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Colin Wilson ("Nevada / La Jeunesse de Blueberry / Tex Willer") : « Il n’a jamais été question que je reprenne Blueberry »

Par Jean-Sébastien CHABANNES le 17 décembre 2022                      Lien  
En Mai 2019, le dessinateur Colin Wilson signait son grand retour à la BD franco-belge avec le tout premier tome de la série "Nevada". Et puisque en janvier prochain, paraîtra le quatrième tome de la série (série éditée chez Delcourt et qui devrait en compter cinq), il nous a paru opportun d'aller enfin questionner cet artiste talentueux qui a collaboré en son temps avec Jean Giraud et Jean-Michel Charlier.

Également ami du regretté François Cortegianni, décédé très récemment, il devenait donc temps de parcourir avec lui l’ensemble de son oeuvre, que les lecteurs francophones ne sont pas prêts d’oublier, tant les détails et la qualité de son dessin semblent aujourd’hui appartenir à une génération d’auteurs en voie de disparition.

En 1985, la plupart des lecteurs francophones ont eu la surprise de vous découvrir quand est sorti « Les Démons du Missouri ».

En effet, « Les Démons du Missouri » a été très probablement mon premier album à être remarqué par le public. Mais en réalité, ce n’était pas mon premier album à être publié en France. Ma femme et moi avions déménagé à Paris au début de l’année 1982, et bien que je continuais à travailler pour 2000AD (une publication hebdomadaire basée au Royaume-Uni), nous avons immédiatement commencé à contacter les éditeurs de BD à Paris, dans l’espoir de percer éventuellement dans l’édition européenne de bandes dessinées. J’avais découvert la BD européenne plusieurs années auparavant, alors que je vivais encore en Nouvelle-Zélande.

Colin Wilson ("Nevada / La Jeunesse de Blueberry / Tex Willer") : « Il n'a jamais été question que je reprenne Blueberry »

Je ne connaissais que peu de choses sur le fonctionnement de l’industrie européenne à cette époque mais ça m’intéressait d’en apprendre le plus possible (et le plus rapidement possible). À cette époque, mon français était assez rudimentaire. Pourtant les quelques éditeurs qui étaient disposés à nous parler : Glénat, Les Humanoïdes, Dargaud et quelques autres… se sont montrés très aimables et disponibles pour regarder le travail que je produisais pour 2000AD. Et ce, malgré le fait que tout était en anglais et que mon nom, tout comme mes dessins, leur étaient totalement inconnus.

À la fin de cette année 1982, mon français s’était légèrement amélioré et nous sommes partis vivre dans un petit village du Sud-est de la France. Nous avions alors signé un contrat avec Glénat pour une série de science-fiction que j’avais commencé à écrire. Raël était le titre du premier album. Glénat l’a publié en 1984 et comme vous le savez, la série s’appelait Dans l’Ombre du Soleil.

A ce moment là, je n’avais absolument pas connaissance du fait que Jean-Michel Charlier et Jean Giraud cherchaient un artiste pour travailler sur « La Jeunesse de Blueberry ». C’est uniquement grâce à François Cortegianni qu’ils ont pu voir des photocopies des premières pages de Raël. A priori, ils semblaient réellement enthousiasmés et ont tenu à nous rencontrer. Ce qui, quelques mois plus tard, nous amena donc tous autour d’une table, dans un hôtel de la Rive Gauche à Paris. C’est là qu’on me demanda si travailler avec eux sur La Jeunesse... pourrait m’intéresser.

Avant de dessiner Blueberry, étiez-vous déjà un lecteur ou un fan de cette série ?

Ma venue dans le monde de la B.D. s’est faite suite à la lecture d’un long article très détaillé (et en deux parties) sur la bande dessinée européenne dans un magazine artistique suisse appelé « Graphis » vers la fin des années 1970. A cette époque, je n’imaginais pas que la Bande Dessinée puisse être autre chose que des "comics" de super-héros (avec leur quasi exclusivité américaine) qui, justement, ne m’ont jamais vraiment passionné.

Le problème, c’est que lorsque je vivais en Nouvelle-Zélande, il était très difficile de trouver ces albums de BD classique que vous connaissez bien ici. Donc, l’une des premières choses que j’ai achetée quand je suis arrivé à Londres au début des années 1980, ça a été des albums de BD franco-belge. Sauf que même en Angleterre, j’ai été surpris de constater qu’en réalité, ils ne connaissaient pas grand-chose à la culture BD produite outre-Manche !

Pour en revenir à ce fameux article de « Graphis », de tous les auteurs qui y étaient mentionnés, le travail qui m’attirait le plus concernait curieusement une série intitulée Fort Navajo (ou peut-être Les aventures du lieutenant Blueberry). Je n’avais pas idée du titre réel de cette série mais l’histoire et les illustrations avaient été une révélation pour moi. Très certainement que cela a totalement changé mon approche de la bande dessinée !

Par la suite, j’ai été étonné de découvrir que ce même dessinateur produisait également des albums sous le nom de Moebius. Le travail de ce Moebius m’était en réalité déjà familier. Bien que peu des choses étaient disponibles en Nouvelle-Zélande (les traductions n’existaient pas encore), j’avais quand même réussi à mettre la main sur Arzach... et je crois aussi sur Les Yeux du Chat. Pour moi, ces livres étaient révolutionnaires en ce qui concerne la bande dessinée. Cela a fait partie de tout ce qui m’a enchanté dans l’art de Jean Giraud, l’histoire narrative est plus conventionnelle dans Blueberry. De plus, sa façon à lui, très dynamique, de manipuler le pinceau, comparé aux stylos avec lesquels j’expérimentais, a rajouté une richesse à cet art de la BD que je n’avais jamais vu auparavant. J’avais alors très envie de me lancer moi aussi à explorer cette technique.

Ça s’est révélé beaucoup plus compliqué que ça bien entendu... mais ça, je ne l’ai découvert que plus tard. (Rires)

Pour « Les démons du Missouri » et « Terreur sur le Kansas », vous avez réalisé deux superbes couvertures à la gouache, dignes de Giraud, justement.

J’ai grandi principalement avec des bandes dessinées américaines où les couvertures n’étaient presque jamais dessinées par le même artiste que celui qui réalisait les pages intérieures. Et en effet, l’une des premières choses que j’ai remarquée à propos de la BD européenne, c’est que l’artiste était toujours censé produire aussi l’illustration de couverture. D’emblée, cela m’a semblé être une bien meilleure approche. Avec mes deux premiers albums de « La Jeunesse de Blueberry », j’ai donc essayé de suivre la tradition "Giraud" en réalisant une couverture peinte. Mais je n’ai jamais été entièrement satisfait du résultat pour ces deux couvertures ! Donc pour les albums suivants, j’ai privilégié une technique plus traditionnelle, avec laquelle j’étais plus à l’aise.

Combien de temps avez-vous mis pour dessiner « Les Démons du Missouri » ? Les planches sont très détaillées !

Dès le départ, j’avais été prévenu que Jean-Michel Charlier risquait de me livrer le scénario de ma première aventure de Blueberry en très petites tranches… et en plus, avec souvent de longs intervalles entre chaque "tranche". (Rires) Mais en réalité, ce fonctionnement a plutôt été à mon avantage car j’ai alors ainsi pu inclure le niveau de détail attendu pour un album de Blueberry. Tel que pouvait l’illustrer Jean Giraud lui-même sur la série principale !

Il ne faut pas oublier que les trois premiers albums de « La Jeunesse de Blueberry » (publiés aussi par Dargaud) étaient en réalité des recueils d’une série de courts épisodes sur les débuts de Blueberry. Ils avaient été produits par Jean-Michel et Jean quelques années plus tôt pour des raisons ( je pense ) purement contractuelles. Une de mes premières questions lorsqu’on m’a alors demandé de reprendre la série était de savoir si l’éditeur (à l’époque Novedi, basé à Bruxelles) voulait que je continue dans ce style de dessin très épuré. J’ai été très content d’apprendre que la réponse était "NON". Tout le monde voulait une série d’albums dessinés "normalement", tout en restant distincte du travail de Jean Giraud en parallèle sur la série principale.

Pour la petite histoire, quand on s’était rencontrés à Paris, Jean était en train de déménager avec sa famille à Tahiti. Comme il y avait déjà eu de précédentes ruptures de travail sur Blueberry, l’éditeur et Charlier craignaient que Giraud ne soit plus en mesure de livrer des albums de Blueberry au rythme où ils en avaient besoin. Relancer La Jeunesse de Blueberry permettait ainsi de combler les périodes mortes dans la parution des albums réguliers de Blueberry par Giraud. Mais même dans cet état d’esprit, il s’est écoulé presque deux ans entre notre première rencontre à Paris et la publication de mon premier album de la série, Les Démons du Missouri.

Vous avez continué quelques albums avec François Cortegianni. ? En quoi le travail était différent ? Pourquoi votre collaboration s’est ensuite arrêtée ?

François avait été d’une aide précieuse pour Janet et moi-même pendant nos tout premiers jours en France. Et au moment où Jean-Michel Charlier est mort (en 1989), nous étions presque voisins. Nous vivions tous en Provence. Jean, lui, vivait à Los Angeles. Et à cette époque, nous avions déjà signé un accord entre nous trois (Charlier, Giraud, Wilson) qui me donnait une autonomie sur La Jeunesse… en tant que série à part. Je me suis ainsi retrouvé avec seulement la moitié du scénario du Raid Infernal achevé quand Jean-Michel Charlier nous a quittés. Sous la pression de l’éditeur, et afin que le livre soit prêt pour être publié, j’ai alors demandé à François s’il était envisageable pour lui de finir d’écrire l’histoire.

Ça a bien marché, Jean a donné son accord et j’ai demandé à Cortegianni de continuer à écrire la série. François et moi-même n’avons jamais eu de disputes. Mais au fil des albums, je devenais un peu inquiet sur ses scripts. Il amenait la série dans une direction différente et avec laquelle je n’étais pas très à l’aise. La décision d’essayer d’écrire un album de La Jeunesse… par moi-même a donc été prise dans l’espoir de pouvoir réintroduire une dimension plus "réaliste" au personnage.

Je trouvais qu’on avait une ambiance déjà bien établie avec Blueberry en tant que jeune soldat impétueux combattant pour le Nord durant cette guerre civile américaine (malgré ses liens familiaux avec le Sud). J’espérais pouvoir introduire certains des aspects les plus complexes et ambigus de son personnage et que les lecteurs connaissaient déjà au travers des albums de Jean Giraud. Avec François, les histoires étaient unidimensionnelles et il me semblait que c’était l’occasion d’introduire des éléments plus nuancés, plus complexes.

Malheureusement, j’ai choisi un très mauvais moment pour tenter d’introduire ce genre de changements dans la série. Jean était maintenant de retour à Paris et, tout restant favorable à mes idées, il semblait maintenant intéressé à écrire les histoires de La Jeunesse de Blueberry lui-même. Ou, à minima… me faire écrire un scénario autour de ses idées à lui. Au même moment, Philippe Charlier tentait de prendre le contrôle de toutes les séries créées par son père, et Blueberry, l’une des plus importantes d’entre elles, était déjà engagée dans une bataille de propriété entre divers éditeurs, suite à l’effondrement de Novedi.

Vous voyez, ce n’était carrément pas le bon moment pour introduire des complications supplémentaires (même si, à cette époque, j’en ignorais encore beaucoup). Mais après des mois à lutter contre toutes ces difficultés, j’ai réalisé que ce n’était pas le genre de situation qui m’avait initialement impliqué dans l’univers de la BD européenne. Traiter avec ces gens ne m’intéressait pas. J’ai donc décidé de me retirer…

Je n’ai aucune idée des réactions que cela a pu générer, nous vivions dans le sud, quelque peu isolés. Ce choix de quitter la France et d’arrêter Blueberry, Janet et moi, n’en avions discuté qu’avec un ou deux amis très proches. Mais ça a été une décision difficile à prendre car cette rupture avec Blueberry signifiait pour moi la fin d’un rêve.

Comment vous êtes-vous retrouvé en France ?

Pour quelqu’un comme moi, vivre dans le sud de la France semblait être un rêve impossible ! Mais grâce à La Jeunesse de Blueberry, tout est devenu possible. Comme dit tout à l’heure, j’avais commencé ma carrière dans la bande dessinée à Londres en travaillant pour 2000AD, ce qui m’a donné l’opportunité de déménager à Paris en 1983.

Mais il faut savoir qu’à cette époque, je n’avais jamais été officiellement autorisé à travailler, ni à vivre au Royaume-Uni ou en Europe. Trouver le bon travail semblait tout à fait réalisable mais il nous a fallu quand même cinq ans, à Janet et à moi, pour enfin être légalement autorisés à résider dans l’Union Européenne. D’abord en Belgique pour commencer, puis dans le Sud de la France.

Je me souviens que nous devions beaucoup nous déplacer pour ne pas risquer d’être renvoyés en Nouvelle-Zélande. Surtout moi... faute de permis de travail requis ! Six mois à Paris, un été à Amsterdam, trois ans à Bruxelles (suite à la proposition de travailler sur Blueberry et le temps de trier nos permis de travail)… puis de retour en France vers la fin de l’année 1986 ! Janet et moi avons travaillé pendant tout ce temps mais elle a quand même été obligée de retourner plusieurs fois en Nouvelle-Zélande pour y déposer nos demandes officielles de permis de travail.

Cependant, ce fut une période passionnante pour nous deux !

Jean Giraud avait contacté le dessinateur François Boucq pour réaliser « Blueberry 1900 ». Vous avait-il proposé également ce type de projet ?

Non. Pendant la majeure partie de mon temps, pendant ma période sur Blueberry, Jean ne vivait pas réellement en France. Nous avions finalement des contacts très limités, on se voyait uniquement lors de ses rares visites en Europe. De mon côté, ce qui m’intéressait, c’était de continuer à travailler sur mes propres projets et qui n’avaient déjà plus de rapport avec Blueberry. C’était des projets plus personnels comme par exemple poursuivre Dans l’Ombre du Soleil. J’avais justement réalisé le premier tome avant que La Jeunesse… ne passe par là et me chamboule tout.

Avec-vous lu « Marshal Blueberry » avec Vance ?

Non.

Avec-vous lu « La Jeunesse de Blueberry » dessinée par Blanc-Dumont ?

Non plus ! La BD européenne n’est pas facilement disponible en Australie (où je vis maintenant). Lors de mes visites occasionnelles en France, j’ai par contre jeté un œil sur plusieurs de ces albums de La Jeunesse... produits par Cortegianni et Blanc-Dumont. Pour une raison qui m’échappe un peu, je n’ai jamais vraiment eu envie d’acheter un de ces livres. Je constate que les histoires continuent dans le style de la grande aventure dont j’avais personnellement espéré m’éloigner du temps où je travaillais sur la série. Et en tant que fan de la série Jonathan Cartland de Michel Blanc-Dumont, j’ai aussi l’impression qu’il n’est pas tout à fait à l’aise à travailler ainsi sur Blueberry. En tous cas, c’est l’impression que ça m’a donné sur les quelques albums que j’ai pu parcourir...

Après le décès de Giraud, les lecteurs rêvaient de vous voir reprendre la série mère de Blueberry.

Pourtant, il n’a jamais été question que je me lance dans la série principale. Pour ma part, je considère que la série "mère" a beaucoup évolué, jusqu’à en devenir une création très importante chez Jean Giraud et chez Jean-Michel Charlier. De ce fait, je n’ai jamais trouvé intéressant que d’autres auteurs puissent reprendre leur travail sur la série. Comment passer après ces deux incroyables icônes de la BD européenne, à partir du moment où ils n’ont plus été en mesure de continuer ? Mais ce n’est que ma manière de voir les choses à moi.

Malgré tout, je trouve intéressant par exemple que Blain et Sfar aient pu enfin retravailler avec ce personnage. Mais il n’y avait aucune chance qu’on me demande à moi de reprendre Blueberry. Ni même que je sois capable de faire quelque chose comme ça en réalité…

Avec le recul, est-ce qu’aujourd’hui, vous regrettez de ne plus dessiner Blueberry ?

Je ne regrette pas d’avoir quitté la série mais ces journées à travailler sur une série BD aussi prestigieuse que La Jeunesse de Blueberry me manquent en effet ! Ce fut une période très excitante de ma vie et c’est grâce à Blueberry que Janet et moi avons pu avoir une vie merveilleuse en Provence pendant ces sept ou huit années où nous y avons vécu. Ce qui ne me manque pas par contre, c’est le nombre incalculable de fois où nous avons dû faire le voyage retour sur Paris pour des réunions d’affaires, à propos de problèmes sur la série. Ni ces longs intervalles entre chaque nouvel album, ni les drames sans fin qui ont entouré l’univers de Blueberry. Cela a enlevé une grande partie de la magie que nous avions tant appréciée les premières années. C’est pour ces raisons que j’ai finalement décidé de ne plus continuer à travailler avec ce personnage de cette façon.

Vous avez dessiné un superbe album de Tex Spécial !

L’opportunité de produire un album « Tex Spécial » pour Bonelli est apparue au bon moment pour nous ! Janet et moi, avions pourtant déjà déménagé en Australie. J’ai été surpris d’apprendre que Bonelli se montrait intéressé à ce que je travaille sur cet album Le Dernier Rebelle. J’ai cru comprendre que le scénario avait déjà été écrit par Claudio Nizzi, bien avant que je ne m’attache au projet. Il m’a fallu alors deux années pour produire les deux-cent-vingt pages nécessaires à cet album, tout en vivant de l’autre côté du monde. C’était surprenant car c’était bien avant Internet. Pour l’anecdote, cet album de Tex Willer a était le dernier livre sur lequel j’ai travaillé et qui a nécessité que j’envoie mes planches originales par courrier à l’éditeur. Mes dessins ont voyagé.

A cette époque, Les albums « Tex Spécial » avaient la particularité d’être dessinés uniquement sur invitation, auprès d’artistes généralement "non italiens". Et qui plus est, des artistes étant complètement indépendants des livres mensuels de Tex (habituellement publiés par Bonelli en Italie). À la fin de cette aventure, je ne m’attendais pas à ce qu’on me propose d’autres travaux sur ce personnage. J’étais certain qu’ils avaient largement assez d’artistes italiens pouvant travailler sur le personnage et leur permettre d’assurer leur calendrier de publication mensuel sur la série.

Les traits du héros sont plus éloignés du Tex habituel.

Oui et lors de la publication, j’ai été surpris de découvrir que Bonelli avait retouché de nombreuses pages de mon travail sur ce livre ! J’ai compris qu’ils n’avaient pas été satisfaits de ma ressemblance en ce qui concerne le visage de Tex. Pourtant, j’avais fourni de nombreux croquis avant d’être sélectionné pour produire l’album. Il faut croire qu’ils s’étaient déjà préparés à apporter beaucoup de modifications de post-production sur mes planches originales. En tous cas, il l’ont fait sans jamais rien me demander au préalable. J’aurais pourtant certainement été disposé à modifier mon travail si cela avait été nécessaire à leurs yeux.

Pendant ces deux longues années où j’ai travaillé sur ce projet, ils ne m’ont jamais rien demandé de tel. Pour moi, leur attitude n’était pas professionnelle !

Tex faisait partie de vos lectures ?

Quand j’étais un jeune lecteur de bandes dessinées en Nouvelle-Zélande, Tintin et Astérix étaient les seules BD européennes que j’ai vues traduites en anglais. Ensuite, lorsque j’ai découvert les bandes dessinées européennes au milieu des années 1970, je n’ai surtout lu que des personnages comme Tex et Blueberry.

Vous ne réaliserez jamais d’autre histoire de Tex ?

Vous savez, après avoir passé deux ans à dessiner « The Last Rebel » et après avoir réalisé six albums de « La Jeunesse de Blueberry », je commençais vraiment à cette époque à ressentir le besoin de travailler sur tout autre chose. Pendant longtemps, je n’avais plus du tout envie de faire de séries western !

Vos lecteurs connaissent bien Thunderhawks en France et en Belgique ?

Thunderhawks était initialement un projet suggéré par François Cortegianni, bien avant son implication dans La Jeunesse de Blueberry. L’idée originale était que la série commence avant la fin de la Première Guerre mondiale. Je me souviens que l’agence Strip Art Features avait prépublié une brochure pour la Foire du livre de Francfort contenant les huit premières pages de la série, la présentant comme une histoire de guerre.

Mais cette approche a ensuite été abandonnée : apparemment "les histoires de guerre ne se vendaient pas" ! On nous a alors demandé de retravailler le début de la série avec des personnages situés plutôt dans la région du sud-ouest des États-Unis. Par conséquent, la série a rapidement évolué vers un type d’aventure plus occidentale, avec cette fois des avions à la place des chevaux. Or, je dessinais déjà du western avec Blueberry, donc ça ne m’intéressait pas vraiment de travailler sur deux séries de style "western" en même temps. Pour essayer de faire simple : suite au décès de Jean-Michel Charlier plus tard dans l’année, j’ai demandé à François de travailler avec moi sur La Jeunesse… et de mon côté, je me suis engagé à terminer au moins le premier tome de Thunderhawks. Ce qui dans le même temps, mettait fin à mon implication dans cette série !

Que devenait alors votre série Dans l’ombre du soleil ?

En effet, puisque qu’on m’avait donc demandé de m’impliquer dans La Jeunesse de Blueberry alors que j’avais déjà un travail en cours sur le premier tome de Dans l’ombre… pour Glénat. L’éditeur Novedi (qui éditait Blueberry à l’époque), s’était alors inquiété du fait que je n’aurais jamais le temps nécessaire pour travailler sur sa série si j’étais déjà sous contrat pour écrire et dessiner Dans l’ombre du soleil. On m’a alors demandé si je pouvais abandonner ma série chez Glénat. Je n’étais pas très à l’aise avec cette situation. Nous en avons discuté et finalement, j’ai trouvé un compromis en réduisant mon engagement avec Glénat à seulement trois albums au lieu des cinq initiaux prévus pour la série.

Une autre de vos séries BD, Du plomb dans la tête, a été adaptée au cinéma ? C’est assez rare pour un dessinateur de BD.

Lors d’une rencontre avec Casterman, j’avais exprimé par hasard mon admiration pour une autre série que l’éditeur publiait à l’époque et qui s’appelait Le Tueur. De suite, ils m’ont proposé de me mettre en contact avec le scénariste de cette série. Alexis Matz et moi, nous nous sommes alors réunis autour de quelques verres. Il m’a suggéré que je pourrais peut-être être intéressé pour travailler sur un projet à lui : un scénario de film qu’il avait récemment terminé et dénommé Du Plomb dans la tête. Et que si c’était le cas, il pourrait alors facilement réécrire le scénario pour l’adapter en série BD. Avec mon accord, il a donc retravaillé tout son scénario que nous avons pu présenter ensuite à Casterman. C’est ce nouveau format pour trois albums que l’éditeur a finalement publié.

En réalité, le film de Sylvester Stallone est sorti bien des années après la fin de notre série BD et n’avait presque plus aucun rapport avec nos trois albums. Et encore moins avec le brouillon original de Matz, ni avec cette histoire qu’il avait écrite comme "probable" scénario pour le cinéma ! Mais vous savez ce qu’on dit : "C’est Hollywood !". En tous cas, c’est réellement grâce au travail d’Alexis que notre série a finalement été choisie par Hollywood pour leur film Bullet to the Head de Stallone.

Avec le dessinateur Olivier Vatine ici en France, vous faites partie de ces rares dessinateurs du marché franco-belge à avoir dessiné une histoire de l’univers Star Wars.

À cette époque, l’un des éditeurs de Dark Horse aux États-Unis (qui détenait les droits de publication des bandes dessinées Star Wars) était très au courant de mon travail en Europe. Un jour, il m’a demandé si ça pourrait m’intéresser de travailler avec eux sur quelque chose en rapport avec l’univers de La Guerre des Etoiles. Sauf que je venais de m’engager pour dessiner une histoire d’aviation en cinq parties, durant la Seconde Guerre mondiale, et qui avait été écrite par Garth Ennis pour la collection Wildstorm (Battler Britton). Du coup, Randley Stradley de Dark Horse m’a proposé de travailler plutôt sur des numéros complémentaires dans leur série « Star Wars Legacy ». Ce qui permettait à leur artiste habituel Jan Duursema de faire des courtes pauses...

Colin Wilson et son fidèle coursier

Et puis, j’ai continué à réaliser d’autres travaux complémentaires sur deux autres séries toujours liées à Star Wars chez Dark Horse : il y a eu Rebellion et Knights of the Old Republic »

J’ai ensuite donné mon feu vert pour continuer sur notre propre série Star Wars Invasion, écrite par Tom Taylor. J’avais travaillé avec Tom sur quelques petites histoires de bandes dessinées qui avaient été publiées localement ici en Australie. Invasion est alors devenu son premier travail entièrement professionnel pour le marché américain ! Grâce à ça, Tom est maintenant devenu un écrivain régulier travaillant pour les quatre principaux éditeurs de bandes dessinées professionnels aux États-Unis.

Vous savez, j’étais et je suis toujours un grand fan de cinéma. Concernant les trois premiers films de Star Wars, ce qui m’avait surtout impressionné à l’époque, c’était tous les efforts qui avaient été réalisés pour créer leur univers. Par contre, en tant que lecteur avide de science-fiction, mon intérêt allait plus vers des films comme Blade Runner et Alien. Finalement, je me rends compte que j’ai toujours perçu La Guerre des Etoiles comme une sorte de western mais transposé dans le futur. Évidemment, pour mon travail, il m’a fallu me familiariser avec tous les autres films de la galaxie Star Wars mais je crois que je n’ai jamais vu aucun des six derniers films en intégralité... ( Rires )

Dessin de l’auteur réalisé pendant l’interview

Beaucoup moins connu sur le marché franco-belge, vous avez réalisé un autre album chez l’éditeur « Erko » qui s’appelle "Temps de chien" !

L’éditeur de 2000AD au Royaume-Uni s’était montré très intéressé par vos publications d’albums au format européen. C’est-à-dire des livres avec une couverture rigide. Comme j’avais déjà une certaine expérience sur ce marché (qui était nouveau pour eux), ils m’avaient demandé si travailler sur leur projet dénommé Rain Dogs pourrait m’intéresser.

L’idée était de publier d’abord les planches dans leur hebdomadaire 2000AD, puis de publier ensuite toute l’histoire sous forme d’album de 54 pages (et donc avec une couverture rigide). Ce format pouvant ensuite être éventuellement proposé et vendu à n’importe quel éditeur européen, susceptible de manifester un intérêt pour l’histoire et les dessins... C’était un essai intéressant ! Mais une fois le livre fini, il semble être tombé dans le fossé qui sépare les deux marchés. C’est-à-dire trop européen pour n’importe quel éditeur BD français "grand public", et en plus trop européen aussi pour arriver à conquérir le marché américain de la bande dessinée.

Avec Nevada aujourd’hui chez Delcourt, vous avez fait un retour fracassant sur le marché franco-belge ? Cette nouvelle série a été une belle surprise.

J’ai eu la chance de rencontrer Guy Delcourt et Thierry Mornet alors que Tom et moi étions présents sur le stand de Dark Horse à la "San Diego Comic Convention". Là aussi, on m’a demandé si cela pourrait m’intéresser de travailler à nouveau avec un éditeur français. Je leur ai répondu qu’en effet, c’était une possibilité que je pouvais sérieusement envisager. Car il faut savoir car ce stade de ma carrière, j’étais entré dans une phase d’épuisement professionnel à cause de tout ce travail pour les États-Unis. Vous savez, je ne suis pas un artiste particulièrement rapide. Devoir livrer plus de 150 pages par an pour Dark Horse, année après année, était devenu un peu trop pénible pour moi. J’ai toujours considéré que les points forts de mon dessin ne peuvent se révéler que lorsque je n’ai à produire qu’un album de 54 pages par an. Exactement comme ce que j’avais l’habitude de faire à l’époque avec le lieutenant Blueberry.

J’ai ainsi commencé par illustrer quelques livres Jour-J pour Delcourt et puis j’ai travaillé sur une mini-série de cinq albums intitulée Wonderball avec les scénaristes Fred Duval, Jean-Pierre Pecau et avec le coloriste Jean-Paul Fernandez. Cette équipe a vraiment bien fonctionné et quand la série s’est achevée, Delcourt a alors demandé à ce que nous continuions de travailler ensemble sur quelque chose de nouveau. Les scénaristes tenaient à ce que je dessine une nouvelle série western mais comme j’avais déjà beaucoup donné entre Tex Willer et Blueberry, nous avons finalement décidé de créer une toute autre série, se déroulant, cette fois, à Hollywood en 1927. L’histoire implique un dépanneur travaillant pour une société hollywoodienne engagée dans le tournage d’un western à Monument Valley. La particularité étant qu’au lieu de conduire sa fidèle monture à travers tout l’Ouest, notre héros éponyme Nevada Marquez préfère généralement conduire une moto.

Les trois premiers albums proposent un environnement qui semble vous convenir à merveille !

Lorsque Fred et Jean-Pierre m’ont proposé l’idée, j’ai immédiatement été ravi. Comme vous le savez déjà, en plus du cinéma, la moto a toujours été une de mes passions. J’avais pris l’habitude de faire du motocross et des courses tous les week-ends quand que je vivais en Provence : Sénas, Mouriès, Lambesc, Salon de Provence... Donc une série impliquant moto et Hollywood de 1927, était forcément un projet où je pouvais être certain de prendre du plaisir dans mon travail au quotidien.

Nevada est un héros calme, du genre discret mais qui fait attention et qui sait réagir en cas de menace. Comme quelqu’un qui prendrait soin de lui-même...

Comment avez vous déterminé les caractéristiques graphiques de votre nouveau héros ? Il semble déjà évoluer depuis ces trois albums ?

J’avais réalisé plusieurs croquis de Nevada avant de me fixer sur son apparence définitive. Les lecteurs pourront noter qu’une de ces premières versions apparaît justement sur la couverture arrière des deux premiers tomes de la série. Pour moi, il devait physiquement paraître capable de s’occuper de lui-même mais aussi être capable de figurer un jour dans un des films que tourne son équipe. A venir dans de futurs albums peut-être ? Et, et, et… il fallait aussi que visuellement, il me rappelle mon cher et vieil ami Mike Steve Blueberry... pour rendre un peu hommage à tous mes anciens fans. D’où sa coiffure !!!

Le plan en cours, en ce qui concerne Nevada, c’est que ça reste une série autonome sur les cinq premiers albums, mais toujours avec cette possibilité de continuer ensuite sur d’autres aventures, si nous en ressentons le besoin.

Ou avez-vous appris à dessiner si bien ? Quels sont vos dessinateurs BD de référence ?

Il n’y a pas d’industrie de la bande dessinée en tant que telle en Nouvelle-Zélande. Il n’y avait donc aucun moyen pour moi à l’époque d’apprendre à dessiner des bandes dessinées à l’école d’art que j’avais fréquentée pendant deux ans. Au final, jen suis parti et j’ai travaillé comme graphiste pour la chaîne de télévision locale où je vivais. J’avais toujours lu et produit mes propres histoires de bandes dessinées, apprenant efficacement le métier en imitant le travail d’artistes étrangers que j’appréciais beaucoup. Je pense à des créateurs comme Frank Bellamy, un artiste incroyable travaillant pour l’hebdomadaire UK Eagle que je lisais avidement dans mon adolescence. Je pense aussi à d’autres artistes comme Bernie Wrightson, Will Eisner et Milton Caniff (quand j’ai enfin pu trouver son travail). Finalement, j’ai créé mon propre fanzine de bandes dessinées, Strips, pour pouvoir publier mon propre travail, mais aussi celui de plusieurs autres artistes locaux qui se retrouvaient dans la même situation que moi : c’est-à-dire dessiner des bandes dessinées uniquement pour le plaisir et sans aucune visibilité pour arriver à devenir un jour un dessinateur de BD professionnel. Espérer devenir un artiste, aucune possibilité n’existait vraiment en vivant en Nouvelle-Zélande à cette époque. Les bandes dessinées ont toujours été des livres qui venaient d’outre-mer.

Quel souvenir gardez-vous de Jean Giraud ?

Jean Giraud était l’un des créateurs les plus inspirants et les plus importants que j’aie jamais connus. Mais comme quelqu’un de beaucoup plus perspicace que moi l’a dit un jour, il vaut parfois mieux ne pas rencontrer ses idoles. Cependant, pour ma part, je me souviendrai à jamais de mes années de vie et de travail dans la BD européenne. C’était la période la plus excitante et la plus enrichissante de mon existence. Et tout cela, grâce à l’offre généreuse de Jean Giraud pour travailler avec lui sur La Jeunesse de Blueberry !

Qu’aurait pu donner Blueberry avec Colin Wilson seul aux commandes ?

Je ne sais pas si j’aurais été capable d’écrire quelque chose de valable à ce moment-là. Mais dans le cadre de sa jeunesse, ce que j’avais envie de faire, c’était de placer le personnage dans certaines ambiguïtés plus complexes de la guerre civile américaine. Évidemment, l’action serait restée un élément important. Mais il me semblait aussi très important de montrer l’évolution de ce héros, d’abord jeune et naïf (tel que nous le voyons dans ces premières histoires courtes de Gir et Charlier) puis, comme un personnage très expérimenté et capable de se sortir des situations les plus difficiles. Car c’est ainsi que les lecteurs le découvrent dans la série principale !

Malheureusement, en tant que dessinateur BD, mon travail a toujours été de servir une histoire. Pas une seule seconde, je ne pourrais m’imaginer tenter de suivre les traces de Jean-Michel Charlier en reprenant la série principale. Avec Mister Blueberry, Jean Giraud a d’ailleurs emmené Blueberry dans un tout autre domaine et que j’ai trouvé tout autant fascinant. Mais même ça, je n’aurais jamais été capable d’écrire une chose pareille.

Lisez-vous encore de la BD ? Quels sont les albums que vous aimez ?

Je ne lis plus beaucoup de BD ces jours-ci. Ayant toujours été entouré de bandes dessinées pendant si longtemps sur un plan professionnel, je préfère aujourd’hui utiliser mon temps loin de ma table à dessin, loin de mon bureau. Je lis beaucoup, je regarde des films. Quand j’étais un peu plus jeune, je continuais aussi à faire du motocross.

Cependant, à chacune de mes visites en Europe, je reviens presque toujours avec plusieurs coffrets d’albums BD qui ont pu me sembler intéressants à acheter pendant mon séjour. Il y a tellement d’artistes dont j’apprécie encore le travail ! Des dessinateurs connus comme Ralph Meyer et son Undertaker, Gibrat, Roger Ibanez avec sa série Jazz Maynard. Les nouveaux albums de Christian Rossi m’intéressent toujours autant. Ainsi que plein d’autres artistes !

Lors d’un de mes récents voyages en France, j’ai aussi découvert pour la première fois le travail de Denis Bodart, quelqu’un que je considère comme un artiste étonnant mais qui semble relativement peu connu dans le monde de la bande dessinée franco-belge. D’une manière générale, c’est toute la richesse de la bande dessinée européenne que j’apprécie vraiment. Il y a toujours de nouveaux talents qui apparaissent avec des livres qui amènent le neuvième art toujours dans des directions nouvelles et intéressantes.

Propos recueillis par Jean-Sébastien Chabannes
http://pabd.free.fr/ACTUABD.HTM

Souvenir avec Jean Giraud

(par Jean-Sébastien CHABANNES)

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Blueberry Nevada Tex Dargaud Delcourt ✏️ Colin Wilson tout public
 
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