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"Fabulous Flo" et la révolution "Big Apple Comix"

Par Pascal AGGABI le 27 mai 2020                      Lien  
Dans les années 1970, alors qu’un certain marasme s'installe dans les ventes, créativement et éditorialement les choses bougent, avec une vraie effervescence. De ces années va naître un modèle éditorial qui va coaguler jusqu’à donner corps à ce qui fait une grosse partie du paysage de la BD américaine d'aujourd'hui. C’est l’occasion pour nous de parler d’un comic book fondateur, même si à l’époque peu le ressentaient ainsi, et surtout d’une grande dame, "véritable rayon de soleil" dixit Stan Lee, qui a irradié toute l'industrie des comics de sa personnalité : Florence “Fabulous Flo" Steinberg.

Florence “Fabulous Flo" Steinberg est l’une de ces figures quasi-légendaires de l’histoire de la bande dessinée américaine, en tant que membre emblématique de l’original Marvel Bullpen, le bureau très clairsemé au début des années 1960, de l’éditeur Marvel Comics, alors en pleine ascension. OK, elle n’était ni scénariste et ni dessinatrice, pas même une « créatrice » : c’était une secrétaire, mais elle a laissé sa marque. Et quelle marque !

Le vocable « quasi-légendaire » est d’ailleurs pour elle un euphémisme : elle était devenue une icône, une référence, pour beaucoup un exemple. Légendaire, l’apostrophe lui convient à merveille !

"Fabulous Flo" et la révolution "Big Apple Comix"
Un sourire à toute épreuve.
© Marvel Comics.

Or donc, Flo était la secrétaire de Stan Lee. Elle est, avec lui, la première employée à plein temps de l’éditeur Timely, fraîchement rebaptisé Marvel. Lee, débordé, avait enfin obtenu une assistante ! Durant cinq ans qui ont marqué les esprits, Fabulous Flo a prêté la main à tous les aspects qui concernent la sortie des comics, en plus de répondre au courrier des fans et de cimenter la création du fameux fan-club : The Merry Marvel Marching Society. Un rôle capital qui va établir un lien privilégié avec les lecteurs, une démarche amenée à prendre une énorme ampleur, les fans devenant de plus en plus actifs, impatients.

Et, surtout, elle assure la communication avec les artistes, très important ça. La façon dont elle réussissait à faire en sorte que chacun se sente important, concerné, était presque unique. Elle assure aussi le contact avec le Comics Code Authority, l’organisme de contrôle à qui elle envoie des documents à valider... Une vraie tornade.

Fabulous Flo à la manoeuvre, ça déménage ! Fausse couverture, hommage de Marie Severin pour "Fabulous Flo ! Comics."
© Marie Severin, Jon B. Cooke’s Comic Book Artist .

Plus que tout, elle est restée en mémoire pour ses prédispositions à créer une atmosphère de bienvenue, pour tous ceux, quels qu’ils soient, qui sont venus en personne dans les bureaux de Marvel Comics. On appelle ça mettre de l’huile dans les rouages, pour une firme à la croissance exponentielle, en peu de temps, sous la direction d’un Martin Goodman, le proprio et oncle de Stan Lee, pas très amène de nature. Mais Fabulous Flo était là, pour compenser, rassurer, des qualités qui n’ont pas de prix.

« Flo Steinberg a été ma première secrétaire chez Marvel qui s’appelait alors Timely Comics. Je l’ai surnommée "Fabulous Flo" pour une bonne raison : personne ne se souciait plus de son travail ou des gens avec qui elle travaillait que Flo. Toute l’industrie de la bande dessinée connaissait et aimait "Fabulous Flo » déclarera plus tard l’incontournable Stan Lee.

Cependant, cet investissement tout azimuts devient une charge de plus en plus lourde pour celle réputée pour sa polyvalence, sa probité et son inaltérable bonne humeur : « Il y avait tellement de travail ! J’avais besoin d’une aide supplémentaire et j’avais reçu cette merveilleuse lettre d’une étudiante de Virginie du nom de Linda Fite. Elle est venue et a été embauchée pour m’aider, même si elle a vite fini par faire du travail de secrétariat et de production. »

Mais, épuisée, la tourbillonnante Flo quitte Marvel en 1968, c’était une démission. On lui refusait une augmentation de salaire de 5 US$ la semaine ! Martin Goodman, le big boss refusait d’augmenter son salaire : « Il ne croyait pas qu’il fallait donner des augmentations de salaire aux personnes occupant certains emplois témoigna-t-elle dit bien plus tard, car elles pouvaient être si facilement remplacées. »

Une violence managériale bien dans la tradition chez Marvel où l’on se permettait, dit-on, de ne pas payer des dessins au King Jack Kirby , par exemple ; ou, bien plus tard avec le gracieux patron Ike Pelmutter, un milliardaire rapiat qui, selon les témoignages, était capable de hurler pour un trombone égaré dans une corbeille, connaissant le salaire de chaque employé à qui il aboyait à tout bout de champ, promettant que ça pouvait ne pas durer… Charmant.

Le Marvel Bullpen original de Marvel Comics, version "Fantastic Four" : Stan Lee en Mister Fantastic, Jack Kirby en Chose, Sol Brodsky, le responsable de production, en Torche Humaine et... Flo Steinberg en Invisible Girl ! C’est Jack Kirby qui écrit et dessine cette histoire-hommage, sortie en 1978.
© Marvel Comics.

Les contacts de Flo Steinberg avec l’industrie l’ont rapprochée du monde des Comix Underground, ces fascicules provocateurs publiés à petite échelle, en dehors de toute validation du Comics Code Authority, ce rogneur d’ailes créatives. En 1968, Steinberg a découvert ce type de bandes dessinées lorsqu’elle a rencontré Trina Robbins, l’une des premières protagonistes influentes du mouvement, et l’une des rares artistes féminines du milieu.

Robbins était venue dans les bureaux de Marvel pour interviewer Stan Lee, pour le journal alternatif Los Angeles Free Press. Grâce à Robbins, Steinberg a rencontré d’autres dessinateurs comme Kim Deitch, Spain Rodriguez et Art Spiegelman qui commençaient tous à produire les premiers Comix Underground californiens.

Cette envie de bousculer les choses lui plaît et elle suit ces agitateurs hirsutes jusqu’à San Francisco, pour un temps. Puis elle retourne à New York et trouve du travail chez l’éditeur Jim Warren Publishing (Creepy, Eerie). Toutefois, ces dernières rencontres hors circuit traditionnel, l’amènent à se demander pourquoi il n’y aurait pas de magazine Underground new-yorkais. Elle fait donc appel à ses nombreux contacts dans le milieu des comics.

Flo Steinberg et Trina Robbins.

De ces questionnements résulte Big Apple Comix, ouvrage autopublié sorti en septembre 1975, sous l’étiquette Big Apple Productions. Un livre considéré, aujourd’hui, comme le premier vrai comics indépendant.

Une couverture de Wallace Wood en couleurs et des pages intérieures en noir et blanc dans un volume qui contient 11 histoires, parfois sexuellement explicites, de géants du 9e Art tels Neal Adams, Archie Goodwin, Denny O’Neil, Herb Trimpe, Al Williamson... Excusez du peu ! La plupart de ces histoires tournent autour de New York, "The Big Apple".
© Big Apple Productions.

On estime que cette publication a montré la voie pour tout ce qui concerne le succès ou l’échec d’un livre indépendant. En montrant à toute l’industrie une nouvelle façon de vendre des BD, de manière rentable, en particulier des bandes dessinées qui n’étaient ni grand public, ni Underground, un entre-deux passerelle entre les comics Underground purs et durs et les comics indépendants, qui vont fleurir dans les années 1980, avec un immense succès parfois.

Bien sûr, cette allégation prête à discussion puisqu’on oublie, au passage, des publications telles que Witzend du grand Wallace Wood.

"Witzend", publié en 1966, promettait : "Le travail des meilleurs dessinateurs et illustrateurs du monde." Une démarche où les auteurs voulaient contrôler leurs créations, sans entrave.
© Wallace Wood.

High Adventure de Mark Evanier, 36 pages en noir et blanc de Fantasy, pour un ouvrage tiré à 10 000 exemplaires.

"High Adventure", publié en juin 1973. Alors que de nombreux artistes contrariés avaient, ou étaient, sur le point de quitter les comics, le désir de produire des BD destinées aux adultes revient en force.
Mark Evanier © Kitchen Sink.

Star*Reach de Mike Friedrich. Globalement des titres au contenu plus “sobre” que Big Apple Comix. On dépasse rarement la simple nudité.

Star*Reach de Mike Friedrich. Dix-huit numéros d’une anthologie de super-héros, science-fiction et fantastique publiée d’avril 1974 à octobre 1979. On cherche un autre public, d’autres méthodes de ventes...
&copy, Mike Friedrich.

Mais on a vu dans cet hybride de 36 pages, Big Apple Comix, qui met en scènes des représentations crues de masturbations, des prostituées et même un clochard écrasé, un lien historiquement important entre le Comix Underground et ce qu’on n’appelle pas encore les bandes dessinées alternatives.

Wallace Wood, un fervent soutien de Flo Steinberg, n’hésite pas à houspiller éditeurs et lecteurs, sans détour. Ici on est plus proche de l’esprit Underground que du comics meanstream. Plus politique...
Wallace Wood. © Big Apple Productions,

Beaucoup considèrent que Big Apple Comix mérite cette classification de vrai précurseur, car les contributeurs sont des créateurs de bandes dessinées « grand public » (Marvel, DC et Warren) sans tradition dans les comics Underground, mais faisant des histoires plus personnelles, sans pesanteur éditoriale.

Employés chez Marvel, Linda Fite (la lectrice qui lui avait écrit de Virginie, pour finir par travailler un temps pour Marvel) et John Verpoorten (le directeur de production de Marvel, celui qui coordonne le travail des scénaristes, des dessinateurs et encreurs, des lettreurs et des imprimeurs, que Steinberg a eu l’occasion de connaître avant sa démission) ont géré le travail de production. Fite a aussi réalisé une page pour Big Apple Comix...

Une représentation plus frontale dans Big Apple Comix que dans d’autres fascicules alternatifs du même genre. D’où l’idée d’un vrai point de jonction entre la BD grand public et l’Underground, ce qu’on nommera la BD indépendante. Neal Adams a écrit et dessiné le côté gauche de chaque page, et Larry Hama a écrit et dessiné le côté droit. Avec l’encrage de Ralph Reese pour unifier les styles, de ces deux histoires acerbes sur les mondes de la pub et de la prostitution, vus en parallèles.
Neal Adams. © Big Apple Productions.

Fabulous Flo a mis à profit son expérience chez Captain Company, la division de vente par correspondance de Warren Publishing, pour vendre la plupart des exemplaires de Big Apple de cette manière. Jim Warren a été très favorable au projet, permettant à Steinberg de stocker ses comi(x)cs dans ses locaux, tout en lui dispensant des conseils.

Flo a dit en évoquant Big Apple Comix : « J’avais gagné assez d’argent pour couvrir les frais et un peu plus... J’espérais que ça se vendrait bien. Ils (les contributeurs) ont obtenu environ 10 $ par page ... C’était en quelque sorte politiquement incorrect quand vous regardez ces pages maintenant, et même si j’étais embarrassée à ce sujet pendant quelques années, maintenant je pense que c’est une chose énorme, J’aime vraiment ce livre ! »

Ce comic book alternatif, qui en est resté à un seul numéro, fait donc partie, c’était dans l’air du temps, des quelques comics précurseurs produits de manière indépendante dans les années 1960, et surtout 1970. Mais dans son cas avec un petit quelque chose en plus, qui en fera un tournant. Cette catégorie de comics a ensuite proliféré, avec la création, toute récente, des Comic Shops et le fameux Direct Market (marché direct) qui a pris de l’ampleur dans les années 1980, pour imposer un quasi monopole sur l’industrie et se retrouver ensuite, comme on vous l’a récemment expliqué à son tour débordé par les pratiques nouvelles.

Flo Steinberg serait l’inspiration du personnage Betty Brant, secrétaire de l’irascible boss du journal "Daily Bugle", et premier amour de Peter Parker alias Spider-Man...
© Marvel Comics.

Ainsi, de plusieurs manière Fabulous Flo a marqué l’Histoire des comics. Flo Steinberg est allée retourner travailler chez Marvel Comics dans les années 1990, en tant que correctrice, très recherchée, des épreuves avant publication. Et ce jusqu’à la fin de sa vie. C’était la moindre des choses, à mettre au crédit de l’éditeur de Spider-Man. Discrète et toujours aussi prévenante, elle appréciait que les plus jeunes employés de la firme ignorent tout de son passé.

Cette légende, armée de son inoubliable bonne humeur, s’en est allée le 23 juillet 2017, laissant la preuve qu’un sourire rassembleur suffit à faire la révolution.

Fabulous Flo, we ’ll never forget you.
Photo : Lopaka42 / CC BY-SA Creative Commons

(par Pascal AGGABI)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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3 Messages :
  • Il manque un point .. qui peut expliquer cette "Réussite" ....
    Contrairement à "Witzend", "Star*Reach" ou plus simplement "His Name is Savage", Steinberg a profité de certaines liberté que lui a laissé la Warren (stockage, distribution), qui sont les points qui ont le plus grevés les autres ... La distribution via le réseau de boutiques, comme pensé par Friedrich ou Spiegleman, sera amélioré par leurs suiveurs.. Eclipse, Pacific, Capital ... mais à ,la fin des années 60 et milieu 70, les réseaux sont encore fragiles, et Kane qui voulait une distri "Newstand", ne s’est jamais vraiment remis des pertes liées à la distribution pour "HNIS"

    Playboy publiait bien avant des Comics Porno, (le porno ne fait pas d’un comics un comics adulte ou indépendant)

    de plus le prix de couverture de Big Apple Comix, lorgne vers les magazine (à 1$ BAC est aussi cher que Eerie, Playboy, Ellery Queen Mystery ... tous des magazines de 100 pages entre 1$ et 1,25$) en plus son format est "bâtard" (17/22 .. moins haut qu’un comics) et peu de pages (36) pour le même prix, Star*Reach propose 48 pages (mais n’a pas les moyens de distribution de la Warren).

    Répondre à ce message

    • Répondu par Pascal Aggabi le 30 mai 2020 à  09:08 :

      La bienveillante Flo Steinberg a bénéficié de la bienveillance de quelques-uns des acteurs majeurs du monde des comics, avant tout. En plus d’une aide précieuse, un sacré coup de projecteur. D’autant que quelques stars des comics (payées un prix dérisoire par rapport à leurs tarifs habituels) qui se lâchent, dans la satyre, loin du contrôle du Comics Code Authority, ça attire l’oeil.

      Gil Kane a souffert d’une forme de "malveillance" avec "His Name is Savage", sur un tirage de 200 000 exemplaires, seuls 20 000 sont arrivés en kiosque...

      Au milieu des années 70, le comix Underground battait de l’aile, affadi et répétitif, ses réseaux de distribution, les head shops, disparaissaient, les grands éditeurs se cherchaient un nouveau souffle, l’heure des alternatifs avait sonné. Poussée par la possibilité de bandes dessinées plus matures et moins revendicatives, destinées aux adultes, aidée surtout par l’arrivée du marché direct et les comics shops, entre autres.

       Ainsi Star * Reach de Mike Friedrich a plutôt bien marché, puisqu’ il a prolongé l’aventure avec d’autres publications comme Imagine, Quack et même Pudge, Girl Blimp de l’ Underground Lee Marrs.
      Il vendait ses ouvrages dans les quelques Comic shops à disposition, dans les head shops, ces points de vente spécialisés dans les accessoires utilisés pour la consommation du cannabis et d’articles et ouvrages liés aux contre-cultures hippies qui ont émergé à la fin des années 1960, ou via des abonnements et des ventes par correspondance. Les choses bougeaient.

      Big Apple Comix, avec Flo Steinberg un pied bien arrimé dans chaque camp,son casting somptueux, son ton, et les compétences impliquées, arrivait à point.
      Sans le délai de production assez long, on peut penser que l’initiative aurait pu prendre de l’ampleur.

      Répondre à ce message

  • "Fabulous Flo" et la révolution "Big Apple Comix"
    1er juin 2020 10:43, par Captain Kerosene

    Et pour ceux qui veulent en savoir plus sur Fabulous Flo, je recommande la lecture du numéro 153 (juillet 2018) de la revue de Roy Thomas "Alter Ego" (TwoMorrows publishing) que l’auteur de ce très bon article synthétique doit connaître.

    Répondre à ce message

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