Y a -t-il un parallèle à faire entre le génie mathématique et celui de l’humour ? Le physicien et philosophe Étienne Klein dit à propos d’Albert Einstein, le théoricien de la relativité : « Son génie consiste précisément à enchaîner les questions simples […], à tirer le fil jusqu’à aboutir à un nouveau point de vue. Sa naïveté confine à la perspicacité… » [1] Goossens, Franquin, Gotlib ou Goscinny ne procèdent pas autrement : à partir d’une situation toute simple, ils poussent la logique jusqu’au bout, jusqu’à l’absurde... Jusqu’à la porte de l’univers...
Au centre de cet album, le sentiment de déclassement : Robert Cognard est un humoriste en fin de carrière. Mais alors dans le genre pathétique : mal rasé, pas franchement lavé, il sent un peu l’alcool et surtout, il n’a plus aucune idée, mais aucune !
Il a l’impression d’être dépassé par le monde. Le public appelle un autre humour que le sien, ne rit plus des mêmes choses que lui, on se demande ce qui lui prend ! Cognard ne peut plus se moquer du monde : il ne le comprend plus. Lui dont le métier est de jeter sur la réalité un regard décalé, intelligent, il ne la perçoit plus cette réalité. Pour lui, comme dirait Rimbaud, elle n’est plus qu’idéal.
Alors, il est viré sèchement par ses employeurs, qui y mettent les formes cependant, mais avec une sourde violence. Sa femme le largue puisqu’il n’a plus d’argent, pire : plus d’humour. Pas de pathos chez Goossens : comme chez Einstein, ce sont des impressions simples, comme celle du départ d’un train dans une gare, dont il tire le fil. Tout cela est raconté sans cruauté, avec une infinie empathie et d’ailleurs Robert ne reste pas longtemps seul : il va rencontrer une femme qui l’écoute, mais bon, elle est amoureuse de Corto Maltese…
Cognard s’accroche. Il est à l’affût de toute idée, il mouline. Il œuvre pour se reprendre, se mettre en question, redémarrer. Il se rend au salon international du rire, où il détonne car il fait des blagues sur la taille supposée du sexe des Noirs alors que ses collègues préfèrent s’en prendre prudemment aux Belges et aux Suisses…
C’est que Robert est pour l’humour-vérité. Sauf que la vérité n’est pas universelle. Surtout, elle n’a pas vocation à être drôle, c’est-à-dire bizarre, extraordinaire…
Alors Cognard s’accroche à un mot d’ordre : « Il faut ajouter une pierre au mur qui arrête le torrent de la connerie. » Mais là encore, la raison le rattrape. On lui fait remarquer que si on arrête le torrent de la connerie, cela va constituer un jour un grand lac où tout le monde va finir par se noyer ! C’est irréfutable ! Quand bien même, Cognard mourra de vieillesse, mais dans une vieillesse désabusée : « Toute ma vie, je me suis usé à vouloir tout expliquer à des murs. Et les murs m’ont emmuré », dit-il.
Mais quand, enfin, arrive le Jugement dernier, il fait une découverte : il y a bien un paradis pour les comiques ! On ne vous en dit pas plus. Il semble bien que Goossens en soit le Dieu.
D’une trame simple, il tire des situations formidables, inventives, qui ne se limitent pas à l’écriture du récit : le rire est conjointement provoqué par les trognes qu’il dessine, par son jeu d’acteurs, par l’entrelacement de ses situations qu’il maîtrise à la perfection.
Goossens a eu le Grand Prix d’Angoulême en 1997, il ne l’avait pas volé. Peu d’humoristes lui ont succédé depuis. Il faut dire que cela fait plusieurs années que l’Umour et la Bandessinée de Fluide Glacial ont déserté les rives de la Charente.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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La Porte de l’univers – Par Daniel Goossens – Ed. Fluide Glacial
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