Le niveau des échanges entre les deux pays a cru fortement ces dernières années puisque les mangas atteignent désormais 25% du chiffre d’affaire de la BD francophone et 30% de sa production en nombre de titres. Il n’y a pas si longtemps, seuls quelques passeurs comme Pierre-Alain Szigeti [1]ou Frédéric Boilet [2] servaient de point de contact avec les éditeurs de l’archipel. Le premier y a longuement séjourné et le second y habite encore. Ils parlent couramment le japonais. Les achats de mangas étaient rares, le fossé culturel encore trop grand. Il faut bien dire aussi que les éditeurs japonais ne s’inquiétaient pas alors de vendre leur production dans le reste du monde : leur marché intérieur était suffisamment grand et leurs produits s’avéraient, pensaient-ils, très peu exportables. Il est notable qu’aujourd’hui encore, rares sont les auteurs de BD au Japon qui ont cédé leurs droits de traduction à leurs éditeurs. Mais le fer de lance qu’a constitué l’animation japonaise ces vingt dernières années et la percée en librairie d’auteurs emblématiques comme Katsuhiro Otomo avec Akira puis Akira Toriyama avec Dragon Ball Z, deux succès édités par Glénat en France, ont profondément changé la donne. Aujourd’hui plus personne ne conteste l’intérêt et la richesse de la production japonaise.
Une véritable industrie culturelle
Pour avoir une idée de l’immensité de la production nipponne, il suffit d’évoquer un seul chiffre : au Japon, il se publie plus de 700 nouveautés par jour. Par comparaison, lorsque la production de la BD en France dépasse les 3000 nouveautés par an, une grande part des libraires et, avec eux, quelques grands éditeurs, hurlent au loup, parlent de surproduction et prédisent une inévitable récession. Au Japon, les mangas sont partout, dans le moindre kiosque, dans les department stores où ils occupent une surface équivalente à une de nos grandes FNAC. Même le dernier rapport économique du gouvernement japonais a été tout à fait récemment et très officiellement publié sous la forme d’une manga. Le genre est très ancré culturellement puisque les premiers « albums » imprimés apparaissent dès 1720. Pourtant, rien n’est fait pour le touriste qui débarque au pays des mangas. Les institutions existent, très actives et nombreuses : musées privés et publics, associations de critiques BD [3], nombreuses publications érudites... mais les amateurs non-japonais ne sont pas aidés. Morvan a raison de vouloir publier un guide du voyageur amateur de mangas à Tôkyô : la plupart des guides de voyage n’imaginent même pas que ce sujet puisse entrer dans les préoccupations du routard bédéphile. Cependant, certaines agences de voyage un peu plus futées que les autres commencent à proposer des « packages » où l’habituel circuit du tour operator nippon s’agrémente d’une visite aux studios Ghibli, rendus célèbres par les productions d’Hayao Miyazaki.
Le « quartier latin » de Tôkyô
Pourtant, il existe là aussi un phénomène de collection comme nous le connaissons ici. Des catalogues d’anciennes mangas, avec mention des prix, existent, comme ici. Ils sont parfois offerts à l’amateur. Dans le « quartier latin » de Tôkyô, Jimbochô, où sont rassemblés tous les bouquinistes, les mangas ne manquent pas et, si vous voulez casser votre tirelire, vous pouvez même vous payer, j’en ai eu quelque-uns en mains, des mangas de la période Edo [4]. Cela dit, pour accéder aux librairies spécialisées - à moins de vous faire dûment tuyauter par des experts francophones habitant sur place, il vous faut vous armer de patience. Mais c’est possible : un plan des libraires de Jimbochô est disponible gratuitement à la sortie des métros et un revendeur compréhensif (les Japonais hésitent rarement à se plier en quatre pour renseigner un touriste étranger) pourra vous souligner sur la carte les boutiques spécialisées du coin. Là, vous pouvez vous payer des éditions originales d’Otomo ou de Tezuka pour une poignée d’euros [5].
Des mangas au musée
Le Kawazaki City Museum dispose d’un département national de conservation des mangas depuis 17 ans. Il a été créé en même temps que d’autres départements consacrés aux Arts Graphiques (grosse collection d’affiches et d’imprimés du mouvement Pop Art) et multiplie depuis cette date les expositions temporaires visibles en même temps que l’exposition permanente. Il a été soutenu dès ses débuts par Osamu Tezuka qui réalisa spécialement pour lui une statue dédiée au rire, qui figure à l’entrée de la salle des mangas. La statue est dotée d’une cellule photoélectrique qui, lorsque passe le visiteur, déclenche des illuminations dans la masse de la sculpture, ainsi que quelques rires espiègles. Le fondateur de l’industrie des mangas japonais est également le concepteur d’une animation autour d’une représentation de l’atelier-type d’un mangaka qu’un jeu subtil de miroirs anime de personnages facétieux qui apparaissent comme autant d’hologrammes.
Sur les cimaises, les visiteurs peuvent découvrir les différents aspects de la création nipponne, apprécier sa créativité, de même que son évolution, notamment sous l’influence des journaux satiriques anglais comme celle du Punch de la fin du 19ème siècle ou encore celle du caricaturiste français Georges Bigot (1860-1927) qui fit carrière au Japon à la Belle Epoque. Mais, là aussi, si vous voulez visiter ce musée, ayez l’esprit aventurier. Il est situé à 40 minutes de Tôkyô, dans une banlieue servie par un réseau de RER compliqué. Arrivé à la station de Musashi-Kosugi ou Tamagawaen (cette dernière est directe de Shibuya), il vous faut encore un bus pour vous rendre au musée à vingt minutes de là. En outre, toutes les notices sont écrites en japonais uniquement. On vous l’a dit : le Japon ne se livre pas facilement.
Le mémorial du "Dieu des Mangas"
Le musée privé Osamu Tezuka de Takarazuka est plus facile d’accès. D’abord, contrairement à son prédécesseur, il a un site internet en anglais, traduction de la page idoine japonaise, où sa situation est très clairement indiquée. Il vous faut d’abord aller à Osaka (environ 3 heures en TGV de Tôkyô), puis il vous reste quarante minutes de train jusqu’à cette petite bourgade qui a accueilli jadis le « Dieu des Mangas » de son enfance à l’âge adulte.
Avec sa scénographie grand public, ses atours modestes, voire kitsch, l’endroit est vraiment sympathique. Une collection d’originaux de Tezuka de toutes les périodes de sa production est proposée dans un environnement bon enfant qui comporte une bibliothèque complète, des postes où l’on peut visionner ses films et un studio de dessin animé où des hôtesses vous proposent de faire votre propre animation. Vous recevez une réglette, un crayon et, sur un bac à lumière, on vous confie deux calques où vous pouvez faire le travail d’intervalliste.
Cela fait, vos dessins sont clichés et votre animation apparaît, ô miracle, sur un écran. Vous repartez avec vos dessins dûment estampillés « Tezuka Productions », précieux trophées. Comme de juste, une boutique de goodies achève le parcours. En repartant, vous repassez par « l’allée des fleurs » qui vous mène jusqu’à la gare, non sans vous arrêter devant le théâtre de Takarazuka, célèbre pour ses spectacles où tous les rôles ne sont joués que par des femmes et qui faisait l’admiration du maître nippon. Là, vous vous souvenez que dans Princesse Saphir ou dans MW par exemple, le travestissement des héros est un des ressorts préférés de l’auteur d’Astro Boy.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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Plus d’infos :
Un site de fans de tourisme de manganime
Un site d’infos italien (en anglais) sur le Musée Tezuka
Photos et reportage à Tôkyô, Kawazaki et Takarazuka : D. Pasamonik
[1] Chez Kodansha, puis Albin Michel.
[2] Dessinateur et scénariste de BD (Tôkyô est mon jardin, L’épinard de Yukiko...), il est également directeur de la collection Sakka chez Casterman et traducteur attitré de Jirô Taniguchi (Quartier lointain).
[3] Ils sont plus d’un millier dans le pays, et certains vivent exclusivement de leur plume.
[4] Période de l’histoire du Japon située entre 1600 et 1868.
[5] J’ai ainsi trouvé d’occasion les quatre volumes originaux de L’Histoire des Trois Adolf de Tezuka pour 500 yens, soit un peu moins de quatre euros.