quelque chose que j’ai envie de faire, qui me fait plaisir, et advienne que pourra. Sur ce genre de livres-là, il n’y a pas de scénario à l’avance. Je sais pas ce qu’il va se passer. Je ne sais même pas s’il va se passer quelque chose. Mais si vous voulez qu’on essaye, donnez-moi les moyens juste pendant quelques mois d’aller bosser chez ce vigneron […] Donc l’idée, c’était vraiment : « Ouais, Davodeau nous fait un caprice. On va le laisser faire son livre bizarroïde, puis on va passer à autre chose ». J’exagère un peu […] C’était l’antithèse d’un coup commercial. […] Putain, qui va lire un livre sur la bande dessinée et le vin mélangés ? C’est super bizarre comme idée ! »
Des bandes dessinées de terrain
Impossible de savoir à l’avance s’il se passera quelque chose. Car il ne suffit pas de passer de bons moments pour faire une bande dessinée : il faut vivre des instants suffisamment variés pour ne pas ennuyer, être en mesure de tisser, par-delà le caractère discontinu de ce qu’on a vécu, une intrigue qui saura tenir en haleine son lectorat… Autant de soucis qui posent la question de la bande dessinée de terrain.
Qu’est-ce que cela implique de se rendre sur les lieux dont on veut parler ? Qu’est-ce que cela change du point de vue de la création ?
Déjà, cela introduit quelques obstacles : pour Justine Saint-Lô et Fleur Godart, le premier problème était de financer leurs voyages – aller d’un domaine à un autre, cela demande du temps, mais surtout, de l’argent. Pour réussir à boucler leur bande dessinée, les autrices confient même avoir lancé un financement participatif.
Avec plus de légèreté, Jacques Ferrandez souligne quant à lui qu’il n’était pas toujours simple d’enregistrer tout en tenant une « tartine de pâté et un verre de vin ».
Plus sérieusement, chaque auteur a sa méthode : si Davodeau a préféré travailler pendant plus d’un an dans les vignes de Richard Leroy en Anjou, Jacques Ferrandez se présente de son côté comme un journaliste de terrain. Il n’a pas cherché à connaître un vigneron sur le temps long ; au contraire, son but était de ressaisir une diversité de parcours. Il voulait « retranscrire la parole de tous ces personnages ».
Pour parler de son travail, l’auteur des Carnets d’Orient a aussi repris une des expressions du cuisinier Yves Camdeborde : dans ce livre, il s’agissait de s’intéresser à « l’intelligence de la main ». Bref, à cette intelligence non-théorique que l’on retrouve dans des gestes comme la coupe des vignes, la préparation d’un poulet, la conduite des machines…
Des bandes dessinées engagées ?
Faire de la bande dessinée de terrain, c’est défendre une certaine conception du vin. Tous les auteurs présents ont beaucoup insisté sur l’importance d’incarner le monde viticole. Comme l’a dit Etienne Davodeau : « Il ne faut pas perdre de vue que le vin […]s’insère dans le monde qui est autour de nous […], qu’il est très représentatif de l’époque où on est. Ça dépasse très largement la question du raisin fermenté ».
Parler de vin, ce n’est pas seulement parler d’alcool ou de vinification ; ce n’est pas seulement décrire les étapes de sa production, de la taille de la vigne au passage dans les cuves… Au contraire, un auteur de bande dessinée se doit de montrer que le monde du vin n’est pas à part : il est concerné par les politiques publiques, le réchauffement climatique, les labélisations…
Dans un contexte de révolte des agriculteurs, les auteurs présents n’ont pas hésité à pointer du doigt certains problèmes : bien que refusant de présenter son ouvrage comme « engagé », Jacques Ferrandez a notamment évoqué la « cascade de formalités administratives à remplir », les contraintes qui pèsent sur la profession paysanne...
De son côté, Justine Saint-Lô n’en reste pas au constat. Rejoignant Etienne Davodeau sur la question des labels, elle appelle de ses vœux un changement radical : « Il faut réinventer ». Il ne suffira pas de poser de nouvelles normes, d’introduire de nouvelles appellations : il faut changer la structure d’ensemble.
Comment dessiner le vin ?
Si dessiner le vin n’est pas seulement parler de robes et de saveurs, une question se pose tout de même : comment représenter ce que l’on ne parvient parfois même pas à décrire ? Nous savons tous que les œnologues ont leur jargon bien à eux – un vin peut être « minéral », « fumé » ; si l’on regarde le verre de côté, on peut apercevoir le « disque » qui permet de savoir si un vin est gras… - mais comment faire la même chose en bande dessinée ? Si pour parler vin, il faut parler bizarrement, comment représenter ce que l’on peine à mettre dans des mots ?
Une première solution serait de transposer certaines images. C’est ce qu’a souligné Justine Saint-Lô en répondant à la question « comment dessiner le vin ? » : « Vous pouvez imaginer, car Fleur a une manière assez métaphorique de parler du vin ».
Et pour cause : tout au long de la conférence, la scénariste de Pur jus a multiplié les tropes pour décrire les vins servis. Évoquant la photosynthèse, elle emploie par exemple une métaphore empruntée à l’alchimie : « transformer du plomb en or, c’est juste convertir du soleil en sucre ».
De belles images qui donnent de beaux dessins. Mais ce n’est pas tout : pour dessiner le vin, il faut dessiner la vigne.
On sait que les planches des Ignorants sont pleines de pampres, mais n’est-ce pas un peu ennuyeux à faire ? Quand on l’interroge, Etienne Davodeau répond qu’ « [il] y a deux vignes : la vigne d’été et la vigne d’hiver, qui sont complétement antinomiques graphiquement. La vigne d’hiver, c’est le truc noueux, noir, austère. Et puis la vigne d’été, c’est très joyeux, très vif, donc c’est très amusant à dessiner. Et puis aussi, quand on est dans des coteaux, ça souligne des reliefs, donc c’est très sensuel, car la vigne caresse les courbes du paysage. Donc à dessiner, c’est très amusant ! Ce sont des expériences qui mobilisent beaucoup ».
Dessiner la vigne comme dessiner le vin n’ennuient jamais. Après une telle conférence, on sort pleins de nouvelles connaissances sur la biodynamie, les labels, les différentes étapes de la production… Mais surtout : on se dit que la bande dessinée n’a pas fini de raconter le quotidien des vignerons.
(par Hippolyte ARZILLIER)
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