Il serait peut-être temps de se calmer et ne pas se laisser aller au dénigrement systématique du Festival International de la BD qui constitue, qu’on le veuille ou non, une séquence d’exposition exceptionnelle de la bande dessinée en France. Peut-être même peut-on tenter d’analyser, alors que les cendres de l’incendie sont encore tièdes et prêtes à se rallumer, quelles sont les raisons profondes de ces polémiques de plus en plus violentes qui saisissent l’un des plus importants festivals de BD d’Europe.
"Après avoir oublié les femmes, de fausses récompenses ont été attribuées lors de la remise des prix. Trop, c’est trop !" titre, furibard, Le Figaro, "From Sexism to Fake Awards Prank, the Angouleme Festival Needs an Intervention" ("Du sexisme à la farce des faux-Prix, le Festival d’Angoulême a besoin d’une réforme") ajoute The Washington Post, le plus prestigieux quotidien américain...
Le 5 février dernier encore, lors de l’ouverture de l’exposition "Comix Creatrix" conçue par Paul Gravett et Olivia Ahmad à la House of Illustrations de Londres, le cri de ralliement des 25 créatrices invitées, sur les 100 qui étaient exposées, a été "Up yours Angoulême ! !" ("Va te faire foutre Angoulême !!"). C’est gracieux...
Avant cela, le tout aussi gracieux "Prix Couilles-au-cul", lancé par Yan Lindingre, le rédacteur en chef de Fluide Glacial, (un prix dont ActuaBD.com est partenaire...), remis à Willis de Tunis lors du Off of Off d’Angoulême, fut créé pour une toute autre raison : l’abandon par le FIBD du Prix de la liberté de la presse promis en janvier 2015 et dont, finalement, seuls les membres déjà morts de Charlie Hebdo auront été les bénéficiaires. C’était donc ça : un Prix exclusivement posthume ? Ce prix a voulu réagir contre cette démission.
En l’espace de quelques semaines, des décisions hasardeuses, des bévues sommes toutes anodines comme l’histoire du Festival d’Angoulême en est pleine, sont devenus des séismes de dimension internationale. Comment est-ce possible ?
Une édition 2016 réussie
Avant de revenir sur cette volée de bois vert dirigée contre la direction du FIBD 2016, il est nécessaire de parler de ses réussites. Au niveau de l’organisation, tout d’abord. On n’imagine en effet pas l’enfer logistique que suppose un tel festival : des centaines d’auteurs, d’éditeurs, d’intervenants en tous ordres et de journalistes accrédités, des dizaines de stands à monter dans des structures provisoires, des tonnes de bouquins à acheminer et, depuis le 13 novembre 2015, une attention sécuritaire accrue.
La communication aussi a été, dans son organisation, relativement remarquable : en dépit des couacs, force est de constater que le site Internet du festival est plutôt performant avec ses vidéos bien faites et que le FIBD a communiqué largement cette année-ci. Peut-être à cause de ses bévues diront les mauvais esprits. Mais leur retentissement n’a-t-il pas été aussi grand précisément en raison de ce déploiement médiatique de plus en plus puissant qui suscite curiosité, intérêt et même... jalousie ?
Autre élément à mettre à l’actif de cette édition : une relation apparemment apaisée avec la Cité de la BD, même si les problèmes de fond demeurent. Autres temps, autres mœurs...
À cela s’ajoutent les expositions et les rencontres, toutes très qualitatives. Le moins qu’on puisse dire, c’est que le FIBD 2016 n’a pas démérité : une expo Morris qui rassemblait un nombre impressionnant et inédit d’originaux de Lucky Luke, une exposition Corto Maltese non moins bluffante, une rétrospective JC Menu tout à fait passionnante, un hommage vibrant à Otomo, une place de choix faite à Lastman, une forte présence de l’Asie... Mais vous savez tout cela, nous vous en avons parlé sur ActuaBD.com. On a seulement pu regretter l’absence d’une grande exposition rétrospective sur Otomo attribuée, selon les rumeurs, à une dissension à l’intérieur de l’équipe du Festival ou à une décision budgétaire défavorable en raison du coût de l’opération.
En clair, ce Festival n’a pas été en dessous des autres, d’autant que le climat avait des airs de printemps. Discrète (elle a été bien inspirée), la ministre de la culture Fleur Pellerin a honoré le FIBD de sa présence et une poignée de médailles a été distribuée à des auteurs de BD, le plus fort contingent depuis que la BD est gratifiée par ces distinctions, ce n’est quand même pas rien ! Cela témoigne de la reconnaissance à laquelle la BD est parvenue aujourd’hui en France (les Américains ont-ils une pareille décoration de la part des pouvoirs publics ? On en doute).
Effet de loupe médiatique
Mais pourquoi, dès lors, une telle hargne à son égard ? Sans doute, à cause de la dimension prise par la bande dessinée de nos jours. "La bande dessinée est devenue trop grande pour Angoulême" assénait Benoit Peeters à la suite de la remise contestée des faux-prix. Peut-être, mais l’effet de loupe de début janvier, seul mois où l’ensemble des médias parlent abondamment de la bande dessinée en est aussi la cause. Le succès médiatique de la BD, sans doute dû à un phénomène générationnel (la BD est la culture par excellence des baby-boomers) a pu être constaté à d’autres occasions : "Un de mes collègues me faisait remarquer qu’il vendait des Picasso à plusieurs millions d’euros dans l’année et que personne n’en parlait, tandis qu’un dessin d’Hergé dans une de mes ventes faisait l’objet d’articles dans tous les médias !" remarquait récemment Alain Huberty en faisant ce même constat..
De là, un impact parfois hyperbolique de certains phénomènes : quatre auteures refusent la médaille des Arts et des Lettres ? le scandale devient quasiment aussi grand que lorsque Jean-Paul Sartre refusait le Nobel ou Julien Gracq le Goncourt ! La majorité des auteurs noyés dans le marasme de la crise souffre-t-elle plus que les agriculteurs ou les taxis ? Comme ces derniers, ils ont su le faire savoir à la ministre concernée. Un auteur comme Joann Sfar est sollicité par les médias sur tous les sujets de société et les dessinateurs de Charlie Hebdo sont devenus pour les terroristes une cible plus intéressante que l’assassinat d’un ministre.
Mais en quoi, de tout cela, le FIBD est-il responsable ? « On ne peut pas faire porter au festival toutes les plaies de la profession » déclarait déjà Benoît Mouchart en 2006 , alors directeur artistique du Festival, passé depuis de l’autre côté de la barrière comme directeur éditorial de Casterman...
Des erreurs et de leurs conséquences
Le FIBD est le responsable de ses propres actes, dans un contexte de haute volatilité médiatique où le citoyen ne laisse plus rien passer aux politiques. L’enchaînement des erreurs ne date pas d’hier. En voulant, suite à l’éviction de son précédent directeur général, Jean-Marc Thévenet, sécuriser "son" Festival, son fondateur, Francis Groux, a concédé en 2007, dans la panique, un contrat de dix ans à la société 9eArt+ dirigée par Franck Bondoux, la personnalité qui est au centre de toutes les polémiques actuelles.
Au fil des ans, le patron de 9eArt+ a su profiter d’une association affaiblie, sans identité, sans vision et sans avenir, fondée il y a plus de quarante ans par des collectionneurs de BD et dont les quelque 70 membres sont aujourd’hui pour la plupart totalement déconnectés de la BD d’aujourd’hui, de ses enjeux et de ses réalités.
On se demande comment elle peut encore être au centre d’un jeu qui concerne une région "grande comme l’Autriche" dotée d’un équipement prestigieux comme La Cité de la
bande dessinée d’Angoulême (cinq millions d’euros de budget de fonctionnement) et la toute-nouvelle médiathèque Alpha inaugurée il y a quelques semaines, dans une "vallée" où œuvrent de nombreuses institutions et entreprises liées à l’image. Il serait temps que la puissance publique prenne ses responsabilités par rapport à cette structure désuète et inadaptée qui est, à notre sens, au cœur du problème.
Un palmarès flou
D’autant que les choix faits par l’équipe de Franck Bondoux n’ont pas été des plus avisés. Il y a d’abord cette réforme des prix, cette "sélection officielle" des "Fauves" créés en 2007 par Lewis Trondheim prétendument pour "clarifier" les prix, et contre lesquels nous avons toujours été opposés, vent debout.
Contrairement aux objectifs de cette réforme, sa compréhension souffre précisément aujourd’hui d’un manque de clarté dans les catégories proposées (patrimoine, révélation, BD alternative, série, meilleur album) rendue encore plus floue en raison de l’insertion dans le palmarès de certains prix liés à des sponsors ayant chacun un mode de scrutin spécifique : ainsi, pour le Prix Polar, la SNCF sollicite son public ; les prix Découvertes sont cornaqués par la Caisse d’Epargne et élus par un jury d’enfants ; et le Prix du public est organisé par l’enseigne Cultura par son propre circuit.
Seuls les prix non sponsorisés sont désignés par un jury de personnalités (nommés par le FIBD) sur la base d’une "sélection officielle" concoctée après un savant dosage, très "politique", qui répond à la fois aux sollicitations des éditeurs et à une "ligne éditoriale" que l’on constate avec les ans, de plus en plus pointue (de nombreux titres sont inconnus des spécialistes avant leur arrivée dans cette sélection) et de moins en moins... francophone.
Ainsi sur ce dernier point, Charles-Louis Detournay, le rédacteur en chef d’ActuaBD.com, faisait le constat dans un article quasiment passé inaperçu en raison de la déflagration féministe de l’avant-salon qu’en quelques années la représentation de la BD étrangère avait explosé dans les sélections : "Si les jurys se suivent et ne se ressemblent donc pas forcément dans leurs choix et dans leurs goûts, la sélection suit cependant une tendance constante qui devient criante avec les années : la diminution progressive de la représentation des auteurs francophones dans la sélection au profit de choix plus internationaux. En examinant les sélections des neuf dernières années, on constate une confirmation nette de cette tendance : en 2008, près de 68% des albums sélectionnés étaient issus du domaine francophone, une tendance qui demeure à 66% en 2012. 2013 voit s’opérer une première chute à 53% du total de la sélection, puis 51% en 2014, avant de descendre à 46% en 2015. Désormais la sélection d’Angoulême ne représente plus la bande dessinée francophone."
Si le FIBD est sensé lui servir de vitrine, elle l’a perdu de vue ces dernières années.
Un Grand Prix décrédibilisé
L’autre erreur, à notre sens, de la nouvelle organisation des prix est la suppression de l’Académie des Grands Prix. Inventée par David Cameo pour "institutionnaliser" le Grand Prix de la Ville d’Angoulême, le jury s’était constitué de pairs qui se cooptaient les uns les autres. Il y eut très rapidement un effet "Galligrasseuil" (du nom de Gallimard-Grasset et Le Seuil qui trustent les Goncourt depuis des années) qui faisait la part belle à Albin Michel, Dargaud et Casterman. Depuis la réforme, c’est Delcourt qui profitait de l’aubaine. Mais on lui dut quelques choix audacieux : Vuillemin, Robert Crumb, Florence Cestac, Wolinski, Trondheim, José Muñoz, Art Spiegelman, et même Willem !
Le FIBD décida de faire de cette académie une instance-croupion, avant de la rayer purement et simplement de la carte. Ce faisant, il se mettait à dos les quelque 25 auteurs, de Bilal à Zep, les plus talentueux de leur génération. Chapeau !
Perte de sens
Sans ces prix qui sont la figure de proue du FIBD, à l’étranger comme dans la profession, le Festival est comme un poulet auquel on aurait coupé la tête. La plus grande erreur de M. Bondoux est sans conteste d’avoir mené toutes ces réformes sans une véritable concertation avec les acteurs concernés, par à-coups, sous la pression de la rue, par peur des complications, du scandale, peut-être, cela lui a été souvent reproché, par mépris.
On l’a bien vu avec cette fameuse séquence "féministe" d’avant Festival : personne pour s’apercevoir de la bourde (alors que la présidente des Chiennes de Garde fait partie de l’équipe, quelle perspicacité !), puis on allonge la liste de six auteures qui refusent, vu le scandale, d’y être incorporées. Enfin, on laisse, comme Ponce-Pilate, à la foule la responsabilité de la décision.
Même faiblesse quand il s’agit de dégager sa responsabilité sur un animateur qui n’aurait pas appliqué, dit-on, toutes les consignes... alors que le filage et le déroulé ont été, selon les propres dires du FIBD, vérifiés par leurs services. Césarisme et atermoiements, le cocktail idéal pour que tout vous pète à la gueule...
Et tout ça pour quoi finalement ? Pour désigner Hermann, un auteur que l’académie aurait fatalement désigné un jour ou l’autre et qui figurait depuis longtemps dans sa short-list.
Sans un palmarès clair, le FIBD perd tout son sens. Il se trouve réduit à une foire à la saucisse pas très valorisante pour les auteurs, pour les éditeurs, pour la bande dessinée elle-même. Cette perte de repère devient, par ricochet, celui de toute une profession angoissée par les développements de la bande dessinée à l’avenir, sous les coups de boutoir de la mondialisation, des supports futurs de la BD révolutionnés par les nouvelles technologies et dont on sent confusément que les Japonais, les Coréens et les Chinois si proactifs sur le terrain angoumoisin ces dernières années sont mieux armés que nous pour y réussir.
Voilà pourquoi le Washington Post a raison : il faut réformer Angoulême. Ce n’est pas le problème d’un homme (Bondoux), ni même du FIBD qui n’a pas tant démérité que cela, soyons honnêtes cinq minutes, ces dernières années. C’est juste la nécessité de s’adapter au monde qui change.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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Photos : D. Pasamonik (L’Agence BD)
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