Florence “Fabulous Flo" Steinberg est l’une de ces figures quasi-légendaires de l’histoire de la bande dessinée américaine, en tant que membre emblématique de l’original Marvel Bullpen, le bureau très clairsemé au début des années 1960, de l’éditeur Marvel Comics, alors en pleine ascension. OK, elle n’était ni scénariste et ni dessinatrice, pas même une « créatrice » : c’était une secrétaire, mais elle a laissé sa marque. Et quelle marque !
Le vocable « quasi-légendaire » est d’ailleurs pour elle un euphémisme : elle était devenue une icône, une référence, pour beaucoup un exemple. Légendaire, l’apostrophe lui convient à merveille !
Or donc, Flo était la secrétaire de Stan Lee. Elle est, avec lui, la première employée à plein temps de l’éditeur Timely, fraîchement rebaptisé Marvel. Lee, débordé, avait enfin obtenu une assistante ! Durant cinq ans qui ont marqué les esprits, Fabulous Flo a prêté la main à tous les aspects qui concernent la sortie des comics, en plus de répondre au courrier des fans et de cimenter la création du fameux fan-club : The Merry Marvel Marching Society. Un rôle capital qui va établir un lien privilégié avec les lecteurs, une démarche amenée à prendre une énorme ampleur, les fans devenant de plus en plus actifs, impatients.
Et, surtout, elle assure la communication avec les artistes, très important ça. La façon dont elle réussissait à faire en sorte que chacun se sente important, concerné, était presque unique. Elle assure aussi le contact avec le Comics Code Authority, l’organisme de contrôle à qui elle envoie des documents à valider... Une vraie tornade.
Plus que tout, elle est restée en mémoire pour ses prédispositions à créer une atmosphère de bienvenue, pour tous ceux, quels qu’ils soient, qui sont venus en personne dans les bureaux de Marvel Comics. On appelle ça mettre de l’huile dans les rouages, pour une firme à la croissance exponentielle, en peu de temps, sous la direction d’un Martin Goodman, le proprio et oncle de Stan Lee, pas très amène de nature. Mais Fabulous Flo était là, pour compenser, rassurer, des qualités qui n’ont pas de prix.
« Flo Steinberg a été ma première secrétaire chez Marvel qui s’appelait alors Timely Comics. Je l’ai surnommée "Fabulous Flo" pour une bonne raison : personne ne se souciait plus de son travail ou des gens avec qui elle travaillait que Flo. Toute l’industrie de la bande dessinée connaissait et aimait "Fabulous Flo » déclarera plus tard l’incontournable Stan Lee.
Cependant, cet investissement tout azimuts devient une charge de plus en plus lourde pour celle réputée pour sa polyvalence, sa probité et son inaltérable bonne humeur : « Il y avait tellement de travail ! J’avais besoin d’une aide supplémentaire et j’avais reçu cette merveilleuse lettre d’une étudiante de Virginie du nom de Linda Fite. Elle est venue et a été embauchée pour m’aider, même si elle a vite fini par faire du travail de secrétariat et de production. »
Mais, épuisée, la tourbillonnante Flo quitte Marvel en 1968, c’était une démission. On lui refusait une augmentation de salaire de 5 US$ la semaine ! Martin Goodman, le big boss refusait d’augmenter son salaire : « Il ne croyait pas qu’il fallait donner des augmentations de salaire aux personnes occupant certains emplois témoigna-t-elle dit bien plus tard, car elles pouvaient être si facilement remplacées. »
Une violence managériale bien dans la tradition chez Marvel où l’on se permettait, dit-on, de ne pas payer des dessins au King Jack Kirby , par exemple ; ou, bien plus tard avec le gracieux patron Ike Pelmutter, un milliardaire rapiat qui, selon les témoignages, était capable de hurler pour un trombone égaré dans une corbeille, connaissant le salaire de chaque employé à qui il aboyait à tout bout de champ, promettant que ça pouvait ne pas durer… Charmant.
Les contacts de Flo Steinberg avec l’industrie l’ont rapprochée du monde des Comix Underground, ces fascicules provocateurs publiés à petite échelle, en dehors de toute validation du Comics Code Authority, ce rogneur d’ailes créatives. En 1968, Steinberg a découvert ce type de bandes dessinées lorsqu’elle a rencontré Trina Robbins, l’une des premières protagonistes influentes du mouvement, et l’une des rares artistes féminines du milieu.
Robbins était venue dans les bureaux de Marvel pour interviewer Stan Lee, pour le journal alternatif Los Angeles Free Press. Grâce à Robbins, Steinberg a rencontré d’autres dessinateurs comme Kim Deitch, Spain Rodriguez et Art Spiegelman qui commençaient tous à produire les premiers Comix Underground californiens.
Cette envie de bousculer les choses lui plaît et elle suit ces agitateurs hirsutes jusqu’à San Francisco, pour un temps. Puis elle retourne à New York et trouve du travail chez l’éditeur Jim Warren Publishing (Creepy, Eerie). Toutefois, ces dernières rencontres hors circuit traditionnel, l’amènent à se demander pourquoi il n’y aurait pas de magazine Underground new-yorkais. Elle fait donc appel à ses nombreux contacts dans le milieu des comics.
De ces questionnements résulte Big Apple Comix, ouvrage autopublié sorti en septembre 1975, sous l’étiquette Big Apple Productions. Un livre considéré, aujourd’hui, comme le premier vrai comics indépendant.
On estime que cette publication a montré la voie pour tout ce qui concerne le succès ou l’échec d’un livre indépendant. En montrant à toute l’industrie une nouvelle façon de vendre des BD, de manière rentable, en particulier des bandes dessinées qui n’étaient ni grand public, ni Underground, un entre-deux passerelle entre les comics Underground purs et durs et les comics indépendants, qui vont fleurir dans les années 1980, avec un immense succès parfois.
Bien sûr, cette allégation prête à discussion puisqu’on oublie, au passage, des publications telles que Witzend du grand Wallace Wood.
High Adventure de Mark Evanier, 36 pages en noir et blanc de Fantasy, pour un ouvrage tiré à 10 000 exemplaires.
Star*Reach de Mike Friedrich. Globalement des titres au contenu plus “sobre” que Big Apple Comix. On dépasse rarement la simple nudité.
Mais on a vu dans cet hybride de 36 pages, Big Apple Comix, qui met en scènes des représentations crues de masturbations, des prostituées et même un clochard écrasé, un lien historiquement important entre le Comix Underground et ce qu’on n’appelle pas encore les bandes dessinées alternatives.
Beaucoup considèrent que Big Apple Comix mérite cette classification de vrai précurseur, car les contributeurs sont des créateurs de bandes dessinées « grand public » (Marvel, DC et Warren) sans tradition dans les comics Underground, mais faisant des histoires plus personnelles, sans pesanteur éditoriale.
Employés chez Marvel, Linda Fite (la lectrice qui lui avait écrit de Virginie, pour finir par travailler un temps pour Marvel) et John Verpoorten (le directeur de production de Marvel, celui qui coordonne le travail des scénaristes, des dessinateurs et encreurs, des lettreurs et des imprimeurs, que Steinberg a eu l’occasion de connaître avant sa démission) ont géré le travail de production. Fite a aussi réalisé une page pour Big Apple Comix...
Fabulous Flo a mis à profit son expérience chez Captain Company, la division de vente par correspondance de Warren Publishing, pour vendre la plupart des exemplaires de Big Apple de cette manière. Jim Warren a été très favorable au projet, permettant à Steinberg de stocker ses comi(x)cs dans ses locaux, tout en lui dispensant des conseils.
Flo a dit en évoquant Big Apple Comix : « J’avais gagné assez d’argent pour couvrir les frais et un peu plus... J’espérais que ça se vendrait bien. Ils (les contributeurs) ont obtenu environ 10 $ par page ... C’était en quelque sorte politiquement incorrect quand vous regardez ces pages maintenant, et même si j’étais embarrassée à ce sujet pendant quelques années, maintenant je pense que c’est une chose énorme, J’aime vraiment ce livre ! »
Ce comic book alternatif, qui en est resté à un seul numéro, fait donc partie, c’était dans l’air du temps, des quelques comics précurseurs produits de manière indépendante dans les années 1960, et surtout 1970. Mais dans son cas avec un petit quelque chose en plus, qui en fera un tournant. Cette catégorie de comics a ensuite proliféré, avec la création, toute récente, des Comic Shops et le fameux Direct Market (marché direct) qui a pris de l’ampleur dans les années 1980, pour imposer un quasi monopole sur l’industrie et se retrouver ensuite, comme on vous l’a récemment expliqué à son tour débordé par les pratiques nouvelles.
Ainsi, de plusieurs manière Fabulous Flo a marqué l’Histoire des comics. Flo Steinberg est allée retourner travailler chez Marvel Comics dans les années 1990, en tant que correctrice, très recherchée, des épreuves avant publication. Et ce jusqu’à la fin de sa vie. C’était la moindre des choses, à mettre au crédit de l’éditeur de Spider-Man. Discrète et toujours aussi prévenante, elle appréciait que les plus jeunes employés de la firme ignorent tout de son passé.
Cette légende, armée de son inoubliable bonne humeur, s’en est allée le 23 juillet 2017, laissant la preuve qu’un sourire rassembleur suffit à faire la révolution.
(par Pascal AGGABI)
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