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Emiliano Simeoni ("Les voyages de Takuan / Brendon / Lanciostory") : « Arrêter de travailler pour la France a été un choix douloureux »

Par Jean-Sébastien CHABANNES le 6 novembre 2018                      Lien  
Il y a quelques mois, lors d'échanges avec le scénariste Serge Le Tendre, nous avions évoqué un de ses anciens collaborateurs : Emiliano Simeoni. Plus personne n'ayant de nouvelles (ses éditeurs non plus) de ce dessinateur italien pourtant talentueux. Nous avons alors profité de la présence de notre interprète italienne Francesca De Matteis pour tenter une première prise de contact téléphonique. Visiblement très surpris par notre démarche, il paru ensuite heureux de constater que le lectorat franco-belge ne l'avait pas oublié, et il accepta dès lors l'idée d'organiser une interview exclusivement pour ActuaBD. En plus de sa patience et de sa disponibilité, le dessinateur fit de gros efforts pour se replonger dans ses souvenirs linguistiques d'une époque un peu lointaine. Signe de son amabilité, Emiliano Simeoni nous accorda alors l'honneur de répondre à toutes les questions en français !

Nous avons parlé de vous, il y a quelque temps, avec votre ancien scénariste : Serge Le Tendre

Oui, bien entendu, je me souviens très bien de Serge !!! Nous avons travaillé ensemble pour réaliser deux albums : "Les Fous de Dieu" et "Le Livre de sang", c’était entre 1986 et 1989. J’espère qu’il va bien et que vous pourrez lui passer le bonjour de ma part. Vous pouvez même le saluer beaucoup-beaucoup pour moi. Regardez cette photo que j’ai retrouvée, ce sont mes débuts dans ce métier quand je travaillais avec Serge et Claude Moliterni.

Emiliano Simeoni ("Les voyages de Takuan / Brendon / Lanciostory") : « Arrêter de travailler pour la France a été un choix douloureux »

Je suis le plus jeune sur la photo, là, avec l’écharpe rouge, entre Serpieri et Moliterni. Les autres, ce sont tous des dessinateurs ou des scénaristes qui ont travaillé pour Dargaud. De gauche à droite, vous pouvez voir « De Angelis », « Teresa Biagioli », « Serpieri » et « Saudelli ». À ma gauche sur la photo, vous pouvez découvrir « Torti », « Moliterni », « Dal Pra » et « Sicomoro ». La fille, Teresa Biagioli, a colorisé beaucoup d’albums de tous ces auteurs… et les miens aussi !

Vous travaillez toujours dans le dessin ?

Après « Le Livre de sang », j’ai continué à dessiner en Italie pour la maison Bonelli et aussi pour d’autres éditeurs italiens. J’ai beaucoup travaillé sur un héros de B.D. en Italie nommé « Brendon ». Aujourd’hui je ne fais plus de planches de bandes dessinées, je ne fais que des couvertures. Actuellement, je dessine des couvertures pour un magazine qui publie « Lanciostory », « Skorpio » et « Dago ». Et c’est beaucoup de travail chaque jour, rien que pour faire une seule couverture.

Vous avez bien connu toutes ces personnes ?

Oui, j’ai connu toutes ces personnes qui sont sur la photo, mais pas forcément bien à mes débuts dans ce métier... et donc pas à la date où cette photo a été prise. Derrière Moliterni, on voit Rodolphe Torti, c’est un dessinateur qui a beaucoup travaillé pour la France avec Dal Pra, son scénariste. Ensemble, ils ont fait « Les enquêtes de Jan Karta ». Et bien, c’est justement avec Torti que j’ai commencé à dessiner quand j’avais 19 ans ! Mais en réalité, j’avais connu Dal Pra bien avant de commencer à dessiner. Je l’ai connu quand j’avais 12 ans, parce qu’il était le fiancé d’une amie. Un jour, alors que j’étudiais l’Histoire de l’art à l’Université, il m’a demandé « Qu’est-ce que tu fais pour vivre ? Si tu sais dessiner, je peux te présenter à un ami qui fait ce travail-là ». Je me suis alors rapproché de Torti et j’ai ainsi commencé à dessiner des petits bouts, pendant des mois, sans gagner ma vie.

C’était surtout pour apprendre le métier du dessin dans la bande dessinée. C’est très différent d’un simple dessin qu’on peut faire ! Ensuite, je me suis mis à faire des bandes dessinées pendant un an dans l’atelier de Torti, et au bout d’un moment, il m’a conseillé d’aller voir la maison d’édition qui publie « Lanciostory ». Et c’est aujourd’hui encore eux pour qui je réalise mes couvertures.

Pour répondre à la question, à cette période de la photo, j’ai aussi connu Franco Saudelli qui avait beaucoup travaillé lui aussi pour la France, avec le scénariste De Angelis. Il a également dessiné (mais tout seul) une série érotique « La Blonde ». J’ai moi aussi fait une histoire avec De Angelis sur la Rome ancienne en 2013 et c’est un travail que j’ai beaucoup aimé faire ! Teresa Biagioli… je me suis fiancé avec elle quand on était jeunes. On s’est même mariés et ensuite on a divorcé. Mais encore aujourd’hui, c’est une personne que j’adore et que je continue à voir. Nous sommes toujours en contact, même avec sa famille. Au début, sur mes premières planches de BD, c’était elle qui faisait l’encrage. Puis, elle est devenue coloriste et a réalisé les couleurs de tout le monde sur la photo (sauf Sicomoro qui préférait faire ses couleurs seul).

Serpieri, nous l’avons connu avec Thérèse car j’adorais son travail. C’est moi qui ai cherché à le connaître, c’était une époque où on travaillait tous pour la France. Je me souviens d’ailleurs de séjours passés avec Serpieri et les autres, quand il nous fallait justement se déplacer en France pour notre travail. Moliterni, je l’ai connu un jour où je suis allé avec Teresa à un Salon du Livre à Bologne. J’avais amené mon travail pour le montrer à quelques éditeurs et à la fin, je suis arrivé au stand de Dargaud. Moliterni était là mais je ne savais pas qui il était. Je lui ai montré mon travail et il m’a répondu : « Je ne suis pas intéressé par ce travail-là... mais par contre, je suis intéressé par toi, je te ferai travailler avec les meilleurs scénaristes actuels de France. » Je pensais qu’il plaisantait, mais après j’ai compris que c’était vrai car il m’a ensuite fait connaître Serge le Tendre.

Et c’est comme ça que vous avez commencé le tome 1 des « Voyages de Takuan » ?

Oui, c’est comme ça que j’ai commencé à en dessiner le tout premier album qui s’appelait « Les Fous de Dieu » avec Serge au scénario. Mais en même temps, je devais terminer un travail que j’avais commencé avant, pour l’Italie. Et il faut savoir qu’à cette même période, j’ai eu une proposition d’un quotidien de Rome : « Il Messagero ». Ils cherchaient quelqu’un pour faire des croquis dans des chroniques quand il leur manquait des photos. À cette époque, ça marchait comme ça : si l’on n’avait pas de photos, on faisait des dessins, des croquis. Là, il m’a fallu prendre une décision entre ce travail en Italie et travailler pour Dargaud. Après beaucoup de mois, et après avoir bien discuté avec ce quotidien, je leur ai dit « non » (bien que le poste qu’ils me proposaient était très intéressant). Mais j’avais préféré travailler avec Dargaud, j’avais préféré démarrer ma collaboration avec Serge…

Le Dictionnaire mondial de la BD chez Larousse a parlé de vous comme un des créateurs transalpins les plus intéressants.

En fait, j’étais déjà un peu connu en Italie quand j’ai rencontré Moliterni au stand Dargaud. Serge est ensuite venu à Rome et nous avons beaucoup parlé. Il est resté chez moi pendant presque un mois pour arriver à bien s’entendre, pour bien se comprendre concernant ce nouveau travail qu’on allait devoir commencer à faire ensemble.

L’album « Les Fous de Dieu » a vraiment très bien marché. Mais au bout d’un an, après ce premier album, Dargaud a commencé à avoir des problèmes. Cet éditeur français a dû vendre une partie de ses héros à d’autres éditeurs, c’était la grosse crise à ce moment-là pour tous les éditeurs en général à cause des ventes d’albums. Delcourt a racheté notre série et nous avons donc publié le second tome chez lui. C’est l’album que tu connais : « Le Livre de sang ». C’est vrai qu’entre Dargaud, Delcourt, Moliterni et Serge Le tendre, c’était finalement une période où j’étais pas mal connu en France, dans l’univers de la B.D. Par contre, je n’étais pas du tout au courant de cette information me concernant dans le dictionnaire Larousse. Je ne sais même pas où me procurer ce dictionnaire, vous pouvez me montrer la page, je suis curieux de voir ça ?

Tenez : est-ce que tout y est, vous concernant ?

Oui en effet… tout ce qui est écrit sur cette page de ce dictionnaire est vrai… sauf un point : sous mon nom, il est écrit « Dessinateur - Scénariste - Italie ». Mais je ne suis pas du tout scénariste, je suis seulement dessinateur. Et d’ailleurs, en ce moment, je suis en train de faire un inventaire de tout le travail que j’ai pu réaliser avant et après « Les Fous de Dieu ». Par exemple, j’ai ressorti mes planches de « Progetto Eden » (Le Projet Eden) que j’avais justement montrées à Moliterni à Bologne. C’est ce travail pour lequel il m’avait répondu qu’il était plus intéressé par moi que par mes planches… ( Rires )

Toutes les histoires que j’ai eu à dessiner n’ont jamais été écrites par moi, il y avait toujours un scénariste. Dans les premières années de mon travail, je ne connaissais même pas le scénariste ! L’éditeur me donnait l’histoire que je devais dessiner avec seulement son nom écrit sur le scénario. C’est étrange mais pendant toutes ces premières années où j’ai commencé à travailler, je ne savais jamais qui était réellement le scénariste. Ce projet, « Progetto Eden » donc, était quand même paru en Italie en 1983, ce n’est qu’ensuite que j’ai commencé à travailler pour Moliterni. Concernant Brendon qui est évoqué à la fin de la page du dictionnaire, j’ai en effet dessiné trois albums pour cette série. Le premier est sorti en 2001. Au total, j’ai réalisé 94 planches pour chacun des albums, soit un total de 282 planches réparties sur les trois tomes.

Mais après ça, il faut savoir que j’ai eu une grosse crise : je n’arrivais plus à dessiner ! J’étais complètement lassé. C’était comme une crise d’identité par rapport à ce travail que je faisais en BD. Je ne voulais plus faire Brendon et donc mon éditeur n’a plus voulu, lui non plus, m’alimenter en travail sur cette série. Ça a duré pendant au moins deux ans ! Et après, petit à petit, j’ai réussi à redessiner de petites histoires, avec le temps, j’ai même pu me remettre à travailler pour l’éditeur de « Lanciostory / Skorpio »... et je suis enfin arrivé à réaliser quatre épisodes d’une histoire médiévale-fantastique. Ma toute dernière réalisation sur des planches de BD concerne cette histoire qui m’a beaucoup plu sur la Rome ancienne. Mais au final, aujourd’hui, je ne fais plus que des couvertures et toujours pour ce même éditeur.

Pourquoi il n’y a pas eu de tome 3 aux « Voyages de Takuan » dessiné par vous ?

Après « Le Livre de Sang », j’ai commencé à dessiner une histoire à épisodes, toujours pour l’hebdomadaire « Lanciostory ». C’était une série de 14 épisodes de 15 planches chacune. C’était du fantastique et c’est paru pour la première fois en 1994 mais en réalité sous l’égide de l’hebdomadaire Skorpio. En fait, c’est la même maison d’édition qui gérait ces deux hebdomadaires : Skorpio et Lanciostory. L’histoire s’appelait « Au delà de la terre du rêve ».

Pour en revenir à la période Delcourt, il faut savoir que j’ai réalisé le second tome des « Voyages de Takuan » avec beaucoup d’implication et ça m’avait pris beaucoup de temps : une année et 3 mois. Je calculais carrément le temps que j’y passais pour comprendre si je pouvais être un dessinateur aussi rapide que le voulait l’éditeur. Delcourt voulait un livre fini en un an, pas plus. Mais moi, je travaillais 9 heures par jour, week-end et vacances compris pour produire un album en 15 mois, j’ai donc expliqué à Delcourt que je n’arrivais pas à vivre correctement en Italie juste avec l’avance sur les droits. Étant donné cette période particulière de crise sur les ventes d’albums de BD, le livre s’est quand même assez bien vendu après. C’était une bonne situation de ventes mais pas suffisante pour vivre, pendant la période de réalisation, je ne pouvais compter que sur l’avance et je ne finissais pas les mois. Il m’a donc fallu prendre une décision très douloureuse pour moi, ça m’a fait très mal de devoir arrêter car ce travail que je faisais pour la France correspondait vraiment à ce que j’aimais faire, à ce que je voulais. Mais pour vivre, il me fallait chercher autre chose. Et donc le travail de dessin que j’ai trouvé en Italie, c’était pour Skorpio et là au moins, j’arrivais à bien vivre.

Quand les ventes sont nombreuses, ça me convient bien car je suis un dessinateur laborieux, qui dessine lentement. Je n’ai pas un dessin synthétique, rapide. Mon dessin est élaboré et donc il faut que les ventes soient nombreuses.

Et aujourd’hui c’est toujours comme ça pour moi avec cet éditeur. Avec le temps j’ai appris à être moins élaboré, en cohérence avec l’état d’esprit français. Ce qui m’a d’ailleurs posé un problème avec le créateur de la série Brendon car il me reprochait de travailler avec un état d’esprit français, en faisant de la BD à la manière franco-belge, mais avec un format plus petit (et en noir et blanc aussi). Mon dessin trop élaboré posait donc problème avec le format italien. Tout ça a fini par créer une crise qui a fait que je me suis arrêté de dessiner pendant longtemps. Au final, c’est vraiment dommage que je gagnais trop peu à cette époque quand je travaillais pour Serge.

Quelles ont été les réactions en France quand vous avez pris votre décision d’arrêter ?

Je ne sais plus trop qu’elle a été la réaction de Serge et pourtant je suis quelqu’un qui a une bonne mémoire des différentes étapes de ma vie personnelle. Or là, je n’ai vraiment pas de souvenir des paroles de Serge à ce moment-là. J’avais rendez-vous dans les bureaux de Delcourt à Paris, j’y étais allé accompagné de Serge. Je n’ai aucun souvenir clair de la réaction de Serge dans cette situation, je sais que j’avais principalement discuté avec Delcourt pour bien leur expliquer la situation par rapport à mes difficultés économiques et mes difficultés pour produire plus vite : je ne pouvais boucler un livre en maximum un an. La réponse de Delcourt avait été qu’ils ne pouvaient pas faire autrement et qu’ils ne pouvaient pas me donner plus par anticipation. Serge n’était pas content de la situation mais je ne me souviens pas que nous ayons eu tous les deux une conversation entre nous.

Et puis après, je ne me souviens pas, depuis ces trente années, avoir eu de nouvelles ni de la part de cet éditeur ni de mon scénariste. En plus, de mon côté en Italie, je n’ai reçu que très peu de nouvelles du monde de la BD franco-belge d’une manière générale. Je ne sais donc pas du tout ce que les lecteurs auraient pu penser de l’arrêt de la série à ce moment-là.

Moliterni, quant à lui, il était resté Directeur chez Dargaud et n’avait aucune fonction chez Delcourt. Je ne travaillais donc plus pour lui et nous n’avions que des relations amicales. Quand j’avais parlé avec lui de la situation, il m’avait quand même proposé de travailler avec lui sur un projet qu’il avait de monter une maison d’édition du nom de Bagheera. Je sais que c’est devenu une réalité ensuite mais sur le moment ce n’était qu’un simple projet. Au final, quand j’ai continué mon travail en Italie, je me suis bel et bien retrouvé sans aucune nouvelle de personne.

Pouvez-vous nous expliquer votre manière de dessiner, votre dessin propre, et détaillé ?

Oui, mon trait est très élaboré et je pense que ça se voit en effet dans mes planches. Je commence par lire avant tout le scénario et ce, plusieurs fois, pour bien sentir l’atmosphère. Il me faut ressentir les situations, sentir le caractère des personnages, deviner un peu leur visage.

Je mets aussi beaucoup d’attention dans toutes mes recherches, surtout s’il y a des ambiances, des objets, des vêtements particuliers dans l’histoire et si tout ça se revoit à plusieurs reprises dans les pages. Pour tous ces moments-là, je fais une étude des situations avec des petits croquis préparatoires selon les besoins. Par exemple, pour « Les Fous de Dieu » et pour « Le Livre de sang », j’avais fait des petits modèles de ce que j’avais à dessiner, plusieurs fois et selon des points de vue différents. Je fais aussi tout un travail de documentation comme quand par exemple, je ne sais pas comment sont équipées les intérieurs des maisons dans un village médiéval, ou pour connaître aussi la topologie des habitations du Moyen-Âge, des structures, des architectures...

Ce que je fais ensuite, c’est l’étude propre des personnages ! J’étudie leur visage en fonction de la psychologie que le scénariste leur a attribuée, qu’il m’a décrite. J’essaye de trouver la bonne "typologie" du personnage en dessinant, jusqu’à trouver ses bonnes caractéristiques.

Enfin après, je commence à dessiner vraiment. Je fais au préalable des petits dessins de tout et j’agrandis à la taille définitive de la planche. Je dessine alors toutes les pages au crayon. Pas tout le livre, mais la quantité de pages que j’avais prévues de réaliser dans le mois ! Ça correspond souvent à une dizaine de planches (parfois plus, parfois moins).

Quand j’ai fini ces dix pages au crayon, je regarde tout avec attention et je passe à l’encre. Je travaille avec une plume métallique, je ne travaille pas au pinceau. Comme pour mes livres en français et pour beaucoup d’autres histoires, j’encre d’une manière qui est faite de petits traits et qui donne un résultat gris, ce n’est pas noir.

Dessin de l’auteur réalisé pendant l’interview

Par contre, pour des histoires comme Brendon, là j’encre avec beaucoup plus de noir, au pinceau et là les planches finies sont vraiment noires. Le niveau d’élaboration de mes images est dû à la quantité de détails que je mets dans chaque cadre. Il faut savoir qu’une bonne partie de la BD française réclame plus de traits, plus de détails. Alors qu’en Italie, le lecteur réclame moins de détails dans les vignettes, il accorde plus d’importance au premier plan et à la cinématique entre les images. Il ne regarde pas par exemple, la quantité de personnages, ni tous les détails dans une seule case.

Quelle aura été votre série préférée parmi toutes celles sur lesquelles vous avez travaillé ?

Le travail que j’avais fait pour Dargaud avec Serge… dans ces moments-là de ma vie, c’était le plus important ! C’était quelque chose de merveilleux pour moi. Pendant ces six années, j’étais encore un jeune dessinateur, sans beaucoup d’expérience et donc j’avais très peur d’affronter une telle situation. Mais en même temps, j’étais très-très heureux de faire ce travail-là ! Quand c’est arrivé, je ne m’y attendais pas du tout et donc ça a été quelque chose de grand pour moi ! J’ai toujours aimé dessiner des récits historiques car j’avais étudié l’histoire de l’art à l’université. Toutes les époques historiques me plaisent mais, dans mes rêves de dessinateur, c’est surtout sur la période médiévale ou sur la Renaissance que je voulais dessiner des histoires. Je m’étais beaucoup engagé vis-à-vis de Dargaud, de Moliterni et de Serge pour répondre à leurs demandes et ces deux livres sont donc les plus importants pour moi. Les autres histoires que j’ai réalisées par la suite m’ont aussi apporté du plaisir... même si au moment de réaliser « Brendon », ça a par contre été un moment plus difficile de ma vie. Il a fallu attendre longtemps pour que je me ressente vivre et pour que l’envie de dessiner revienne. Ça s’est alors fait avec les 4 épisodes de cette petite histoire médiévale-fantastique dont je t’ai parlé. Car j’aime aussi dessiner la nature, des éléments naturels et ce travail pour la maison d’édition de « Lanciostory » baignait justement dans une ambiance douce et sympathique. Ça a contribué à me ramener un peu de joie de vivre. Ce qui a été très important pour faire revenir ensuite à moi, l’envie de dessiner à nouveau. Egalement, l’histoire sur la Rome ancienne a aussi été un travail important pour moi car ça correspondait à ce que j’avais toujours voulu faire. J’ai beaucoup étudié les Romains et j’ai toujours rêvé de dessiner sur cette période de la Rome antique. Certes, cette histoire est arrivée tard dans ma vie de dessinateur mais je suis très content d’avoir pu quand même la dessiner. Il m’avait fallu alors beaucoup de documentation et ça m’a apporté beaucoup de plaisir. Donc au final, je ne saurais dire quelle série pourrait avoir ma préférence ! En réalité, il n’y en pas une qui prévaut sur les autres, chacune correspond à une période précise ma vie et à mes émotions du moment.

C’est donc ce travail sur « Brendon » qui vous aura conduit à une sévère crise personnelle ?

Oui car il faut savoir que quand je fais une histoire, je pénètre totalement dans l’histoire. Je m’identifie complètement. Et donc une histoire un peu triste ou avec une ambiance un peu noire, ça va forcément avoir un impact sur moi. L’histoire de « Brendon » se passe dans un futur sur Terre mais sans végétation : toute la nature est détruite. Plus aucune plante ne pousse. Quand je dessinais ça, je me sentais de plus en plus triste. Je me suis rendu compte que ça ne me rendait vraiment pas heureux ! Or comme il est important pour moi de m’identifier par rapport à l’histoire que je dessine, je préfère travailler autant que possible sur des histoires qui vont rendre agréables mes longues journées de travail.

Il y avait un brin d’érotisme sur vos deux albums avec Serge.

Je me souviens bien en effet sur le « Le livre de sang » mais par contre, j’avais un peu oublié concernant le premier tome de la série ! Maintenant que vous me le dites, je redécouvre en effet ces trois ou quatre vignettes... je ne les avais plus du tout en tête ! ( Rires ) Quand je les avais dessinées à l’époque, je les voyais plus comme un amusement, pas du tout comme une touche d’érotisme au sein de l’histoire. Par la suite, je me suis amusé à dessiner des corps féminins, un peu dénudés. Mais c’était uniquement des dessins de couvertures un peu érotiques que j’avais pu réaliser de cette manière. Il m’arrive d’en dessiner encore actuellement…

Vos autres histoire ne seront jamais traduites ni publiées en français ?

Je crois que ce serait difficile. Presque toutes les histoires que j’ai faites sont publiées en kiosque en Italie. Ce sont des histoires indépendantes de 14 ou 15 planches chacune. Ce ne serait peut-être pas facile d’en faire un livre même si techniquement tout est faisable de nos jours.

Depuis votre départ, vous n’avez plus jamais été sollicité par un éditeur ou un scénariste franco-belge ?

Si. J’avais été sollicité par Marya Smirnoff qui était directrice de la maison d’édition « Bagheera ». Mais c’est arrivé longtemps après ! Ils voulaient publier en France une histoire que j’avais dessinée en Italie pour la revue « Lanciostory ». C’est cette histoire fantastique dont je t’ai parlé : « Au-delà de la terre du rêve ». Mes planches lui plaisaient beaucoup. Marya voulait acheter les droits pour la France mais ma maison d’édition italienne n’a pas voulu vendre à ce moment-là. Je ne sais pas pourquoi ! Par la suite, plus aucun autre éditeur ou scénariste ne s’est intéressé à moi, mais il faut dire que de mon côté, je n’ai pas cherché non plus. En fait, j’avais toujours ce même problème pour dessiner une longue histoire, je risquais de ne pas pouvoir m’engager à produire un album en 12 mois si un éditeur me le réclamait. Je n’ai donc pas cherché.

Cependant, ma dernière histoire en B.D. que j’ai faite sur la Rome ancienne, nous avions songé justement avec le scénariste Ottavio De Angelis à respecter un certain format pour pouvoir le présenter à des éditeurs français. Mais après le premier tome, notre éditeur en Italie m’a proposé de réaliser des dessins de couvertures pour plusieurs de ses magazines et j’étais attiré par cette nouvelle expérience. L’histoire a donc été poursuivie par un autre dessinateur. Je sais juste que c’est une femme et que c’est dans un tout autre style. Avec le scénariste (avec qui je suis resté ami), nous avons depuis décidé d’abandonner ce projet de proposer notre premier album à d’autres éditeurs.

Vous dessiniez enfant ? Devenir dessinateur était votre rêve ?

Là, je crois qu’il faut que je vous raconte un petit bout de ma vie ! Quelque chose a conditionné tout le reste : à deux ans et demi, je suis rentré dans un orphelinat. J’étais tout petit, je n’avais que ma mère mais je devais y aller quand même. Mais là-bas, j’étais chanceux quand même par rapport aux autres enfants qui eux, n’avaient pas de parents du tout. Ma mère venait de temps en temps pour moi. J’y suis resté jusqu’à mes 13 ans. La BD était interdite, comme toutes ces choses qui venaient du dehors. C’était un orphelinat religieux qu’on peut qualifier de rigide. Je me souviens que j’aimais beaucoup dessiner mais on n’avait pas beaucoup d’occasions de le faire. Quand j’en suis sorti, j’ai vécu ensuite avec ma mère de l’âge de 13 ans jusqu’à 18 ans. Pour mes études, j’ai voulu choisir l’école de l’art mais ma mère voulait que je travaille. Moi je voulais étudier, je voulais tout connaître ! J’ai toujours été très heureux d’aller à l’école.

Lorsque j’ai eu 18 ans, ma mère a déménagé avec son compagnon loin de Rome et donc je devais trouver un travail. J’ai alors eu la chance de pouvoir travailler très vite et surtout dans le milieu de la BD. Comme je t’ai dit plus tôt, c’est grâce à un ami que j’ai eu cette possibilité pour rejoindre l’atelier de Torti. J’ai immédiatement vu ça comme un bon travail pour arriver à survivre. Je n’ai pas vu ça comme un rêve d’enfant qui se réaliserait mais je me suis dit que si je devais travailler tout de suite pour m’en sortir, et bien ce travail-là me conviendrait alors très bien ! Et donc, je me suis impliqué le plus possible pour savoir tout dessiner et faire ça très bien. On ne peut pas tout savoir dessiner, il faut apprendre !

Vous ne lisiez donc pas de BD enfant ? Vous avez quand même des dessinateurs ou héros favoris ?

Petit je ne lisais pas de B.D. en effet ! Quand j’ai quitté le collège, la toute première BD que j’ai connue, c’était Mickey (ainsi que d’autres personnages de Disney). Plus tard, j’ai été beaucoup étonné par Astérix. Encore aujourd’hui, j’ai beaucoup de plaisir à lire Astérix, à en regarder les dessins. Un dessinateur comme Harold Foster m’a aussi surpris avec son « Prince Vaillant », et aussi Alex Raymond avec son « Flash Gordon ». Ce sont eux les premiers que j’ai connus, et puis, quand j’ai réellement commencé mon métier de dessinateur, j’ai fort logiquement cherché à me documenter sur la bande dessinée en général. Et c’est là que j’ai principalement été étonné en France par Druillet et Moebius... comme par Serpieri en Italie ! Mon attirance qui prévaut pour certains auteurs est fortement liée aux différentes périodes de ma vie, mais il y a beaucoup d’auteurs de BD qui me plaisent encore aujourd’hui. Dans mes premières années de ma formation, je pourrais citer Hermann qui m’avait alors étonné avec ses « Tours de Bois-Maury », il y a aussi des auteurs comme Fred et Alexis, Peeters et Schuiten... ils sont nombreux !

En Italie, je pourrais citer Toppi, Manara, Dino Battaglia... Ils ont tous eu de l’influence sur moi ! Même des dessinateurs espagnols, argentins ou américains : Enrique Breccia, Carlos Gomez, Bernet, John Buscema, Joe Kubert... Et aussi, je me souviens quand j’ai travaillé avec Serge Le Tendre, j’ai eu la possibilité de connaître de manière plus personnelle un dessinateur comme Régis Loisel qui m’avait alors beaucoup plu. Je ne pourrais pas dire qui je préfère. Encore aujourd’hui, je lis parfois de la BD (même si ce n’est pas souvent) et quand je trouve quelque chose d’intéressant, je lis, je regarde tout. Mais pour cela, il faut que l’histoire ou le graphisme me donne de l’émotion.

Que sont ces couvertures que vous dessinez chaque jour ? C’est un travail qui vous plaît plus que de réaliser des planches de BD ?

Ce sont des couvertures pour le mensuel « Dago », un magazine B.D. de 95 pages et au même format que les mensuels de « Tex » ou « Brendon » ici en Italie. Le héros, qui s’appelle Dago, a été créé par le scénariste Wood et le dessinateur Salinas. Mais je ne dessine rien dans les pages de ce mensuel, je fais seulement les couvertures, le nouveau dessinateur qui a prolongé le graphisme de Dago est Carlos Gomez. Le personnage est un héros qui vit dans la période de la Renaissance entre 1500 et 1600. Je fais aussi des couvertures de ce même personnage pour un autre magazine hebdomadaire qui publie des épisodes de Dago. Ce sont des couvertures que je réalise dans un autre genre et quand je peux, je mets souvent des figures féminines. Cet éditeur hebdomadaire gère deux magazines : « Lanciostory » et « Skorpio ». Par contre, une couverture chaque jour, ça non, ce n’est pas possible ! Oui, je dessine tous les jours mais je ne fais que 3 ou 4 couvertures par mois. Et je suis sûr de réaliser au moins la couverture du mensuel. Je travaille tous les jours pour chercher comment sera ma prochaine couverture, pour trouver des idées. C’est un travail qui me plaît beaucoup et que j’ai accepté de faire car c’était une époque où j’avais besoin de dessiner avec plus de sérénité, avec moins d’engagement personnel, et aussi pour acquérir une expérience plus approfondie sur les couleurs. Je ne connaissais pas trop bien la mise en couleur, j’avais besoin de faire cet apprentissage. Aujourd’hui, cela m’apporte un certain confort dans mon travail, ça me va bien comme ça quand même…

Avec des personnages comme Rebecca, on se rend compte que vous aimez dessiner les expressions des visages.

Oui ce n’est pas facile et je crois que ce n’est pas facile pour tous les dessinateurs. Au début du travail, il faut bien choisir le visage en fonction de la psychologie du personnage, en fonction de ce qu’en a dit le scénariste dans sa description. Et pour ça, je lis très attentivement tout ce que m’en dit le scénariste dans son histoire. Il est nécessaire que j’arrive à me faire une idée de ce que sera le personnage ! Je cherche ensuite dans la vraie vie, parmi toutes les personnes qui m’entourent. Je cherche dans les visages que je croise mais aussi dans les photos ! Je cherche beaucoup-beaucoup pour arriver à trouver la bonne idée. Je regarde aussi beaucoup le travail des autres dessinateurs pour voir comment ils réalisent leur graphisme et la structure des visages de leurs propres personnages qu’ils ont à dessiner eux aussi. Ensuite, je continue à chercher le visage de mon personnage, en faisant des dessins pour bien en saisir les traits (et toujours en respectant ce qui détermine ses caractéristiques psychologiques). Et en plus, il faut arriver à dessiner la même tête dans des positions différentes, tout en conservant ses caractéristiques propres : ce n’est pas un travail facile. Il y a toujours des éléments du visage qu’il faut bien mettre en évidence. Des fois, ça vient facilement mais des fois, le résultat ne correspond pas vraiment à ce qu’on avait envie de faire. Mais c’est comme ça, c’est normal : on n’arrive pas toujours au résultat qu’on aurait aimé atteindre. Par contre, quand on approche du résultat espéré, c’est une très bonne chose pour la réalisation de toute l’histoire.

Quel est votre avenir de dessinateur ?

Difficile d’y répondre. Dans ma vie, je laisse parler le temps, je ne le force jamais. Je ne reste pas inerte mais c’est presque une philosophie de vie pour moi : je vis comme ça. Certes, j’affronte les situations quand elles se présentent, je ne suis pas attentiste mais je continue le travail que je fais actuellement sans me poser de questions. Et si un jour il se présente à moi un autre travail, j’y serai ouvert. Je ne ferme aucune porte à la bande dessinée. Aujourd’hui je fais des couvertures, c’est un travail qui me va comme ça et je verrai si un autre travail intéressant se présente. Je serai même très content de surmonter un nouveau travail si une occasion se présente. Mais aujourd’hui la situation est comme ça, je n’ai pas de projet particulier en cours et ça me va très bien comme ça.

Avez-vous lu la suite des « Voyages de Takuan » ?

Oui je connais l’album qui a suivi et que le dessinateur TaDuc a réalisé. Mais je ne l’ai pas ici avec moi et je n’ai donc pas la possibilité de le revoir, par contre, je me souviens qu’à l’époque je l’avais trouvé très bien fait, avec de beaux dessins, de belles planches. Je ne connais que le troisième tome, celui paru tout de suite après les deux miens, je ne connais pas les deux autres épisodes…

Qu’aimeriez-vous ajouter ?

En fait, je n’aurais jamais imaginé qu’après toutes ces années des gens puissent encore se souvenir de mon travail. Je reste très étonné mais je trouve ça aussi très beau et ça me rend heureux. J’ai presque envie de demander pardon si le fait d’avoir abandonné le monde du 9ème art, a pu amener de la déception en France ou un peu de peine chez certaines personnes. Donc j’ai envie de dire merci ! Vraiment merci si après tout ce temps, vous avez encore une bonne opinion du travail que j’avais fait à l’époque. J’espère encore avoir un jour une nouvelle possibilité de dessiner pour la France ou pour la Belgique. C’est drôle pour moi de constater que le temps n’a pas fait oublier mes livres, ni la considération des lecteurs. C’est beau.

Propos recueillis par Jean-Sébastien Chabannes
http://pabd.free.fr/ACTUABD.HTM

(par Jean-Sébastien CHABANNES)

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4 Messages :
  • J’ai été très touché de revoir ce cher Emiliano ( on a tous pris un coup de vieux, non ? ) et de le lire. Tant de souvenirs reviennent ainsi à la surface. Ce fut une collaboration ludique ( encore merci à Teresa pour son aide à la traduction ) qui m’a permis de découvrir un type adorable et un dessinateur unique. J’espère avoir un jour l’occasion de partager de nouveaux moments de complicité avec lui.
    Arrivederci, il mio amico 🍝

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    • Répondu par emiliano simeoni le 19 novembre 2018 à  15:26 :

      À Serge Le Tendre, exaltant scénariste !! Me voilà, en retard de quelques jours, à repodre au cher Serge avec beaucoup, beaucoup de plaisir. Cet entretien a été inattendu et extraordinaire, aussi parce-que m’a donné la possibilité de me plonger dans un periode très important et intense de ma vie de dessinateur de BD et de revivre, dans ma tête, les souvenirs de beaucoup de situations et de belles personnes : comme toi, chèr Serge ! Aujourd’hui, comme à l’époque, je pense que tu es un des meilleur et important scénariste avec qui j’ai eu l’honneur de travailler avec. J’ai toujour été enchanté par la conception et la construction des trames de tes histoires. J’etais un "garçon" de 25 ans, quand je t’ais connu et maintenant (comme tu peux voir sur les photos de l’entretien), je suis devenu un "jeun homme"... Ha Ha !!! Un grand et affectueux câlin de ma part et de Teresa (qui a oublié un peux le français...). Avec beaucoup d’affection !!

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  • Un entretien passionnant,une démarche très heureuse où pointe une sensibilité touchante ;merci beaucoup !
    Anna Brandoli,Aldoma Puig...Tant d’autres passés,jamais tout-à-fait oubliés dans nos émotions de lectrices/lecteurs.
    Merci encore.
    Julien

    Répondre à ce message

    • Répondu par emiliano simeoni le 19 novembre 2018 à  15:49 :

      Merci Julien je suis ému par tes aimables mots

      Répondre à ce message

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