Votre dernier numéro consacre une large place à cet anniversaire ; quel bilan faites-vous de ces dix années ?
Que du bonheur ! Nous sommes partis d’un projet d’une bande de copains à une publication plus professionnelle, qui plus est mensuelle et en kiosque, alors qu’elle était précédemment trimestrielle et distribuée en librairie spécialisée. Ce qui est, vous en conviendrez, le but ultime d’une revue de bande dessinée, surtout pour moi qui aime la presse depuis ma plus tendre enfance. Après, il a fallu apprendre un nouveau métier, composer avec d’autres éléments, développer les collaborations, être plus généraliste, trouver des accroches de couvertures, des sujets, etc.
Le monde de la BD a considérablement changé depuis vos débuts, qu’est-ce qui vous paraît le plus significatif ?
Il est plus professionnel tant au niveau des auteurs que des éditeurs. L’arrivée de personnes non initiées à ce média,l’a fait évoluer dans le bon sens. Je pense à des gens comme Claude de Saint Vincent (PDG des éditions Dargaud et Directeur Général de Média Participations), ou François Pernot, Directeur Général de Dargaud et Lombard, ont beaucoup fait évoluer ce milieu qui était jusqu’alors composé que de « fans » qui se sont mis à éditer des albums. Avec talent pour la plupart comme Guy Delcourt ou Mourad Boudjellal, le PDG et créateur des éditions Soleil… Sans oublier l’arrivée d’éditeurs généralistes comme Actes Sud, Denoël, Le Seuil, Milan mais aussi celles plus récentes de Gallimard, Robert Laffont ou Sarbacane. Cela a dynamisé le marché et obligé nombre d’entre nous à se poser les bonnes questions. Il est du coup, plus facile de contacter les auteurs, de demander des originaux, de recevoir les albums en avant-première, etc. Avant, c’était plus aléatoire. On est à l’âge industriel avec ses avantages… et ses inconvénients. Mais je crois que tout le monde s’y retrouve. C’était une évolution nécessaire.
Le meilleur souvenir du rédacteur en chef ?
La rencontre avec Zep. J’étais fan de son travail (un peu trop peut-être) et ce fut un grand moment que de le croiser en « vrai ». Dans un tout autre domaine, je dirais le réalisateur Gérard Pirès, réalisateur des films Taxi, Les chevaliers du Ciel... Nous ne cessons depuis de nous revoir ou de nous appeler. J’ai été très touché quand sans rien demander à personne, il s’est abonné. Autrement, les souvenirs sont très nombreux. J’ai tâché de tous les citer lors du numéro anniversaire dans ce très long avant-propos où je reviens sur ces 10 ans d’existence.
Le plus douloureux ou le plus difficile ?
Aucun dans le domaine de la BD. Quand je vais voir quelqu’un même si l’auteur qui se cache derrière une œuvre ne me plait pas, je vais toujours chercher à mettre en avant son travail. Donc, c’est rarement douloureux. Ma plus grande déception aura été l’après rencontre avec J.P. Goude. [1] . Nous avons passé presque quatre heures à discuter de tout et de rien, à son domicile. C’était génial, passionnant, magnifique... surtout pour moi qui avais envie de le rencontrer depuis si longtemps. Puis il a demandé à relire son interview et il a voulu tout changer, enlevant tout ce qui faisait le sel de notre rencontre. Il refaisait l’histoire. Pire, j’ai même eu droit à ce conseil transmis par son assistante : « Vous n’avez qu’à recopier des extraits de son livre » comme cela vous saurez exactement ce que monsieur Goude compte exprimer sur son parcours. Cerise sur le gâteau, il me rendait ses corrections par bribes, nous empêchant de boucler son article et donc le numéro en cours. J’ai fini avec des menaces téléphoniques de son avocat qui m’obligeait à éditer la version corrigée de son client. C’était une épreuve très dure à supporter nerveusement. J’étais prêt à aller au clash. De dépit, j’ai tenu à préciser tout cela dans l’introduction de l’article quitte à faire peur à d’autres auteurs qui aiment bien relire leurs entretiens. Certains m’en parlent encore de peur que je n’accède pas à leur éventuelle demande. J’ai appris qu’à partir du moment où vous avez accordé la possibilité à votre interviewer de relire son entretien, il peut tout modifier sans que vous n’ayez plus rien à redire car elle ne vous appartient plus. Cela m’a servi de leçon. Comme quoi, une très belle rencontre peut se transformer en cauchemar et vous faire détester votre métier. Mais bon, ce fut la seule fois. Et je continue d’aimer cette profession qui me permet de rencontrer des personnes passionnantes. En général, cela se passe « entre gentlemen » et les relectures permettent souvent de préciser des choses qui n’ont pas été dites lors de l’interview, voire de les améliorer.
Après une tentative peu convaincante de prépublication vous êtes revenu à une formule privilégiant l’aspect dossier. Comment voyez-vous l’évolution de [dBD] dans les prochains mois ?
C’est vrai que sondage fait autour de nous et chiffres à l’appui, les prépublications n’ont pas apporté de nouveaux lecteurs. Donc pourquoi continuer ? Autant reprendre ces pages pour faire des interviews et faire découvrir d’autres auteurs par des abécédaires ou des interviews. L’aspect actuel a donc des beaux jours devant lui…
Vous semblez très attentif à la qualité de présentation de votre revue, vos couvertures sont toujours très soignées et accrocheuses par exemple, c’est une grande préoccupation pour vous ?
Quitte à éditer quelque chose, autant que ce soit beau. Je pense qu’il est important de montrer que la BD n’est pas qu’un monde de « petits miquets », tout juste capable de faire des fanzines et des maquettes moches. Je ne citerai personne… Ma référence à toujours été les numéros de la grande époque de la revue ce cinéma , Studio Magazine, ce côté « grand format », dos carré collé, belle maquette je me suis donc entouré d’une équipe artistique en conséquence…qui comprend mes envies graphiques. Je travaille aussi beaucoup sur l’iconographie et n’hésite jamais à faire le siège d’un auteur pour récupérer de belles images. Nous sommes d’autant plus satisfaits quand un lecteur dit qu’il aime à laisse traîner son [dBD] sur la table du salon pour que ses copains en profitent. J’apprécie ce côté : j’aime la BD, je l’assume et je montre que l’on peut la mettre en valeur.
Comment choisissez-vous les auteurs en couverture, on a l’impression que vous cherchez à rattraper certaines injustices, comme avec Berthet récemment ?
J’aime toute forme de bande dessinée, mis à part les « gros nez » ou les albums très jeunesse où je ne m’y retrouve plus. Après quand un auteur est bon dans son genre, j’aime le mettre en valeur. Et si par mes choix, le journal devient un « leader d’opinion », j’en suis ravi. En ce qui concerne Berthet, c’est vrai que je trouve injuste qu’il ne retrouve pas son public d’antan, alors que son travail continue à être intéressant.
Dix ans, c’est aussi un moment pour dresser un bilan. Pensez-vous avoir trouvé votre public ? Comment évolue votre diffusion ?
Il y a encore du travail pour le faire connaître par un plus grand nombre. C’est vrai que nous sommes dans une niche. Il est certain qu’en ne faisant que des interviews, des dossiers et des critiques, nous nous coupons d’une grande partie du public qui achètent de la bande dessinée, et qui a fortiori, est en attente de prépublication. D’où de meilleurs chiffres de ventes chez nos concurrents. Mais c’est ainsi ! Je continuerai toujours à mettre en avant les auteurs ainsi que les hommes qui se cachent derrière. Quant à notre diffusion, elle a progressé de 25% cette année et nos abonnements ne cessent de progresser en particulier ceux destinés aux médiathèques, bibliothèques et autres institutions. Donc après un passage difficile en fin d’année dernière, les voyants sont à nouveau au vert…
Ce n’est un secret pour personne, la presse BD est en difficulté, beaucoup de titres ont du mal face à la concurrence des autres médias. Comment envisagez-vous l’avenir des revues dans ce contexte difficile ?
Difficile à dire. À nous de continuer de faire du bon travail. Et comme dirait mon grand-père : « Un bon travail est toujours récompensé. » Après, je mourrai sûrement les armes à la main, mais je garderai ma ligne de conduite. J’ai surtout peur qu’avec des sites comme les vôtres ou la multiplication des « gratuits », une presse comme la nôtre soit vouée à disparaître. Ce serait dommage pour les générations à venir….
Quelques mots sur les prochains numéros ?
Surprise. Je prépare un gros dossier pour le numéro d’Angoulême et j’espère que cela va bien se passer. Je dis cela parce que cela ne dépend pas que de moi. Affaire à suivre, donc !
Merci et … « rendez-vous dans dix ans » ?
J’espère…
(par Patrice Gentilhomme)
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[1] Publicitaire, graphiste et illustrateur, Jean-Paul Goude s’est surtout fait connaître du grand public par sa mise en scène des cérémonies du bicentenaire de la Révolution Française en 1989.
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