L’idée des éditeurs était de ne pas surcharger les rayons des détaillants lors du déconfinement, avant un retour à la normale. Avec pour conséquence, une pause forcée pour une certaine partie des auteurs et de l’éditorial, qui se retrouvent à présent sans source de revenus, même si les comics sur lesquels ils travaillaient ne sont pas annulés.
Cependant, dans tous les secteurs impactés de l’industrie, on licencie, en attendant des jours meilleurs. Cette crise signe-t-elle la mort du Comic Shop "à l’ancienne" et par conséquence le produit qui l’avait fait roi, le comic book ?
Auteurs et éditeurs en soutien des points de vente
La situation des comic shops, les boutiques spécialisées américaines, qui forment ce qu’on appelle le Direct Market, inquiète ceux qui y voient un coup fatal pour les fascicules mensuels et le traditionnel rendez-vous hebdomadaire en boutique.
C’était le mode de consommation favori depuis les années 1930 : le format comic book, des fans purs et durs, mais dont la pertinence se discute aux yeux de certains, surtout décideurs, qui observent le succès grandissant des éditions reliées -Trade Paperbacks (brochés) ou Hardcovers (couverture rigide)- et des albums au format roman graphique (récits, longs, non sérialisés, de tous genres et formes, pensés d’entrée comme volume unique, parfois plus ). Éditions reliées et Graphic Novels qui bénéficient d’autres canaux de diffusion en plus des comic shops, avantage décisif en cette période de crise.
Ainsi l’éditeur, DC Comics qui, déjà, cherchait un nouveau modèle de distribution sur le long terme, profite de ses initiatives passées en direction du public jeunesse avec sa ligne DC Kids. L’éditeur de Superman est bien décidé à compenser ses pertes qui, avec la soudaine embellie des ventes de Graphics Novels destinés aux plus jeunes, se passe des services du distributeur Diamond et s’associe à Penguin Random House et Barnes & Nobles, intermédiaires importants sur le secteur de l’édition généraliste aux États-Unis, dont les réseaux de diffusion en librairie restent ouverts en dépit de la pandémie.
D’autres éditeurs à la taille plus modeste, également très actifs dans le domaine des albums pour enfant (Boom Studios, IDW Publishing) profitent de réseaux de distribution alternatifs (Simon & Schuster, Random House ou Ingram) pour asseoir leur position.Un danger pour le comic book et son plus zélé zélateur, le comic shop
Toutefois, les comic shops restent des points de vente stratégiques aux yeux des artistes qui offrent, sous la bannière #Creators4Comics, de beaux dessins pour les soutenir. Le produit des enchères de ces œuvres issues de plus d’une centaine de créateurs, viendra en soutien de la Book Industry Charitable Foundation qui le redistribuera aux comic shops en difficulté. Même si la plupart devraient profiter du "Cares Act", une aide gouvernementale qui se concrétise par une série de prêts pour les petites entreprises affectées par la crise sanitaire.
Solidaires, certains éditeurs font des dons. Ainsi DC Comics a offert 250 000 US$ aux points de vente. Des éditeurs indépendants participent de même, à la hauteur de leurs moyens, forcément plus réduits.
Sans marge de manœuvre, car liés par contrat à Diamond Comics les éditeurs indépendants Image Comics et Dynamite Entertainement se trouvent bien en peine pour contourner le problème et devront patienter jusqu’à la réouverture des comic shops et se consoler avec le réseau numérique, tout en soutenant bien sûr les revendeurs.
Au site spécialisé Newsarama, les responsables éditoriaux d’Image Comics déclarent : « Alors que nous devons faire face aux multiples conséquences que la crise du COVID-19 a déjà imposées à l’économie, et pour entretenir la bonne santé du médium, nous devons soutenir le canal de distribution le plus exposé au danger après la fermeture des entrepôts et des commerces jugés comme non-essentiels, comme les comic shops et les librairies hors réseaux. Ces boutiques sont plus que de simples marchands de comics, mais sont aussi très souvent les plus ardents défenseurs du médium. Ils participent à créer l’intérêt du public et agissent comme des prescripteurs et spécialistes pour les lecteurs .
Nous aimons aussi nos lecteurs de numérique et nous proposons beaucoup de soldes sur les boutiques dématérialisées et leur profit sera reversé à l’association Book Industry Charitable Foundation. Beaucoup de numéros #1 sont aussi proposés à titre gracieux sur notre site officiel. »
De son côté l’éditeur Dynamite Entertainement, dans le même élan de solidarité qu’Image Comics, Dark Horse, Boom ! Studios et DC (à l’exception des Trade Paperbacks et séries de la gamme dédiée Digital First), renoncent à la sortie de ses nouveautés au format numérique qui n’arriveront sur les plateformes comme ComiXology qu’une fois toutes les boutiques ré-ouvertes : « Si tous les vendeurs reçoivent nos nouveautés et nos albums en même temps, particulièrement nos best-sellers, c’est la meilleure façon pour que l’industrie en ressorte renforcée. Toute vente d’un périodique ou d’un album retirée des mains d’un comic shop est un nouveau coup pour eux, et nous voulons que tous les revendeurs survivent à cette crise pour qu’ils continuent d’être là pour les fans. Nous pensons que c’est la méthode la plus juste, en attendant d’avoir plus de réponses et des solutions. »
Un vent de panique
Chez Marvel Comics, on est plus détaché et silencieux, peut-être moins préparé : on réduit la voilure et suit le mouvement, sans véritable initiative affichée et perspectives.
Alors que Bob Iger, ex-président de Disney, propriétaire de Marvel, lequel avait cédé son poste en février dernier, a été rappelé à la rescousse, tel l’Oncle Picsou, pour resserrer les boulons d’une entreprise qui perdrait, selon les analystes, 30 millions de dollars par jour, depuis le 15 avril, comme pour accompagner le coup, les actions de Netflix ont atteint un niveau record, jusqu’à dépasser Disney pour sa valeur marchande globale, si l’on en croit la revue Variety.
Restructuration et licenciements en vue sur les prochaines années chez l’Oncle Walt. Le Département édition, surtout papier, va-t-il résister dans son ensemble au martèlement des actionnaires contrariés, vu le relatif peu de poids dans la balance d’une industrie qui vit sur de très faibles marges ? Un autre mastodonte du divertissement,le groupe AT&T, à qui appartient DC Comics, a lui aussi subi des pertes financières importantes lors de la pandémie en cours.
De son côté la star des comics Todd McFarlane, homme d’affaire avisé, co-fondateur et actuel président d’Image Comics, questionne quant à lui la situation de monopole du distributeur Diamond Comics Distributors pour la livraison des comics mensuels, qui a, on le rappelle, cessé ses activités de distribution des nouveautés.
Au magazine économique Forbes, McFarlane déclare : « Nous avons un seul distributeur pour les comics papier, et ils ont décidé, par mesure de sécurité, de cesser leur activité. Étant donné que nous sommes tous dépendants de cet unique acteur, cette décision a un impact sur toute l’industrie. Ils ont probablement fait le bon choix, mais ce n’est pas sain sur le long terme de laisser le destin de tout un secteur entre les mains d’une seule personne. Nous devrons tirer un bilan de tout ça quand nous aurons traversé la situation actuelle, et nous poser les questions difficiles sur la façon dont nous pouvons empêcher que cela se reproduise. »
Même si Diamond prévoit de reprendre la distribution des comics à compter du dimanche 17 mai 2020, permettant aux boutiques de proposer les fascicules à la vente à compter du mercredi 20 mai suivant, Mcfarlane propose à tous les acteurs du milieu, surtout les mastodontes Marvel et DC qui occupent au moins 70% des ventes en kiosques, de préparer la relance « par une réponse commune et massive de toute l’industrie » et surtout de garder, en attendant les fans sous tension en proposant des comics numériques gratuits ou à bas prix.
Surtout, il appuie l’idée d’un crossover géant entre tous les éditeurs de l’industrie, pour relancer l’intérêt des fans : « On a eu des hauts et des bas, clame-t-il. Dans les années 1990, on avait perdu beaucoup de lecteurs. Là, c’est différent. Actuellement, nous n’avons aucun lecteur et aucune nouvelle sortie. En tant qu’industrie, nous n’avons jamais eu à repartir de zéro avant. Cette situation est sans précédent. Et on ne sait pas où les choses vont s’arrêter, ni quand elles vont s’arrêter. Nous pouvons bien essayer de sauver les boutiques autant qu’on le souhaite, mais toute offre a besoin d’une demande. À quoi ressemblera cette demande une fois que tout aura rouvert ? Est-ce que les gens seront plus mesurés dans la façon dont ils dépensent leur argent ? Est-ce qu’une fois qu’ils se seront aperçus qu’ils peuvent tenir trois ou quatre mois sans lire de comics, ils s’apercevront qu’ils n’ont plus envie d’investir leur argent là-dedans ? Ou bien les gens auront-ils toujours de l’argent et l’envie de le dépenser, mais ce ne sera plus possible parce que les boutiques auront fermé ? Il y a tout un tas d’inconnues. »
Depuis, avec une actualité toujours mouvante, l’éditeur DC Comics a annoncé qu’il reprendrait la publication des bandes dessinées à partir du mardi 28 avril, avec une sélection de titres toutefois réduite qui ne comprend pas ses plus grosses séries afin de ne léser personne, une offre disponible en papier ou numérique.
Pour ce faire, la maison d’édition de Batman travaillera avec deux nouveaux distributeurs : Lunar Distribution et UCS Comic Distributors qui remplaceront pour l’instant Diamond Comic Distributors. Création opportune de deux importants comic shops, Discount Comic Book Service et Midtown Comics, au savoir-faire éprouvé dans la livraison par correspondance. Lunar Distribution traitera les commandes de l’Ouest des États-Unis, tandis qu’UCS Comic Distributors s’occupera de l’Est. Malgré tout, d’où des protestations attendues, tous les points de vente ne seront pas servis...
Malgré tous ces soutiens et la mobilisation en leur faveur, les comic shops craignent plus que tout les plateformes numériques, avec les habitudes des consommateurs qui pourraient changer durant la période de confinement.
Ils refusent en bloc la main tendue par ces plateformes, qu’ils soupçonnent d’arrière-pensées. Ainsi, la plateforme Comic Hub avait proposé son aide, qui consistait à recueillir la commande d’un exemplaire physique d’un comic book à une boutique spécialisée, puis d’aller le récupérer quand les établissements seraient ouverts de nouveau. Pour patienter, une version numérique était proposée, après paiement, via leur plateforme. Argent entièrement redistribué au magasin. Comic Hub planifiait d’intégrer l’intégralité des boutiques à son réseau pour gérer les commandes d’ici le 15 avril.
Idée retoquée avec force par les vendeurs de comics papiers qui craignent que cette manœuvre, tel un cheval de Troie, précipite le basculement fatal. Face à la grogne, les éditeurs qui y ont d’abord vu une occasion de ne pas prendre trop de retard sur leurs plannings de sorties, ont benoîtement suivi la position de leurs revendeurs.
Décidé à saisir le taureau par les cornes, McFarlane critique cette position, pour lui de courte vue : « Je ne suis pas d’accord avec les détaillants. Attendre et ne rien faire ne peut pas être la solution. Si tout le monde décide de tout arrêter et de retenir son souffle, en quoi est-ce que ça va améliorer les choses telles qu’elles sont actuellement ? »
Ayant la mémoire longue, il ajoute : « Je sais une chose à propos de l’addiction. Si les gens accro restent sobres trop longtemps, c’est facile pour eux de ne pas replonger. Personne ne veut que les lecteurs changent leurs habitudes. Pendant ce temps là, les gens occupent leur temps autrement. Pourquoi laisser la concurrence s’approprier ce temps en streaming ou en jeu vidéo ? Nous devons rester le passe-temps favori des lecteurs. Nos sociétés ont le pouvoir d’y arriver. Rappelez-vous en 2011, quand les libraires ne voulaient pas que les numéros sortent le même jour en physique et en dématérialisé, de peur que ce soit la mort de l’industrie. Ils avaient tort. Ça a aidé les ventes !... »
D’où cet appel : « Notre industrie toute entière est basée sur le principe du rassemblement hebdomadaire. Quand les gens vont en convention, ils amènent leurs bouquins pour les faire signer, pas leurs iPads. Les gens ont besoin de quelque chose de physique. Ça ne disparaîtra jamais. On ne doit pas se comparer à d’autres industries, comme la musique, en ayant peur de reproduire le destin des disquaires face à la vente en ligne. C’est la spécificité de notre média et nous devons l’embrasser. »
McFarlane dit le "Toddler" [le "tout-petit"] a parlé. Amen. Mais même ses détracteurs, et il en a, seraient bien inspirés de l’écouter et de l’entendre. Il a su prouver qu’il avait les pieds bien posés sur Terre, avec une belle réussite.
Alors, au final, est-ce la fin du comic book mensuel d’une vingtaine de pages, au façonnage plus modeste, avec ses agrafes et plus fragile, un format qui, avec les nouvelles habitudes de consommation des objets culturels et de divertissement à grosse dose, a perdu beaucoup de son charme aux yeux d’un certain public ? C’est possible.
Un changement d’époque comparable à l’agonie du comic strip dans les journaux généralistes, bandes qui ont largement contribué à l’explosion des ventes de ces quotidiens, depuis le Yellow Kid de Outcault jusqu’aux Calvin & Hobbes de Watterson. Un déclin qui commence avec l’avènement du comic book en 1934, d’abord recueil de matériel tiré des comic strips avant de devenir le produit dominant avec la publication de Superman en 1938. En économie, invariablement, un clou chasse l’autre, plus ou moins.
La situation d’aujourd’hui conduira-t-elle à une bascule vers le tout numérique ? Doublée d’une "Rise of Graphic Novel" (l’auteur de ce livre, Stephen Weiner, la datait de 1983 avec Batman:The Dark knight Return, Maus , Watchmen [1] ) une ruée sur les formats à forte pagination comme le roman graphique, car- tout simplement - la lecture d’un Graphic Novel est imbitable sur le support numérique. À voir.
Les plus pessimistes voient dans cette crise un possible coup fatal pour les comics eux-mêmes. De notre côté, nous restons optimistes : le monde des comics s’est relevé de multiples crises au cours de son histoire, ses personnages sont désormais iconiques, le support-papier a ses inconditionnels, le comic book est un format vivant et joyeux, sexy même, comme par essence ce qu’il contient.
Surtout, ces histoires dessinées sont un département de recherche et développement relativement bon marché pour beaucoup de films et émissions de télévision. Elles génèrent des propriétés intellectuelles et produits dérivés très lucratfs, en plus de proposer de parfaits story-boards pour les adaptations, avec, et c’est pas rien, toutes les recherches de design offertes, par certain des meilleurs spécialiste du genre. Dès lors, haut les cœurs !
(par Pascal AGGABI)
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
En médaillon : Captain America © Marvel Comics ; Batman & C° © DC Comics.
LIRE AUSSI :
[1] Ni Batman The Dark knight Return, ni Watchmen , de Miller, Moore et Gibbons, ne sont des romans graphiques, malgré le fait que ces deux comics soient souvent cités en références. Puisque les mots ont un sens et les faits sont sacrés, tous deux sont des mini-séries, pensées comme telles, d’abord publiées en format comic book, ensuite réuni en un volume souple ou rigide. Trade Paperbacks ou Hardcovers, donc. Pour Maus, d’abord publié en chapitres dans une revue, Raw, on peut également légitimement s’interroger.
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