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François Bégaudeau (Une vie de moche) :"L’enfance est une période de la vie qui est à haute tension émotionnelle"

Par Christian MISSIA DIO le 20 décembre 2019                      Lien  
Cet automne, François Bégaudeau est de retour à la bande dessinée avec un roman graphique intitulé "Une vie de moche", illustré par une toute jeune dessinatrice fraîchement diplômée : Cécile Guillard. Dans ce livre, nous suivons le parcours de Guylaine, une femme complexée par son physique depuis son enfance. Un récit à l'humour doux-amer.

Dans Une vie de moche, vous racontez l’histoire de Guylaine, une femme qui ne se trouve pas belle et qui se victimise... Comment est né ce projet ?

François Bégaudeau : J’avais envie de traiter cet aspect là de la vie. J’aime bien partir de l’unité individuelle. Le gens sont confrontés à des difficultés de la vie. Parmi ces difficultés, il y a celle-là. Elle est, en général, assez peu nommée. C’est marrant comme constat car la beauté et la laideur sont pourtant des sujets centraux dans nos vies, par rapport à ce que l’on aime ou déteste, alors qu’elles sont si rarement traitées dans l’art. Les notions de beauté et de laideur sont très importantes dans nos vies, qu’on le veuille ou non, qu’on les subisse ou pas. Mais paradoxalement, nous représentons très peu ces questions, contrairement à la place que nous faisons à l’amour, qui est surreprésentée selon moi. On représente très peu l’amour sous l’angle de : “tu es beau, je suis laide” ou inversement.

Vous dites dans l’album : “une femme telle que Catherine Deneuve ne peut se permettre d’être drôle car l’humour c’est pour les moches”. Je me souviens pourtant qu’elle a joué dans des comédies telles que Potiche où elle tourne son image en ridicule. Vous allez me dire qu’elle l’a fait à plus de 60 ans. Mais je pourrais aussi donner d’autres exemples tels que Priscilla Presley (la veuve d’Elvis) qui a joué dans les comédies The Naked Gun (Y a-t-il un flic pour...) avec l’humoriste Leslie Nielsen. Ces films proposaient un humour bas du front. Pensez-vous vraiment qu’une belle femme refuserait de faire de l’humour ou de se tourner volontairement en dérision ?

François Bégaudeau : Bon, il y a beaucoup de choses à dire... À part être la femme d’Elvis, Priscilla Presley n’a, à ma connaissance, aucun talent reconnu. Donc, ce n’est pas une femme qui prenait un risque pour son image en jouant dans des comédies.

François Bégaudeau (Une vie de moche) :"L'enfance est une période de la vie qui est à haute tension émotionnelle"
Cécile Guillard et François Bégaudeau
Photo © Christian Missia Dio

Je pourrais citer un autre exemple tel que celui de la comédienne Jennifer Aniston ?

François Bégaudeau : (Il réfléchit)... Après, il faudrait voir d’autres critères. Par exemple, est-ce que Catherine Deneuve a fait des comédies avant ses 40 ans ? Il n’y en n’a pas. Elle a fait certes des films légers mais pas des comédies. Je veux dire que je ne crois pas que l’humour et la beauté soient incompatibles, c’est plutôt la bouffonnerie que je pointe du doigt. Notre héroïne est bouffonne. Et la bouffonnerie enlaidit. Et sur ce point là, je ne connais pas beaucoup de femmes très jolies qui s’enlaidissent volontairement à cause de leur bouffonnerie. La beauté vous enjoint d’une certaine manière à vous tenir. À l’instar du dicton “noblesse oblige”, on pourrait aussi dire “beauté oblige”. Et ça c’est le carcan des belles qui est évoqué à la fin de l’album. C’est un peu le souci des filles à la Kate Middleton, elles sont toujours un peu figées, il faut toujours qu’elles se tiennent, quoi. Je voulais finir là dessus avec cette réflexion un peu humoristique.

Cécile Guillard, partagez-vous ce point de vue ?

Cécile Guillard : Oui, d’une certaine façon... Effectivement, nous ressentons souvent une sorte de pression permanente et sous-jacente, sans expliciter clairement qu’est-ce qui nous est autorisé ou interdit de faire. C’est quelque chose qui nous accompagne depuis l’enfance, que ce soit au sein de la famille ou à l’école et plus tard en société.

C’est comme la séquence où Guylaine se coupe les cheveux très court et que son père lui fait remarquer que ce n’est pas une coiffure très féminine ?

François Bégaudeau : Oui, son père est un homme très gentil... Il ne pense pas du tout à mal. Il a beau être féministe, il a lui-même une représentation très stéréotypée de la féminité. Ce sont des petits embarras qui résultent de la bienveillance des proches. Ce père voit encore sa fille comme l’héroïne des livres pour enfants Martine. C’est comme un type qui se dit très progressiste et qui découvre que son fils est homosexuel. Au début, il y aura un petit pincement, des inquiétudes mais au bout de deux semaines, ses interrogations passeront.

Cécile Guillard, Une vie de moche est votre tout premier album. Votre attachée de presse m’a même confié que vous avez dessiné cet album durant votre dernière année d’études. N’était-ce pas trop difficile d’attaquer un premier album dans ces conditions ?

Cécile Guillard : Le travail sur cet album a duré un peu plus qu’un an... Nous nous sommes rencontrés, François et moi, il y a 3 ans. Ce fut un temps long car durant cette période, j’effectuais un cursus assez dense, donc j’ai travaillé sur cet album pendant mon temps libre. Sinon, j’étais surtout pleine d’interrogations au sujet de l’accueil que les lecteurs réserveraient à cet album. Je faisais parfois lire mes crayonnés à mes proches en observant fébrilement leurs réactions. La pagination élevée m’inquiétait aussi, mais finalement, nous avions de bons retours.

Quelle technique avez-vous privilégié ?

Cécile Guillard : Il se trouve que j’aime beaucoup le dessin à l’encre et les aquarelles, ce qui correspond bien à la tonalité de ce livre. Nous parlons d’une femme dont le physique n’est pas totalement défini. En tout cas, il fallait jouer sur ce flou-là. Du coup, j’ai utilisé du brou de noix qui me permettait de jouer avec la transparence, les superpositions de l’encre avec l’eau. Cela m’a permis de mettre en évidence l’évolution du personnage, tant physique que psychologique. Enfin, la teinte obtenue grâce au brou de noix a unifié le récit et permettait de mettre en évidence la parole de Guylaine qui est continue tout au long de l’album. Ça correspondait bien au projet et ça m’a permis de me sentir à l’aise dans mon travail. Du coup, j’ai travaillé de mon côté durant mes études et nous correspondions régulièrement François et moi ainsi que l’éditeur durant toute l’évolution du projet. J’ai terminé l’album l’été dernier.

Étant donné que le personnage principal est une femme, avez-vous accommodé certains aspects du scénario à votre sensibilité ?

Cécile Guillard : Pas vraiment. Je n’ai pas touché au scénario en tant que tel car j’ai toujours trouvé ça très juste. Par contre en dessinant, j’ai rapporté certaines petites choses que j’ai pu vivre ou observer autour de moi car une bonne partie de l’album se passe durant l’adolescence de Guylaine et c’est un âge que j’ai quitté il n’y a pas si longtemps que ça. Du coup, il a été facile de me remémorer des choses vues ou vécues, des expériences observées que j’ai ensuite traduites en dessin. Mais pour répondre à votre question, je n’ai pas senti de malaise ou de décalage parce que c’était un homme qui avait écrit le scénario.

Ce qui est marquant c’est qu’en vérité, Guylaine n’est pas vilaine. Elle est même très loin d’être moche. Pourtant, c’est étonnant (et en même temps, pas vraiment) qu’elle ait intériorisé ce stigmate qu’elle était moche, et de là elle se comporte durant une bonne partie de sa vie comme telle. Cela montre à quel point l’apprentissage de la confiance en soi durant l’enfance est important.

François Bégaudeau : L’enfance est une période de la vie qui est à haute tension émotionnelle. Dernièrement, j’ai lu l’autobiographie de Muriel Robin. C’est une femme qui a reçu beaucoup d’amour dans sa vie privée, dans sa vie professionnelle et de la part du public ainsi que de ses pairs. Elle a été reconnu en tant que comédienne très jeune, elle a reçu beaucoup de témoignages y compris de la part de ses idoles telles que Jacqueline Maillan ou Annie Girardot. Elle a reçu une surdose d’amour énorme. Pourtant, elle souffre encore aujourd’hui -à plus de soixante ans- d’un déficit amoureux car sa mère ne lui a jamais dit je t’aime et qu’elle est une grande comédienne.

Ce que je veux dire c’est que parfois, il suffit d’un seul déficit d’amour dans un pôle pour reconstituer toute une faille narcissique. C’est ce qu’il se passe avec notre personnage Guylaine. Dans son enfance, un gamin lui a dit qu’elle était moche et ses parents n’ont pas su trouvé les mots rassurants pour lui faire oublier les propos désagréables de cet enfant. Résultat, Guylaine est devenue une ado puis une adulte complexée et maladroite, qui manque de confiance en elle. Elle rentre dans cette spirale infernale. Pourtant, elle n’est pas bête. Elle est tout sauf bête. Elle réfléchit, elle réfléchit presque trop j’ai envie de dire. Elle est d’une lucidité implacable. C’est cela qui la tue car cette lucidité lui permet de comprendre la psychologie de ses parents. C’est aussi pour cela que l’essentiel de l’album se déroule pendant l’enfance et l’adolescence de notre héroïne car c’est à ces âges là que toutes ces choses se cristallisent.

Quels sont vos prochains projets ?

François Bégaudeau : J’ai un projet de scénario que je n’ai pas encore écrit mais j’ai l’intention de m’y mettre dans les prochains mois.

Cécile Guillard : Quant à moi, je reste dans la BD. Actuellement, j’assure le dessin d’un reportage pour La Revue dessinée, qui deviendra par la suite un album. Tous ces projets se concrétiseront l’année prochaine. Puis, j’ai encore d’autres choses en discussion. J’aimerais aussi mettre un pied dans le cinéma d’animation.

Une vie de moche
François Bégaudeau & Cécile Guillard © collection Marabulles, Ed. Marabout

Voir en ligne : Découvrez "Une vie de moche" sur le site des éditions Marabout

(par Christian MISSIA DIO)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782501122429

Une vie de moche, par François Bégaudeau & Cécile Guillard - collection Marabulles, éditions Marabout. Album paru le 18 septembre 2019.
208 pages, 25 euros.

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