Fluide, en 1975, c’était la prolongation de l’humour potache de Pilote. Marcel Gotlib s’était brouillé avec son mentor René Goscinny. Ou plutôt, c’est Goscinny qui s’était brouillé avec le jeune dessinateur torturé, épris de psychanalyse, et qui avait besoin d’exprimer son mal-être. Le créateur d’Astérix et du Petit Nicolas avait flairé le piège d’un humour trop permissif, et prenait d’ailleurs à ce moment-là ses distances avec le monde de la bande dessinée : Astérix avait quitté Pilote devenu mensuel...
Publiant ses fantasmes dans L’Écho des savanes (1972), influencé par les Comics Underground, Gotlib avait, avec ses amis Bretécher et Mandryka, quasiment inventé la bande dessinée adulte. Mais au bout de dix numéros, donnant finalement raison à Goscinny, le créateur de Gai Luron en a eu marre de faire du « zizi, pipi, caca ». Il crée Fluide le 1er avril 1975 avec Alexis et son ami d’enfance Jacques Diament.
Ce dernier, gestionnaire intraitable, en fait une revue trimestrielle (elle sera mensuelle à partir du N°9), en noir et blanc (ce dogme sera brisé, après la vente du mensuel à Flammarion, au n°327). Ils sont rejoints par Solé, Forest, Masse et Lacroix, puis l’équipe s’étoffe : Binet, Édika, Goossens, Maëster, l’espagnol Carlos Gimenez et même le grand André Franquin venu épancher ses Idées noires hors de Spirou.
Dans la foulée, Gotlib et Diament créent un label d’édition, AUDIE (« Amusement, Umour, Dérision Ilarité Et toutes sortes de choses »…) avec ses best-sellers, les albums de Gotlib, bien sûr, mais aussi ceux de Binet (Les Bidochon), de Franquin ou Edika. Depuis, les fondateurs ont passé la main à Flammarion (1995) qui en rapprocha la gestion avec sa filiale Casterman acquise en 2001, le tout se trouvant racheté par le groupe Gallimard en 2012. En novembre 2016, le label est racheté par le groupe Bamboo. Toutes ces années, sans réel timonier, Fluide Glacial navigue comme un bateau ivre au gré des aléas conjoncturels.
« Les grilles de lecture ont changé » (Yan Lindingre)
Nommé en 2012 éditeur du journal et du label, entretemps devenu « Fluide Glacial », Yan Lindingre est le premier dessinateur de bandes dessinées à diriger le journal depuis Gotlib. Il a été maintenu en poste par Bamboo. Quand on lui demande ce qui reste de l’ADN du Fluide original, il répond : « C’est l’humour sous toutes ses formes : l’humour franchouillard à la Bidochon, l’humour coquin à la Hugot, l’humour perché à la Goossens, l’humour déjanté à la Edika, l’humour vache à la Salch, l’humour tendre à la Gimenez, l’humour surréaliste à la Jack Raynal… » Mais il ajoute : « Et surtout, pas de politique. » La politique, en effet, on la laisse à Charlie Hebdo et à Siné Mensuel, plus rompus aux coups de poing et surtout plus en phase avec l’actualité.
Ce matin, selon un sondage IFOP, on constate que 61% des Français étaient « restés Charlie » depuis le massacre de la rédaction de l’hebdomadaire satirique le 7 janvier 2015 (Cependant, moins de la moitié des 25-34 ans (49%) se sentent encore "Charlie", contre 69% des 50 à 64 ans.)
Le périmètre de l’humour a-t-il changé depuis 1975 ? Non, affirme l’éditeur du mensuel d’ « Umour et de Bandessinée » : « Pas à mes yeux. Par contre, les grilles de lecture ont changé. Depuis « je suis Charlie », tout le monde se sent le droit ou le devoir de décrypter la moindre vanne. Paradoxalement on nous dit d’un côté « il faut rire de tout » ! Et de l’autre, on ne peut plus faire la moindre vanne sur les femmes, les homos, les noirs, les juifs, etc. Donc… il faut continuer à faire notre métier sans se soucier du politiquement correct… »
Avec une offre d’humour largement diversifiée, où les maîtres de l’humour de la nouvelle génération sont très présents, selon quels critères ? Yan Lindingre : « Si ça me fait rire, si ça émeut… C’est le seul critère. Le critère esthétique est secondaire. Mais en l’espèce, je suis très éclectique. »
Ce 500e numéro en fait la démonstration : Dutreix, Fabrice Erre, Bouzard, Leborgne, Sanlaville, Bernstein, Toma Bletner et Yassine, Pixel Vengeur, Erwann Surcouf, Felder, James, Pourquié, Rojzman, Joseph Safieddine, Arnaud Le gouëfflec, Yannick Grossetête, Reuzé et évidemment Lindingre (on en passe, et des meilleurs).
Mais on y retrouve aussi des grands classiques « canal historique » comme Hugot, Edika, Mo-CDM, Lefred-Thouron, Julien-CDM ou Thiriet, et quelques signatures « venues d’ailleurs » comme Jean-Christophe Menu, Erroc et Jenfevre, Tebo ou le Turc Ersin Karabulut. Bref un numéro de près de 180 pages tout en couleurs pour seulement 9,90€, ma petite dame. Et avec ça ?
Avec ça, le changement d’éditeur semble plutôt profitable au journal de Gotlib : « Nous avons à présent une vraie force commerciale pour vendre nos albums… et ça marche ! Avant, les concurrents prenaient notre magazine comme une vitrine libre service. Dès qu’un auteur Fluide les intéressait, ils le débauchaient illico avec un gros chèque. Et nous, on restait Gros-Jean comme devant, parce qu’on ne pouvait pas lui promettre de mettre vraiment des moyens pour vendre ses livres. Aujourd’hui, la donne a changé. » 2018 s’annonce donc sous les meilleurs auspices. Ça tombe bien, c’est la saison des vœux.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Le 500e numéro de Fluide, dans tous les kiosques de France.
Participez à la discussion