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Alex Alice : ("Le Troisième Testament"/ "Siegfried" / "Le Château des Étoiles") : « L’édition franco-belge a une énorme valeur culturelle ! »

Par Jean-Sébastien CHABANNES le 26 juillet 2023                      Lien  
Beaucoup de lecteurs se sont posés la question : oui, "Alex" est bien le diminutif de son véritable prénom mais "Alice" est en réalité un pseudonyme. Si le dessinateur "Alex Alice" entend bien continuer à préserver cet anonymat, cela ne le rend pas moins célèbre dans le milieu de la BD. Peu présent en festival, il a aussi été long et difficile d'arriver enfin à le rencontrer. Et c'est à la faveur de vacances dans le sud de la France qu'il nous a finalement accordé un peu de son temps pour une interview inédite : sa prochaine actualité étant un Art-book à paraître chez Rue de Sèvres, le 18 octobre prochain.

La sortie du tome 1 du Troisième Testament a été véritablement un événement dans le monde de la BD...

Pour nous en tous cas, ça a été un événement… Mais parce que c’était notre premier livre ! ( Rires ) Il est vrai que le premier album a eu un certain impact. Il a tout de suite très bien marché et a permis de lancer nos deux carrières, si on peut appeler ça comme cela. Avec Xavier Dorison, nous étions tous les deux débutants. On croise souvent des lecteurs qui nous disent que ce tome 1 a été un moment marquant. Pour certains, c’était leur première BD "adulte", hors des grands classiques. C’est émouvant pour nous d’entendre ça.

Alex Alice : ("Le Troisième Testament"/ "Siegfried" / "Le Château des Étoiles") : « L'édition franco-belge a une énorme valeur culturelle ! »
Visuel en avant-première du Art Book chez Rue de Sèvres

Je me souviens qu’on rêvait tous les deux de BD. On avait développé quelques pistes d’histoires ensemble. Jusqu’au jour où Xavier est arrivé avec cette idée d’un troisième Testament : un texte oublié de la Bible qui ressurgirait au Moyen-âge et autour duquel il y aurait des poursuites, de l’espionnage, une chasse au trésor. Le tout sur un fond mystique chrétienne... J’ai immédiatement trouvé l’idée fascinante. Xavier avait le personnage principal, les premières scènes très accrocheuses. On s’est alors mis à développer ensemble la suite du récit.

Avant de se lancer, on organisait à cette époque avec Xavier un festival de B.D. étudiant. C’est d’ailleurs comme ça qu’on s’est connus. On avait ainsi pu rencontrer à ce moment-là, des auteurs comme Denis Bajram, Mathieu Lauffray ou Claire Wendling. Ils nous ont donné de bons conseils pour progresser, mieux comprendre les techniques de narration.

Et donc on est arrivés dans le métier avec cette formidable idée de Xavier et plein d’envies graphiques. Et malgré les défauts de jeunesse à tous les étages de ce livre, je pense que nous avons apporté à la fois un mélange de comics (Xavier), de mangas (moi) et de BD franco-belge (dont nous étions fans tous les deux). Notre type de narration mariait ces trois héritages. Cétait quelque chose qu’on n’avait pas encore beaucoup vu dans l’univers franco-belge quand « Marc ou le Réveil du Lion » est paru, particulièrement dans le genre historique.

Je pense qu’en ce qui nous concerne, le véritable impact était là. Aussi bien sur le plan visuel que narratif !

Le succès de la série a-t’il été immédiat, dès le premier tome ?

En fait, les bonnes vibrations ont commencé avant même que l’album ne sorte, puisqu’on avait été pré publiés dans la magazine Vécu des éditions Glénat On sentait que ça prenait. Nous apportions une forme de modernité graphique et narrative, dans un genre assez balisé. Attention, je ne parle pas de qualité ! On était très jeunes à tous niveaux ( Rires ). C’était une question d’esprit, d’influences, d’air du temps. Et puis il y avait l’idée de départ...

Je vais vous avouer que moi-même, quand je me lançais à raconter notre histoire autour de moi, je sentais que ça allait fonctionner. Car l’accroche que Xavier avait mise en place était irrésistible. Notre chance a été aussi de travailler, chez Glénat, avec Jean-Claude Camano, le seul parmi les éditeurs à avoir accepté le projet. Il nous a fait revoir notre copie plus d’une fois : sans lui, ça n’aurait jamais fonctionné ! ( Rires ) Je ne le remercierai jamais assez. C’est aussi lui qui nous a positionnés dans cette belle collection « Graphica ». Il a eu l’intelligence de nous mettre au bon endroit pour que notre livre puisse trouver son public.

À l’époque, les premières chances des jeunes auteurs se passaient plutôt chez Delcourt ou Soleil...

Vous savez, on est surtout allés chez le seul éditeur qui voulait de nous ! ( Rires ) Et c’est tout au crédit de Jacques Glénat et de Jean-Claude Camano de nous avoir laissé notre chance.

Vous remarquerez que c’est aussi le seul qui avait osé éditer Titeuf ! Glénat a été une chance pour nous à plus d’un titre, car il est fort probable que cette modernité qu’on apportait serait passée beaucoup plus inaperçue chez des éditeurs comme Delcourt. Dans leur catalogue, il y avait déjà des auteurs qui bossaient avec les mêmes influences que nous. Ou qui nous ont même directement influencés, si je pense à Matthieu Lauffray ou à Benoît Springer... Forcément, on se sentait proches…

Le fait que Delcourt ait refusé notre bouquin et qu’on soit allé le faire chez Glénat nous a permis de sortir du lot. On était "hors bocal" et ça nous a aidés.

Après ce premier succès, vous avez eu la pression pour la suite de la série ?

Ah ben non ! Vous savez, moi plus ça marche, moins j’ai la pression ! ( Rires ) Bien sûr, ça nous a donné envie de confirmer, de faire mieux, mais la situation était idéale : on avait alors la possibilité de continuer notre projet dans de bonnes conditions. De toute façon, pour moi il n’était pas question que je fasse autre chose que de la bande dessinée. Pour Xavier, qui lui avait un "vrai métier" à cette époque, cela lui a permis en revanche de sauter le pas pour devenir scénariste à temps plein. Pour ma part, le fait que le public réponde présent, ça a encouragé mes intuitions sur ce que j’avais envie de faire et comment le faire. Mais je ne sous-estime pas la part du hasard dans ce premier succès. J’étais donc très content de faire la suite.

Dès le début, on savait ce que serait la fin de notre histoire ! J’ai d’ailleurs pas mal travaillé sur cette fin et rassemblé toute la documentation nécessaire. Il n’y avait pas Internet tel qu’on le connaît aujourd’hui, donc cela a nécessité une grosse recherche historique.

Concernant les carnets par exemple, quelle est la part de réel ?

Ha haaa !!! Vous savez, il y a pas mal de fiction quand même ! ( Rires ) Mais bon… il y a des éléments de vérité aussi. Par exemple, on voulait tourner autour de la chute des Templiers, donc ça nous donnait une date précise. À partir de cette date, la cathédrale Notre-Dame devenait un lieu extraordinaire à utiliser. Elle était en plein travaux à ce moment-là. Dès l’étape du scénario, on a des envies de visuels qui s’imposent, on a des scènes en tête. Il y a aussi des atmosphères qui vont naître.

La partie ésotérique m’intéresse donc je me suis pas mal penché dessus. Tout comme l’intrigue, les dialogues, le développement des personnages. Je ne m’imagine pas réaliser une BD si je ne maîtrise pas un minimum tous ces éléments. Il y a les scènes à penser, le découpage des planches. Tout ça fait partie de la narration. du rythme de l’album qu’on veut mettre en place.

L’architecture gothique me fascine. Quand c’est possible sur un album, j’aime me rendre sur les lieux de l’action, faire du repérage, imaginer comment les personnages vont se déplacer... Où vont-ils passer à travers les fenêtres de la cathédrale ! ( Rires ) On imagine alors quel type de scène on souhaite avoir, ce qu’on a envie de montrer et avec quel cadrage. C’est gratifiant car c’est là que naît l’imaginaire ! Tout en tenant compte des contraintes du médium car en BD, on est limité par le nombre de pages. Surtout à cette époque !

Vous savez, j’ai tendance à travailler de manière assez méthodique. Une fois l’histoire en place, quand vient le moment du découpage, je commence par les dialogues, je liste les cases qui vont correspondre. J’écris ça à la main, je saute des lignes, je mets des petits points pour indiquer une nouvelle case. Je fais pareil quand ce sont des scènes d’action. L’idée générale, c’est qu’il faut qu’il y ait une seule intention (une action, ou une émotion majeure ) par case. Je ne veux pas assommer le lecteur d’éléments contradictoires. Je suis assez sensible au rythme, et j’essaye de faire en sorte que, s’il y a une émotion forte chez un personnage, ce soit la seule de la case. On passe à autre chose dans la case suivante. Cela fait partie des contraintes, tout comme le nombre de pages . Mais au final, j’aime jouer avec ces contraintes !

Pour la narration, comme je l’ai dit, mon héritage vient aussi beaucoup d’Otomo et des comics américains. Ce qui fait que ma caméra n’est pas posée simplement dans une image mais qu’au contraire, elle va avoir tendance à s’envoler, en fonction de l’effet à donner. Le danger, c’est d’en faire trop ! Si on abuse des cases spectaculaires, elles finissent par ne plus avoir d’impact du tout. J’essaye de garder un certain équilibre et ne faire du spectacle que quand c’est réellement approprié dans le récit. Cela dit, j’ai tendance à aimer les récits spectaculaires ! (Rires)

Ont suivi « Le triangle secret », « Le Décalogue ». Vous avez lancé la mode de la « Catholic Fantasy » ?

Dans la vague de la BD ésotérique de cette période, je crois qu’on peut dire que nous avons été les premiers… mais c’était déjà dans l’air du temps. Notre premier album est sorti en 1997, on approchait de l’an 2000. Il y avait dans l’air un retour "millénariste" sur un ensemble d’idées religieuses. Comme on était jeunes, on captait forcément mieux ces vibrations du moment. Et on est allés peut-être plus vite que les autres.

Mais nous ne voyions pas ça comme une course, d’autant qu’on ignorait qu’il y avait du monde derrière ! ( Rires ) C’est vrai qu’on avait envie de vite sortir notre bouquin, notre tout premier, et de lancer ainsi la série. Dans le même genre, un ou deux ans plus tard est sorti le « Da Vinci Code », qui a été un succès phénoménal. Ce roman, quoi qu’on en pense, fonctionne exactement sur les mêmes fantasmes ! En réalité, les parutions BD qui sont sorties par la suite et que vous citez, ne nous ont pas “suivis” : ce sont des auteurs qui étaient dans le même train que nous, à l’approche de l’an 2000. Nous étions juste dans le premier wagon ! ( Rires )

Sur ce genre de thème, après l’excitation, le risque est grand quand arrive la fin de l’histoire ?

On savait depuis le début que notre récit fonctionnait sur une ambiguïté : est-ce une histoire fantastique ou historique ? J’estime qu’à la fin, on se doit de lever cette ambiguïté. J’irais même jusqu’à dire que ce genre d’histoires à mystère fantastique, sont assez intenables et presque une arnaque. Les mystères soulevés sont trop gros. On le sait dès le commencement mais on aime se faire avoir, y croire le temps que dure le tour de passe-passe, à condition qu’il soit bien mené. Qu’importe la fin, comme dans les films de John Carpenter !

Lovecraft a théorisé ça : le narrateur nous assure que ce qu’on lit est réel, et la possibilité de rationalisation doit être maintenue tout au long du récit. Si le fantastique est confirmé de manière irréfutable, on n’y croit plus. L’auteur est donc sur une sorte de corde raide mais c’est un plaisir de jouer l’équilibriste. Pour moi, le fuel de ce genre de récit, ce qui me tient en tant que lecteur, c’est l’envie de voir le fantastique se réaliser… tout en continuant à croire à l’histoire. Mais en réalité les deux ne sont pas compatibles ! ( Rires ) Et donc ce genre est voué à décevoir une partie du public ! Exactement comme la série « X-files », une de nos influences à l’époque, ne pouvait pas trouver une conclusion satisfaisante pour tous le monde.

Nous avons ainsi joué sur cette ambiguïté pendant trois tomes et demi. À la fin, il faut bien abattre les cartes. On savait très bien que notre fin serait difficile à vendre aux lecteurs : notre promesse d’un troisième Testament était intenable. On a annoncé qu’il existait un livre sacré révélé par Dieu, et que nos personnages allaient partir dans cette quête. C’est extraordinaire ! Tout le monde accroche à ça, tout le monde a envie de savoir ce qu’il y a dedans, d’avoir confirmation de l’existence (ou non) de Dieu, de savoir ce qu’il veut nous dire !

Mais qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse, nous ? En tant qu’auteurs, on ne peut pas ouvrir le livre et vous dire ce qu’il y a dedans ! Nous ne sommes pas des prophètes, ce serait forcément une énorme déception ! ( Rires )

Même pour les auteurs, le grand plaisir vient de ce mystère. On cherche, on voit des indices, on commence à imaginer des choses. Tout le monde émet des hypothèses mais en réalité, l’histoire devient quasi impossible à finir. Et c’est d’ailleurs pour ça que je voulais qu’on trouve assez vite la fin, avant même de commencer le premier volume. C’est une fin que j’aime beaucoup, je la trouve belle... malgré le fait qu’on ait fait des promesses impossibles. Pour moi, la fin du récit est forte, elle porte sur les personnages, sur leur rapport au troisième Testament et ce qu’il signifie pour eux, plutôt que sur le livre lui-même.

Mais franchement, si quelqu’un avait une fin satisfaisante à tout ce mystère, je veux bien qu’il m’appelle ! ( Rires ) Pour ma part, j’aime beaucoup l’idée que le troisième Testament ne soit qu’un seul mot. Ça parle de la puissance de Dieu : Dieu est le verbe, il crée le monde par la parole.

Dans notre mythologie, ce qui va amener la fin des temps, c’est encore une parole. Et donc le troisième Testament peut n’être qu’un seul mot, le dernier mot de la création du monde. Ce côté étrangement minimaliste pour la fin de l’histoire, je trouve ça puissant ! Mais bien sûr, c’est le langage de Dieu, on ne saura jamais quel est ce mot, ça n’aurait pas de sens.

Alors oui, on a laissé croire aux lecteurs qu’on allait leur faire des révélations ( Rires ) On était conscients de tout ça, on a essayé de faire du mieux possible. Il y a des gens qui adorent et d’autres qui détestent, car ils étaient partis sur une autre hypothèse, ils attendaient inconsciemment une révélation, ou une rationalisation. Tout le jeu de la série était de ménager toutes les hypothèses mais forcément, à la fin...

Pourquoi les traits de Sean Connery en ce qui concerne Conrad de Marbourg ?

Parce qu’en fait je dessinais très mal ! ( Rires ) Xavier, qui avait créé le personnage de Conrad tout de suite, m’avait dit : « Pour moi, le héros c’est Magneto des X-Men mais dessiné avec une barbe ». Donc j’ai essayé de dessiner Magneto avec une barbe selon John Byrne mais je n’ai pas réussi. À la place je lui ai dessiné un truc qui ressemblait vaguement à Sean Connery… et ça rappelait sacrément le film adapté du « Nom de la Rose ». Mais au final, ça a participé à la séduction de la série auprès des lecteurs. Ce n’était pas du tout l’idée au départ, ce n’était pas voulu, c’était presque un hasard mais au final, on l’a assumé. Comme une sorte de filiation avec le film… Pas avec le roman du même nom car pour l’aspect ésotérique du récit, je suis plutôt allé chercher du côté de son « Pendule de Foucault ».

Dans la continuité, il a eu le préquel « Julius », mais vous ne l’avez pas dessiné ?

Au départ, avant même la sortie du premier volume, je voulais faire une deuxième série qui se passe au dix-neuvième siècle. Au travers de flashbacks, je voulais explorer l’ésotérisme entre la chute des Templiers et le dix-neuvième siècle. C’était considérable, mais passionnant... et c’était une idée de BD originale à l’époque. Sauf que... après la sortie de notre premier tome, on a été submergés par une vague de récits fantastico-ésotériques... ( Rires ), ce qui faisait que tout le terrain avait été couvert. Tout cet univers-là avait été exploité jusqu’à la corde. C’est alors que Xavier a eu l’idée d’une histoire qui se passerait avant notre série. Cela permettait de raconter l’histoire du prophète Julius de Samarie dont on parlait dans Le Troisième Testament.

L’idée a donc été de faire plutôt un péplum fantastique. Mais dès le départ, je savais que je n’allais pas le dessiner. J’estimais que j’avais un peu fait le tour de ce que je pouvais faire dans ce type d’univers et qu’il fallait du sang neuf. J’ai fait le story-board, la couverture, le scénario avec Xavier... et Robin Recht, qui avait déjà quelques bouquins à son actif, a pris le relais sur le dessin. Il a ensuite passé la torche à Thimothée Montaigne, qui a fait un très beau travail sur quatre volumes, avec les couleurs de François Lapierre.

Comment vous êtes-vous retrouvé avec la licence « Tomb Raider » pour adapter en BD ce célèbre jeu vidéo avec « Dark Aeons » ?

On était à l’époque du tout premier jeu « Tomb Raider » (que j’adorais) et j’avais entendu parler du fait que Glénat voulait en faire une BD. J’ai appelé pour dire que l’écriture de ce projet m’intéressait. Et comme Glénat avait déjà acquis les droits, on a pu directement commencer à travailler dessus. C’était avec Patrick Pion (alias Fréon) au dessin. Même si le premier jeu vidéo avait été un gros carton, il n’y avait encore rien dans cet univers : pas de films non plus. Le second volet du jeu est sorti alors que notre album était justement en cours de réalisation. Et pareil pour les premiers comics !

Le problème est venu des droits car à cette époque, ils étaient moins bien gérés. Pendant qu’Eidos Angleterre vendait les droits exclusifs pour l’Europe à Glénat, Eidos U.S. vendait les droits exclusifs Monde à Top Cow. ( Rires ) C’est pour ça que notre BD a pu sortir en librairie mais qu’il n’a jamais pu y avoir de suite. Elle a été publiée une fois et jamais rééditée, les droits n’étaient plus disponibles. C’est dommage car l’album avait bien marché. On était des fans du jeu mais c’était en réalité un univers quasi vierge : il n’y avait pas beaucoup d’éléments narratifs dans le jeu. Pour moi, c’était une belle page blanche, avec un personnage instantanément iconique. Ce qui était attirant surtout, c’était le côté "archéologie" et "monde perdu" qui rappelait Les Aventuriers de l’Arche perdue. Je trouvais que cet état d’esprit était très bien géré dans le premier jeu. Et avec aussi ce personnage de Lara Croft, très charismatique, parfait à faire évoluer en BD.

Siegfried est un projet que vous avez ensuite mené seul.

Oui, c’est un projet plus personnel et je ne me voyais pas l’écrire avec quelqu’un.

Xavier et moi sommes amis, on a continué à collaborer sur Julius, mais on ne s’est pas retrouvés sur d’autres projets pour l’instant. Xavier m’a beaucoup apporté, j’aime toujours échanger avec lui. Quand on a commencé ensemble, on avait trouvé un équilibre entre nos sensibilités respectives. Ces derniers temps, je privilégie un équilibre plus lumineux dans les récits.

Siegfried, ce sont trois albums incroyablement audacieux, c’est un choc visuellement ! Comment faites-vous ?

C’est un projet qui remonte loin. J’ai toujours été un fan de Fantasy, j’ai toujours voulu en faire. C’est un peu un aspect générationnel il semblerait, on était très-très nombreux à vouloir faire ce genre de choses à l’époque. Ma chance, c’est qu’on ne m’a pas laissé faire justement ! ( Rires ) Grâce au « Troisième Testament », je n’ai pas pu faire de l’Heroic-Fantasy tout de suite. Et j’ai ainsi pris goût à travailler plutôt sur un univers historique, sur la réalité. J’étais très jeune quand on a commencé le « Troisième Testament »... à 19 ans, lire des tonnes de docs, ça ne m’attirait pas du tout ! ( Rires ) Mais finalement j’ai adoré ça. C’est un merveilleux support à l’imagination.

Les contraintes historiques du « Troisième Testament » m’ont donc obligé à faire de la Fantasy autrement, à créer une atmosphère fantastique avec des éléments réels. Je n’avais pas à ma disposition des elfes, ni des nains, ni aucun dragon. L’effet fantastique ne pouvait se faire que par l’atmosphère et la mise en scène, ce que les lecteurs retrouvent aussi dans Siegfried. Si, à mes débuts, j’avais pu dessiner une armée d’elfes et dix-huit dragons, je me serais contenté de dessiner une armée d’elfes et dix-huit dragons. Je n’aurais pas travaillé mes cadrages, mes lumières, mes atmosphères ! Je me serais contenté du sujet... Quelque part, le fait de travailler "à petit budget fantastique" sur ma toute première série, m’a obligé à me concentrer sur la manière d’amener dans mon dessin le peu d’éléments dont je pouvais disposer.

Ce qui fait qu’avant de démarrer Siegfried (qui est un vrai récit de Fantasy pour moi), je savais mettre en scène et raconter. J’avais appris mon métier !

Siegfried m’a donc permis de renouer avec mes envies premières, tout en étant libre cette fois, de convoquer tout le merveilleux que je souhaitais. Mais la difficulté avant tout, était de trouver le sujet. Or, c’est à travers le Ring de Wagner que j’ai commencé à découvrir la Fantasy quand j’étais gamin. Mon père m’avait initié à l’opéra assez jeune et cette histoire-là m’a toujours fasciné. Pour moi, la Fantasy correspond à de la mythologie mais racontée de manière moderne. Quand je dis "moderne", j’inclus le roman - c’est ce qu’a fait Tolkien en créant sa propre mythologie anglaise. J’ai immédiatement pensé au personnage de Siegfried mais en me disant aussi : « Houla laa, trop compliqué, trop allemand ». Dans mes souvenirs de jeunesse, c’était complètement inaccessible. J’ai donc cherché ailleurs et un peu par hasard, je suis retombé sur mes livrets. J’ai lu et relu tout ça… et je me suis aperçu qu’en fait, il y avait tout ce dont j’avais besoin. J’ai ainsi fait ma propre relecture mythologique de Siegfried en essayant de refaire le travail de Wagner (toute proportions gardées). Je suis allé chercher tout ce qui existait autour du personnage, en en faisant ma propre version. Je n’ai retenu dans mon histoire que les éléments mythologiques qui m’intéressaient pleinement. Car l’avantage de cette saga, c’est qu’il y a plusieurs sources : il n’y a pas une seule vérité. Personne ne peut venir me dire « Non, ce n’est pas comme ça » car tout ce qu’on en connaît, ce sont de multiples versions d’une même histoire. Je peux donc raconter à mon tour cette histoire telle que moi je la vois.

Les planches sont particulièrement compliquées à penser. Le résultat nous apparaît comme époustouflant. Comment y arrivez-vous ?

Je ne peux pas vraiment vous répondre. Je sais que c’est beaucoup de temps de développement. Tout est travaillé et retravaillé. Avec des envies d’atmosphères et d’émotions très fortes, portées par le récit et la musique. Et ensuite, les choses s’imposent un peu de manière inconsciente, sur le papier. Particulièrement sur le tome deux par exemple, j’ai fait tout le story-board en écoutant la musique de Wagner. Peut-être que ça se ressent ?

La clé c’est d’avoir quelque chose à exprimer… et de se battre jusqu’à ce qu’on y arrive. Je pourrais vous citer quelques sources d’inspiration, mais comment ça se passe ensuite pour mettre en forme en fonction de ses propres envies, ça reste un peu mystérieux. C’est certainement un mélange d’influences, de vécu, de choses qui peuvent me toucher, des souvenirs personnels très forts quand je me promène en montagne ou en forêt (et que je vais essayer de retranscrire)… C’est l’avantage de la bande dessinée : le cinéma et la peinture ont aussi leur influence mais Wagner et la source mythologique pour ces trois albums ont beaucoup compté. Car c’est très émouvant et sollicitant. Ce que j’en ai ressenti se traduit forcément visuellement en termes d’atmosphère. Le travail consiste à essayer justement de faire passer tout ça le plus possible dans le dessin.

Vous dessinez particulièrement bien la nature, la forêt. Même les représentations du dragon, les reflets dans l’eau, sont incroyables !

Merci. Ça fait plaisir. Vous savez, je suis souvent frustré par ce qui sort car de mon côté, j’essaye de donner le plus possible. Pour savoir dessiner les arbres, je suis allé en forêt avec mon carnet de croquis. Pour essayer de comprendre comment la nature fonctionne, tout simplement !

En terme de narration, j’ai essayé un tas de trucs pour essayer de donner aussi un aspect musical à mes planches alors que paradoxalement, il n’y a pas de son. J’ai beaucoup travaillé sur une espèce de rythme musical pour la lecture des trois livres. J’ai essayé de faire en sorte qu’il y ait des mouvements, comme dans un opéra. Car autant les opéras sont peu satisfaisants visuellement sur scène, autant moi, j’ai toute la liberté visuelle dans mes dessins. Mais je n’ai pas la musique ! ( Rires )

En ce qui concerne le dragon par exemple, on le voit très peu : ça a été la clé ! L’erreur dans laquelle j’aurais foncé tout droit si ça avait été mon premier bouquin, c’est que j’aurais "designé" le meilleur dragon possible. Je me serais fait plaisir sur ce design, et je me serais arrangé pour qu’on le voie le mieux possible dans toutes les cases. Et en fait, évidemment, moins on le voit, mieux c’est ! ( Rires ) Encore une fois, ce sont les contraintes que j’ai rencontrées avec « Le Troisième Testament », qui m’ont permis de faire « Siegfried » de cette manière.

L’accueil a été moins immédiat mais la série a quand même bien marché, avec un public différent du « Troisième Testament ». Certains lecteurs ne s’y sont pas retrouvés car mon ambition n’était pas de continuer dans un contexte historique. Il y a eu une intégrale, les albums ont aussi été réédités sous des nouvelles couvertures. Ils sont sortis pendant le Covid. On avait hésité à décaler, mais il fallait des sorties pour les libraires et au final, c’est ressorti dans ce moment un peu "difficile". C’est dommage mais par contre, je suis très content des nouvelles éditions.

En ce moment en festival, je constate que les lecteurs viennent plus me voir avec des albums de « Siegfried » à la main. C’est chouette, car ce ne sont pas des bouquins pour tout le monde. J’y ai fait pas mal de tentatives formelles, je suis heureux quand elles trouvent un écho. J’entends des commentaires sur les cadrages, les formes particulières des bulles, les couleurs... Parfois on me parle d’une scène qui a marqué, ça me fait vraiment plaisir.

D’autant que c’est une série courte, il n’y a plus de nouveauté, il n’y aura pas de suite, tout est bouclé donc les livres disparaissent de l’actualité. Mais les lecteurs sont encore là ! Il ya deux ans, à l’occasion d’une version “concert” de la BD avec l’Orchestre Philharmonique de Lyon, un lecteur est venu me voir avec une réplique de l’épée du héros, réalisée par un forgeron talentueux... c’était un beau moment !

Le personnage de Mime est un régal. On a même droit à un peu d’humour autour de son enclume.

Merci… Je sais que beaucoup de lecteurs ont été désarçonnés par le personnage de Mime ! Ça fait partie de ces choses où "on aime ou on n’aime pas".

Mime est un personnage-clé du récit. Beaucoup de choses m’intéressent chez lui, en particulier son potentiel comique. Et en effet, s’il y a bien quelque chose qui manque dans « Le Troisième Testament » (et malgré quelques tentatives pas très au point), c’est l’humour ! Si vous regardez le film « Le Nom de la Rose » par exemple, malgré l’atmosphère générale, vous verrez qu’il y a beaucoup d’humour. Le personnage principal Guillaume de Baskerville est plein d’esprit. Et d’ailleurs, toute l’histoire parle du rire, l’enquête tourne autour du deuxième tome de la Poétique d’Aristote, sur la comédie. C’est amusant de constater que beaucoup de grands récits sont restés dans la mémoire pour leur côté épique et on oublie qu’ils contiennent une bonne part d’humour. Même « Ben-Hur », je vous promets qu’on se marre dans ce film !

Mais attention, pour moi l’humour ça n’est pas un prétexte pour signaler “ici on ne se prend pas au sérieux”. Je prends mes récits très au sérieux... C’est pour ça que je tiens à ce qu’on s’y amuse ! Pour moi, l’humour fait partie de l’expérience humaine, même dans les pires conditions (voire surtout, dans les pires conditions). Le personnage de Mime est à la fois présent dans la légende et présent dans les opéras mais… aucun des deux ne le caractérise par l’humour ! Vous savez, il y a assez peu d’humour chez Wagner ! ( Rires ) Pour moi, c’est un élément important et je voulais absolument qu’il y ait cette dimension dans ce personnage de Mime, alors qu’il est avant tout tragique. Sachant que ça reste une épopée assez intime, il y a peu de personnages dans toute cette histoire.

Graphiquement, comment avez-vous trouvé les traits de Mime ?

Ce que j’aime particulièrement en BD, c’est qu’on peut varier les styles graphiques dans un même album, voire dans une même case. On trouve ça dès « Little Nemo » ou dans les mangas de Tezuka, mais j’ai le sentiment que l’habitude s’est un peu perdue. J’aime voir un personnage dessiné de manière réaliste avec un personnage à gros pif juste à côté. Dans la BD franco-belge, on trouvait ça dans « Tanguy et Laverdure » et dans « Astérix ». La stylisation de Jules César par exemple n’est pas du tout celle d’Obélix. Ça fonctionne et je voulais retrouver cet effet. Mais pour répondre mieux à votre question, les traits de Mime me viennent beaucoup de l’influence des "Muppets". Je pense au « Muppet Show » des années 1980 ou encore à « Dark Cristal » de Jim Henson

Avec le « Château des Étoiles », qu’est-ce qui explique ce changement soudain d’univers et de graphisme ?

C’est quelque chose que j’avais déjà entendu quand est sorti le premier album de « Siegfried » mais en effet, là, c’est peut-être un peu plus radical. Ce n’est pas forcément une volonté de ma part de chercher à faire différent à chaque fois. En tous cas, ce n’est pas le but. Ce qui me vient en premier, c’est l’idée et le type d’univers, le visuel suit.

Traiter le dix-neuvième siècle correspond à quelque chose que je voulais faire, là aussi depuis fort longtemps. Ça vient de Jules Verne et de l’enfance, ce sont donc des envies bien antérieures à mes envies de Fantasy.

Des châteaux comme ceux du roi de Bavière, mélangés à de la SF, c’est quelque chose qu’on n’a pas l’habitude de voir. C’est pendant la réalisation du tome 2 de « Siegfried » que j’ai réalisé que je pouvais faire les deux à la fois : une histoire sur la conquête de l’espace, façon Jules Verne, et un récit sur le roi de Bavière. Pendant des années, j’avais ces deux envies dans la tête, mais comme deux projets séparés. Alors que je commençais à m’interroger pour la suite de mon travail, le déclic m’est venu d’un seul coup. J’ai ainsi pu commencer à développer l’histoire du Château des Étoiles tout en continuant à dessiner Siegfried. Mais graphiquement, pour moi, ça ne pouvait pas être la même chose. L’univers visuel du dix-neuvième est extrêmement chargé (c’est l’esthétique de l’époque et ce qui fait son charme). Donc, si j’avais traité ça avec ma technique de dessin habituelle, ça aurait donné un résultat assez lourd et sombre. Or, je voulais un résultat lumineux, léger ! Donc j’ai développé cette technique à l’aquarelle. À la base, ce n’est pas très éloigné de ma colorisation sur « Siegfried », mais sans traits noirs.

Quel a été le retour des lecteurs, justement, concernant ce nouveau style de dessin ?

D’abord, c’est vrai que le changement a été plus radical et que la filiation avec Jules Verne est clairement assumée. D’ailleurs, dès les couvertures, on devine déjà Jules Verne, on retrouve les mêmes éléments graphiques. Il y a donc en effet une volonté d’aller chercher un public plus jeune, tout en essayant d’en faire une série tout public. De 7 à 77 ans comme on dit, ou de 8 à 88 peut-être…

C’est une volonté très consciente qui me vient d’une période où je vivais aux États-Unis pendant un petit moment. Je me suis rendu dans une convention de "comics » et là, je me suis rendu compte qu’il n’y avait que des vieux comme moi ! ( Rires ) Je me suis dit : « - Mais ce n’est pas possible, on parle de super-héros, là... où sont les enfants ? ». J’ai compris que les éditeurs de "comics américains" avaient arrêté de s’adresser aux enfants. Ça m’a fait un choc, et j’ai réalisé qu’on était en train de faire exactement la même bêtise en Europe.

Le public actuel du neuvième art a le même âge que vous et moi. C’est un public qui a plus de sous, donc les éditeurs sont contents mais ils oublient de renouveler leur lectorat. Je suis revenu en me disant : « - Bon, dans ma nouvelle histoire, il n’y a pas de violence, il n’y a pas de sexe, pas de noirceur excessive… donc il n’y a aucune raison que ça ne s’adresse pas aux enfants. »

Sauf que c’est compliqué de s’adresser aux enfants : ça demande du boulot à l’auteur, à l’éditeur, aux libraires… à tout le monde ! Mais je me suis dit que c’était un défi nécessaire. J’ai découvert Jules Verne quand j’avais huit ou neuf ans, donc cette nouvelle BD qu’est Le Château des Étoiles, si je la fais d’abord pour moi, je veux aussi que des gamins fascinés par cet univers, puissent lire mes histoires. Je ne veux pas que ce soit des livres interdits aux enfants à cause du prix, à cause du format, ou à cause de la narration.

J’ai donc vraiment fait ces bouquins-là pour les grandes personnes, mais en veillant à ce qu’ils s’adressent aussi aux enfants !

La publication en gazette fonctionne très bien avec ce public. Un enfant tout jeune qui lit une des histoires au format "gazette" disparaît complètement derrière, c’est un grand bonheur qui correspond à l’univers ! Ce format "gazette" avait déjà été fait pour des albums de Tardi et j’avais trouvé l’idée géniale. Mon éditrice chez Rue de Sèvres, Nadia Gibert, avait travaillé sur ces formats chez Casterman : on a décidé de pousser l’idée. Vu le sujet que j’aborde, ça s’y prête tout à fait. On a ajouté un gros rédactionnel dans chaque gazette, créé par Alex Nikolavitch, pour bien compléter l’univers et raconter ce qui se passe autour du récit principal. C’est une vraie manière alternative de suivre la série, et un régal pour moi !

Si on prend un peu de recul, la taille des bouquins français en 24 x 32 cm, ça reste assez exceptionnel. Personne au monde ne publie des BD dans des tailles comme ça. Pour les libraires et éditeurs américains, c’est un format de livre illustré pour enfants. Me confronter à leur point de vue m’a permis de réaliser à quel point notre format est immense. Et j’ai l’impression que beaucoup de dessinateurs aujourd’hui dessinent comme s’ils le faisaient pour un format de comics ou de mangas. On se retrouve avec des pages immenses, des livres luxueux qui coûtent cher et beaucoup trop de vide dans le dessin. Alors chacun fait ce qu’il veut mais pour ma série Le Château des Étoiles, je travaille avec cette notion de grandes pages en tête. Et comme dans une page de Tintin ou de Little Nemo, il faut qu’il s’y passe plein de trucs, voilà ! ( Rires )

Pourquoi le choix d’un nouvel éditeur, Rue de Sèvres ?

Avec mon projet pour cette nouvelle série, j’ai eu des retours de grands éditeurs qui m’ont dit : « Houla laa, un projet jeunesse, c’est dangereux, on ne sait pas bien faire… ». Mais pourtant, c’est le boulot d’un grand éditeur de BD, non ? Je suis d’une génération qui s’est acharnée (moi le premier) à expliquer que la BD, ce n’était pas "que pour les enfants" et aujourd’hui, on en est arrivé à ce que ça ne s’adresse plus aux enfants. Ça ne va plus du tout !

Je crois que la situation s’est améliorée depuis dix ans. Il existe bien des séries BD qui sont clairement pour les enfants. Mais des séries véritablement tout public, comme Seuls, par exemple, c’est devenu rare. Justement, de ce point de vue-là, il m’est déjà arrivé en dédicaces d’avoir deux générations de lecteurs… Et même trois générations : grands-parents, parents et enfants ! Ils viennent pour des raisons différentes mais je les retrouve à ma table. Quel bonheur !

J’ai rencontré ma nouvelle éditrice Nadia Gibert complètement par hasard, dans un festival en Bavière. Belle coïncidence, car c’est là que commence mon récit ! J’en avais d’ailleurs profité pour faire des repérages. On s’est très bien entendus, ça s’est fait comme ça. Rue de Sèvres a été monté par un gros éditeur jeunesse indépendant, L’École des Loisirs. C’est une maison familiale, maintenant à la troisième génération, dirigée par Louis Delas qui avait fait toute sa carrière en bandes dessinées. Il est l’ancien patron de Vents d’Ouest et de Casterman. Quand il est arrivé, c’est donc lui qui a créé Rue de Sèvres. Je savais alors que les enfants faisaient partie de leur public et que donc ce serait un éditeur qui allait très bien travailler en ce sens. Et en effet, ils font un travail incroyable.

J’ai été un des premiers auteurs à venir chez Rue de Sèvres. Ça a un petit côté pionnier et l’équipe me plaisait beaucoup. Juste avant moi, il y a eu Zep (pour un album adulte), puis Guillaume Sorel, Benoît Sokal, Schuiten, Loisel au scénario... et maintenant le Label 619. Une belle aventure.

Comment dessinez-vous ?

Aujourd’hui, c’est de la couleur directe complète. J’utilise un papier aquarelle vraiment très épais, c’est presque du carton, donc il ne gondole pas. Je masque les bords et les bulles. Je fais le lettrage toujours en premier et ensuite c’est au tour du dessin. Je commence par une première mise en page au crayon orange (qu’on voit d’ailleurs apparaître de temps en temps, par-ci par-là). Ensuite, il y a un deuxième dessin au crayon noir (qui est le dessin définitif) et ensuite, c’est l’aquarelle.

Pour les planches, je ne travaille pas du tout à l’ordinateur. Je ne l’utilise que ponctuellement pour les couvertures ou pour des reconstitutions un peu particulières. Par exemple, pour la planète Mars qu’on voit dans le récit, j’avais une difficulté : Mars telle qu’on la voyait à l’époque a un aspect très particulier. Elle est recouverte de canaux, de lignes rectilignes qui se croisent. Quand on a bien cette période-là en tête, ça ne ressemble absolument pas à la planète Mars telle qu’on la connaît aujourd’hui. Je tenais à ce que les deux imaginaires se rencontrent et j’ai donc superposé des modélisations de Mars telle qu’on la connaît de nos jours avec les images d’époque. Sur ordinateur, je fais ainsi coïncider les canaux qu’on croyait voir sur Mars avec ses reliefs réels. Et c’est ce qui va me servir de base pour dessiner ma propre planète Mars, qui se situe ainsi entre deux époques.

Une fois ma planche finie, je l’envoie à scanner. Pour des planches à l’aquarelle, les scanners-maison ne sont pas assez bons.

Je travaille en atelier avec Mathieu Lauffray, on n’est que deux pour le moment. Patrick Pion est là aussi régulièrement. Je travaille chez moi pour le scénario et le story-board et à l’atelier pour dessiner les planches. On fonctionne comme ça depuis longtemps. Je suis plutôt du matin, je n’aime pas du tout travailler la nuit, il me faut de la lumière. Et j’aime bien alterner les deux : travailler seul dans son coin et aller à l’atelier pour pouvoir échanger avec les copains. C’est un grande chance, un atelier à la maison, un atelier au dehors, c’est l’idéal !

L’éther a été le véritable point de départ à votre projet ?

C’est une vraie théorie de l’époque. Et ce qui m’a lancé en effet sur ce projet, c’est quand je suis tombé sur des bouquins de vulgarisation scientifique de l’époque. Notamment Camille Flammarion, qui fut le grand vulgarisateur de son temps. On croyait alors en la théorie de l’éther, une substance dans laquelle voyage la lumière. Il faudra attendre l’époque d’Einstein pour avoir la preuve que l’éther n’existe pas. Mais le véritable point de départ pour moi, c’est le voyage dans l’espace. L’éther est un prétexte, un élément pratique pour affirmer d’emblée qu’on n’est pas tout à fait dans le cosmos que nous connaissons aujourd’hui… Dans mon récit, les choses sont telles qu’on les pensait à l’époque. La découverte de l’éther, dès la toute première scène de l’histoire, permet au lecteur de savoir à quoi s’attendre. Et au fil des tomes, j’étends l’univers. J’essaye de l’amener le mieux possible tout en continuant à suivre de manière fidèle cet imaginaire du XIXe siècle. Cet imaginaire reste assez documenté : même si, de nos jours, cela paraît complètement fantaisiste, pour eux, c’était parfaitement crédible !

Après le « Château des Étoiles », avez-vous déjà d’autres idées en tête ?

Ma prochaine parution, c’est L’univers en 1875, un beau livre qui est une sorte de guide du « Château des Étoiles ». C’est un livre-univers qui rassemble à la fois les meilleures images que j’ai faites pour la série, et un tas d’images supplémentaires. J’ai pris un an pour les réaliser, dans l’idée d’explorer l’univers de la série. Ce sera 220 pages d’illustrations, de textes et de croquis. Un cartographe, Laurent Gontier, est même venu me prêter main- forte. C’est quelque chose que je voulais faire depuis le début de la série ! Il y a même tout l’univers vénusien qu’ont créé Alain Ayroles et Etienne Jung. On retrouve également les costumes, des plans d’appareils... bref, ce sera un gros bouquin, rempli d’illustrations inédites, et mon tout premier Artbook !

C’est prévu pour le 18 octobre. Il y aura aussi une version de luxe qui sortira à la même date, en un coffret avec un énorme carnet de croquis aux éditions Caurette, pour célébrer les dix ans de travaux sur « Le Château des Étoiles ». Grâce à un financement participatif qui a très bien marché, j’ai pu faire le livre que je voulais.

Le livre “simple” sort chez Rue de Sèvres, comme la série principale. C’est un énorme pavé, une vraie étape dans mon parcours. Pour ne rien gâcher, il est très bien fabriqué ! ( Rires )

Pour en revenir à la question, l’univers du Château des étoiles évolue en permanence, je l’ai conçu ainsi. Le récit est fait pour explorer toujours davantage. On est dans l’espace donc je recule à chaque fois la frontière de l’inconnu ! Le prochain se déroulera ainsi sur Vénus mais pas au même endroit que Les Chimères de Vénus d’Ayroles et de Jung. Je suis en train de fourbir mes armes pour faire de la jungle et des dinosaures, et d’autres trucs étranges !

Quelle question auriez-vous aimé que je vous pose ?

En tant que lecteur, on est dans une période extraordinaire, avec une diversité de formats et de genres incroyable. Mais cette diversité, il va falloir la maintenir et la protéger à moyen et à long terme, sans perdre le jeune public. Sinon, avec le changement de génération, on va laisser le manga devenir une monoculture. J’ai grandi avec les mangas mais aussi toute la richesse du reste de la BD. Et ça, j’aimerais qu’on puisse le transmettre aux générations suivantes.

Ça signifie que nous avons tous une responsabilité quand des libraires nous disent que les jeunes n’achètent plus que des mangas. Il y a de très grands mangakas, mais les livres sont produits dans des conditions sociales et de travail qui sont propres au Japon. Ce médium puissant est produit sous une pression concurrentielle avec laquelle nous, auteurs européens, ne pouvons pas répondre. Peut-être que certains peuvent produire à ce rythme-là (bravo à eux) mais on ne peut pas attendre de tous les auteurs qui vivent et travaillent en Europe qu’ils se conforment à cette manière de travailler. L’environnement socio-culturel et le marché ne sont tout simplement pas les mêmes. D’autant que ce serait se mettre en concurrence directe avec un pays qui fait ça déjà très bien. La notion d’exception culturelle existe dans d’autres domaines, elle a des résultats, il faut se relever les manches en tant qu’éditeur et libraire pour la défendre. L’édition franco-belge a une énorme valeur culturelle qui ne doit pas se perdre.

On pourrait parler aussi des comics, qui eux ne sont pas réalisés dans le même régime de droits d’auteurs : leurs personnages classiques sont la propriété de leurs éditeurs, ils se sont largement imposés dans le monde grâce à ce qu’on peut considérer comme une spoliation des auteurs. Allez demander à des gens aussi différents que Frank Miller ou Alan Moore ce qu’ils pensent de leur système, sans remonter aux créateurs de Superman ! Ces conditions honteuses ont fait la puissance de l’industrie du comics, y compris à travers les produits dérivés et le cinéma. Les conditions d’une concurrence loyale en librairie sont-elles réunies ?

Il va de soi que ça ne concerne pas directement le lecteur, ravi d’avoir le choix chez son libraire. Tant qu’on reste dans le monde merveilleux du plaisir de lecture, tout va bien. Encore une fois, en tant que lecteur, je suis heureux de trouver cette belle diversité ! Mais derrière, nous parlons d’industries culturelles et de guerre commerciale sans pitié. Marvel / Disney est un monstre surpuissant. Par contraste, en France, une grande partie des maisons sont encore familiales, et l’auteur et sa création sont protégés. Cet écosystème de création, malgré tous ses défauts, a produit une grande partie des BD que j’aime. Il me semble capital de le préserver, comme on le fait dans d’autres industries culturelles.

Tout ça, ce sont des conversations que nous avons dans le milieu de la BD. L’idée ce n’est pas de dire que les mangas ou les comics, ce n’est pas bien. Ce serait absurde, ces deux continents de la BD regorgent de chefs d’œuvres ! Mais notre production aussi est très riche, nous vivons réellement un âge d’or pour le lecteur en termes de créativité. En revanche, la situation des auteurs est beaucoup plus compliquée. La question qui se pose est : comment on protège et on pérennise la création française et européenne ? Car ce changement de génération que je vois venir m’inquiète. Je travaille toute la journée pour que mes bouquins soient également lisibles pour les jeunes. Le retour que j’ai des libraires, c’est que « Le Château des Étoiles » est un des conseils pour les parents qui cherchent justement des “passerelles” entre manga et BD. C’est un message positif pour moi et je sais qu’Il y a d’autres séries qui jouent le même rôle.

Nous avons fait un gros travail d’ouverture internationale, c’est très bien, c’est même unique au monde. Mais, aujourd’hui il faut aussi accepter et défendre notre exception. Si on ne veut pas avoir un problème de diversité à moyen terme, il faut s’en soucier et s’en occuper dès maintenant. Nous avons su sauver notre cinéma par des systèmes d’exception culturelle. En tant qu’amoureux de la BD, je pense qu’elle a besoin d’initiatives du même ordre pour que nous puissions continuer à la lire sous toutes ses formes.

Propos recueillis par Jean-Sébastien Chabannes
http://pabd.free.fr/ACTUABD.HTM

Dessins de l’auteur réalisés pendant l’interview

(par Jean-Sébastien CHABANNES)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782810204755

Cette rencontre très agréable mérite que l’on remercie la très gentille madame Mélanie Rivière de la bibliothèque du Pradet. Un grand merci à elle et à toute l’équipe pour leur accueil chaleureux.

Le Château des Etoiles Le Troisième Testament Julius Rue de Sèvres ✏️ Alex Alice tout public Heroic Fantasy France Marché de la BD : Faits & chiffres
 
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10 Messages :
  • Merci pour ce passionnant entretien qui aborde des thèmes très différents et très riches.

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  • Excellent entretien d’un artiste humble mais bourré de talent, et clairvoyant. Il a raison, et les éditeurs devraient essayer d’adapter leurs formats pour chercher les jeunes partis sur le manga. Ca marche avec Mortelle Adèle ou les nouveaux Idéfix, plus calibrés pour eux. Après des séries comme la sienne légitiment complètement ce format de luxe qu’est le cartonné, vu le soin qu’il apporte à la confection de l’ensemble, mais c’est loin d’être le cas pour toutes les oeuvres. Quand on y pense un peu, faut revenir aux bases, dans un contexte de hausse du cout du papier, revisiter les formats ça a du bon.

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    • Répondu le 28 juillet 2023 à  05:53 :

      Ce n’est pas le format qui fait le succès de Mortelle Adèle mais la psychologie du personnage qui correspond aux enfants d’aujourd’hui.
      Si vous divisez la taille d’une page par deux mais que vous multipliez par deux le nombre de pages, il n’y a pas vraiment d’économie de papier.
      Revenir aux bases, ce serait de faire d’immenses pages, come à la fin du XIXe s. Dans la presse américaine.
      On ne raconte pas de la même manière dans une page de grand format que dans une page de petit format. Le rythme n’est pas le même parce que la composition n’est pas la même non plus. La bande dessinée est un art qui utilise l’espace en deux dimensions. Prenez un strip de quatre images en une seule bande, si vous le coupez à la moitié, vous n’avez plus la même lecture. Entre la seconde et troisième image, vous créez une césure.
      Revenir aux bases, c’est se poser des questions de langage. Le format correspond à une manière de raconter avant de répondre à des impératifs commerciaux.

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      • Répondu le 28 juillet 2023 à  08:46 :

        Oui et donc ? J’ai lu toutes les versions des Corto Maltese, dans tous les formats et différents remontages de strips ou de cases… rien ne vaut la version originale mais comme Pratt travaillait en strips, son œuvre supporte assez bien tous les remontages. L’avenir proche de la BD, c’est probablement la lecture case par case sur téléphone, et dans ce cas, il n’y a plus de papier et la notion même de planche disparaît.

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        • Répondu le 28 juillet 2023 à  16:15 :

          Comme vous dites "rien ne vaut la version originale". Les planches de Pratt n’ont pas été pensées pour être remontée.
          Surtout chez Pratt ou les silences (l’espace) ont une grande importance dans le rythme.

          Et la lecture case par case sur un petit écran est un autre mode de narration.

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          • Répondu le 29 juillet 2023 à  08:54 :

            Lisez les livres d’entretiens de Pratt. Il dessinait en strips plutôt qu’en planches volontairement, par fidélité à la tradition du strip à l’américaine de son héros Milton Cannif, et pour faciliter les remontages et rééditions successives dans le monde entier.

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            • Répondu le 29 juillet 2023 à  16:22 :

              Mais si vous coupez un strip en deux, c’est pas le même rythme.
              En même temps, je suis d’accord, le rythme, c’est pas trop ce qui intéressait Pratt.

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    • Répondu par JSC le 28 juillet 2023 à  07:07 :

      Merci Seb. Pour ma part, je trouve qu’on a basculé dans un autre extrême. Plus que le format, je trouve les livres beaucoup trop luxueux, trop grands, trop lourds à tenir, trop de pages ... Et je déteste ce papier glacé qui reflète la lumière, fatigue l’oeil et empêche d’apprécier le dessin.

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      • Répondu le 29 juillet 2023 à  20:08 :

        Totalement d’accord mais la BD luxueuse et donc vendue très cher est une économie de niche qui rapporte beaucoup d’argent. Ce n’est plus vraiment de la Bd populaire.

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