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Intégrales et beaux livres pour commencer l’année : Dupuis ou la passion des fac-similés

Par Charles-Louis Detournay le 30 décembre 2018                      Lien  
Figurant parmi les plus anciens labels de la bande dessinée belge, Dupuis s'emploie, avec un rare talent, à valoriser son fonds historique. L'éditeur de Marcinelle continue d'innover dans ce domaine et n'hésite plus désormais à découvrir les coulisses de la création d'albums plus contemporains.

Intégrales et beaux livres pour commencer l'année : Dupuis ou la passion des fac-similésSi le marché de la planche originale suscite l’intérêt d’un public de plus en plus grandissant, c’est qu’en amont, les aficionados du neuvième art s’intéressent de plus en plus au corpus historique dont sont issus leurs auteurs favoris. C’est le résultat d’une convergence entre l’expertise de plus en plus exigeante des passionnés -et de leurs investissements dans la pièce rare- et le travail de légitimation de la bande dessinée à l’œuvre depuis presque 60 ans. C’est aussi l’effet d’une génération d’éditeurs -le directeur éditorial de Dupuis Sergio Honorez en tête- qui sont eux-mêmes de véritables experts de la période.

Parmi ceux-ci, on peut aussi compter sur Frédéric Niffle, l’ancien rédacteur en chef du Journal de Spirou, revenu à ses premières amours, l’édition d’ouvrages valorisant les grandes séries et les grands auteurs de la bande dessinée classique comme contemporaine. Depuis janvier 2017, le label "Niffle", devenu une collection des éditions Dupuis, publie des intégrales en noir et blanc de grand format qui mettent en valeur le trait de ces auteurs emblématiques.

Après Comanche, Thorgal, et Blake & Mortimer, Niffle se lance dans une nouvelle intégrale ambitieuse au sein d’une collection qu’il nomme La Grande Bibliothèque : Johan et Pirlouit, publiée dans un très grand format à l’italienne, respectant le format des demi-planches dessinées par Peyo. Abrité dans un coffret soigneusement réalisé, doté d’une cale de soutien, l’épais volume de 352 pages (28,5 x 39,5 cm) impressionne d’entrée de jeu. Dès que le livre est ouvert, il se déploie sur 80 cm de largeur, présentant face à face, les deux demi-planches réalisées par le créateur des Schtroumpfs.

Rappelons qu’avec Johan et Pirlouit, Peyo signait en 1951 son entrée au Journal de Spirou grâce à la recommandation de son ancien compagnon du studio d’animation CBA rencontré cinq ans plus tôt : André Franquin. Compilant les quatre premières aventures de la série, ce premier recueil permet non seulement de se rendre compte de la grande maturité de l’artiste acquise en quelques années, sept ans avant la création des Schtroumpfs, mais aussi du soin, de la dextérité et du dynamisme insufflés par l’auteur dans ses récits.

Fidèle à sa renommée d’éditeur pointilleux, Niffle ouvre son recueil avec l’une des trois couvertures du Journal de Spirou réalisées par Peyo pour illustrer son premier récit de Johan et Pirlouit, Le Châtiment de Basenhau. Il accompagne des documents rares : couvertures, 4e plat de couverture, et dessin d’annonce pour bien contextualiser son propos. À ses yeux, ces pages marquent un tournant dans l’œuvre de l’artiste..

Dans la première section, l’éditeur commente les dessins des couvertures, 4e de couvertures et autres visuels pour mieux introduire son sujet.

Soucieux d’exactitude, l’éditeur nous propose curieusement une mise en page un peu chaotique de la première aventure. Elle a son explication : si cette intégrale reprend la totalité des albums, dont les pages ont été pour la plupart « photogravées d’après les dessins originaux de Peyo et reproduites à la taille originale de réalisation […], malheureusement, dix-sept planches du Châtiment de Basenhau ont disparu et il ne reste comme source que les films très abîmés de l’époque, nous explique Niffle. C’est pourquoi nous les avons laissées à la taille d’album. »

Selon que les planches aient été perdues ou retrouvées, chaque page va donc présenter deux planches en petit format ou une demi-planche de grand format, toujours avec cette volonté de conserver face à face les deux parties d’une même planche, ce qui entraîne parfois de grands espaces laissés vides. On espère que le lecteur ne sera pas trop désarçonné par cette pratique.

Les pages dont les originaux n’ont pas été retrouvés, sont placés en plus petit format, ce qui n’empêche de profiter de la mise en scène de Peyo. Ici, l’entrée en lice.

Autre élément exceptionnel de ce recueil : la présence de cette fameuse scène de torture qui valut à son auteur d’être censuré par son éditeur, lui même sous la pression de la Commission de Censure de la Loi de 1949 pour la protection de la jeunesse. Elle apparaît entre la planche 10 et 11 de l’album. Jamais éditée jusqu’à ce jour, même pas au sein de Journal de Spirou [1], on y découvre Johan soumettant un gredin à la question. Que cela soit en feuilleton dans l’hebdomadaire ou dans sa version album, impossible pour le lecteur de comprendre pourquoi le ventre du maraud avait soudainement grossi...

L’un des trois strips de la séquence de torture, retiré de la publication par crainte de la censure.

Niffle nous révèle que c’est d’ailleurs Franquin qui attira l’attention de l’éditeur en commentant ladite planche devant Charles Dupuis : « - Oh ! Une scène de torture ! Que va dire la censure ? » s’était-il écrié. C’est donc du fait de cette "gaffe" que cette planche fut écartée ! Et Peyo de commenter : « Je ne lui en ai jamais voulu. Mais [Franquin] est toujours un peu embarrassé lorsque nous évoquons ce souvenir. »

Fait étrange, ce trésor exhumé ne comporte que trois bandes, alors que la totalité des autres planches en font quatre. Interrogé, Niffle nous explique qu’il a reproduit la totalité de ce qui existait dans les archives de la famille Peyo, et suppose que le quatrième strip n’avait tout simplement jamais été réalisé. Mais alors, comment Franquin a-t-il pu commenter cette planche devant Charles Dupuis ? Et pourquoi, dans la suivante, Peyo a-t-il dessiné le ventre plein d’eau du supplicié s’il savait que la planche précédente non terminée était refusée ? Parce qu’il comptait la rajouter au moment de la publication de l’album…

Un dynamisme soigné, et surtout une lisibilité méticuleuse !

Niffle signale également la volonté originelle de Peyo de redessiner Le Lutin du Bois aux Roches, dans lequel Pirlouit, alors un personnage secondaire destiné à ce seul album, bondit finalement sur le devant de la scène, poussé par le plébiscite des lecteurs. Après quelques essais réalisés avec François Walthéry en 1964, alors assistant dans son atelier, Peyo jeta finalement l’éponge, pour mieux se consacrer au succès galopant de ses lutins bleus. On regrette juste que le recueil ne présente pas l’une des planches de ce remake…

Le très grand format des demi-planches permet de bien distinguer la minutie de Peyo, même dans ses arrière-plans.

Quoiqu’il en soit, ce superbe ouvrage comblera les passionnés et tombe à point nommé alors que se clôture le soixantième anniversaire de la création des Schtroumpfs. Les fins connaisseurs pourront également se plonger avec beaucoup d’intérêt dans la biographie de Peyo signée Hugues Dayez, qui regorge d’ailleurs d’informations et d’anecdotes sur la création et le travail réalisés sur Johan et Pirlouit, et notamment la tentative de remake de 1964 que nous venons d’évoquer

Enfin, rajoutons pour les amateurs des éditions Niffle, que la prochaine série valorisée par l’éditeur sera Jeremiah, d’Hermann. On trépigne d’impatience !

Le Marsupilami en "Version Originale"

Autre pilier de l’École de Marcinelle, Franquin est une fois de plus à l’honneur. Avant son rachat par Dupuis, Marsu Productions avait réalisé un vrai coup de maître en lançant à la collection Version Originale : soit l’édition de grands classiques de Franquin à tirage limité au format des planches originales reproduites en fac-similé, mais en couleur. Dupuis prolonge cette initiative en terminant l’intégrale de Gaston (dos toilé vert aisément reconnaissable), et en éditant en février dernier un nouveau Spirou et Fantasio (dois toilé rouge) : La Mauvaise Tête.

En cette fin d’année, Dupuis propose un nouvel album dans ce concept de « Version Originale », via la mythique créature imaginée par Franquin : le Marsupilami. Si le concept des deux premières séries demeure, l’habillage s’en distingue, tout d’abord car la couverture présente directement le fac-similé d’un dessin retravaillé de Franquin, puis parce que le dos toilé neutre ne se rapproche d’un rouge particulier de Spirou. Sans doute parce que cet album en Version Originale sera le seul consacré au facétieux animal.

Le volume détaille les éléments notables pour que le lecteur puisse décoder chaque planche
Un article tiré du "Journal de Spirou"

En effet, Si Franquin est bien le créateur du Marsupilami, il l’a très rapidement confié aux bons soins de Batem lorsqu’une série attitrée fut créée et publiée par Marsu Productions. L’ouvrage qui vient de paraître reprend donc uniquement les planches de Franquin, réalisées çà et là en plusieurs décennies, et que l’on retrouve notamment dans les albums Le Nid des Marsupilamis de Spirou et Fantasio, ou encore dans Capturez un Marsupilami, le tome « 0 » de la série du Marsupilami, publié en 2002 pour les cinquante ans de la création du marsupial ovipare.

Le Nid des Marsupilamis a bien entendu déjà été édité dans cette collection grand format. Cette première mouture réalisée en 2006 était l’un des premiers volumes de la série, non seulement épuisé depuis belle lurette, mais surtout imprimé en noir et blanc et non en quadrichromie comme ce fut le cas pour les autres volumes. Cette nouvelle impression permet donc de mieux profiter du travail de Franquin, de son trait et ses retouches.

Dès les pages de garde, on profite du coup de crayon de Franquin : le voyage peut commencer !

Quant à tous les autres récits compilés dans cet épais recueil de 144 pages, ils permettent non seulement d’admirer le travail de Franquin, et de comprendre l’évolution de son graphisme, mais aussi de profiter de commentaires historiques enrichit de la reproduction du journal qui accueillit le récit. Le lecteur voyage autant dans le temps que dans l’image, passant en revue les supports dans lesquels ces pages sont nées, tel le mythique Risque-Tout ou l’éphémère Spirou de poche. Cette dernière publication ne connut d’ailleurs qu’un seul numéro, et l’on découvre dans cette Version Originale que l’aventure des Patins téléguidés qui était destinée au numéro 2 fut d’ailleurs étrangement dessinée sous la forme de strips, ici présentés dans leur format original.

Avec cette nouvelle publication du Nid du Marsupilami, plus proche de l’original, les articles d’accompagnement réalisés pour le Journal de Spirou ou les autres apparitions du Marsupilami sous forme de gags ou d’histoires courtes parues dans Le Trombone illustré, Risque-Tout, le Spirou de Poche, etc. et enfin les dessins préparatoires destinés au dessins animés, cet épais volume fera le bonheur des fans incontestés du sympathique animal.

Les originaux en strips, partiellement retaillés pour la publication en album

De Lambil à Hyman

Dupuis ne se cantonne pas à la période de l’âge de d’or de la bande dessinée. Ainsi, comme cela avait été le cas pour les tomes 57, 59 et 61, Dupuis propose une version grand format du soixante-deuxième tome des Tuniques bleues afin de mettre en avant le travail de son dessinateur Willy Lambil, comme il nous l’expliquait précédemment :

Willy Lambil
Photo : Charles-Louis Detournay

« Je travaille chaque planche comme un ensemble, sous la forme de deux demi-planches que j’ai découpées pour plus de facilité et que je recolle ensuite. Je ne compare pas une planche avec celle qui va se trouver en vis-à-vis lors de la parution de l’album, sauf pour éviter de reproduire deux fois le même cadrage s’il s’agit d’une séquence continue. À la différence d’autres dessinateurs qui utilisent des calques pour s’assurer de la place de chaque personnage, je travaille de manière plus spontanée, sans un réel plan préétabli. Il m’arrive bien entendu de ne pas être satisfait du résultat ; je gomme alors et je recommence autant de fois qu’il est nécessaire pour obtenir la case qui me convient. 29 € pour ce grand format, avec des croquis et une aquarelle : je suis très content de proposer cela à un plus large public que les tirages de tête, dont le format me semble d’ailleurs parfois un peu trop grand. »

Cette version de Sallie met une fois de plus face à face la planche crayonnée (et très aboutie), et la planche encrée, une phase lors de laquelle le dessinateur en profite pour rajouter une série de détails. Le volume est aussi rehaussé de la présence d’une très belle aquarelle inédite de Willy Lambil, des travaux souvent cantonnés à des portfolios relativement onéreux, et dont le grand public peut ici profiter pour un prix beaucoup plus abordable, compte tenu du format et de la qualité du tirage proposé.

Enfin, citons encore deux très beaux ouvrages proposés par Dupuis en cette fin d’année. Tout d’abord, la publication en noir et blanc du Coup de Prague de Jean-Luc Fromental & Miles Hyman. Si le travail en couleur du dessinateur américain permet d’ordonner les différents plans de ses cases, cette version en noir et blanc révèle le minutieux travail soigné de l’auteur avec un rendu qui renforce encore l’atmosphère d’espionnage du récit.

On ajoute que ce tirage est introduit par un avant-propos de Nicholas Dennys, le propre neveu de Graham Greene, l’écrivain dont Jean-Luc Fromental a extirpé les zones grises de sa biographie pour imaginer ce Coup de Prague. En cadeau, un ex-libris de grand format reproduisant la couverture originale… en noir et blanc évidemment !

Le Coup de Prague : crayon et estompes

A la sauce "Gil Jourdan"

Dernier titre à signaler, l’édition à tirage limité d’un album récent de Dupuis : le premier tome d’Atom Agency, la nouvelle série de Yann et Schwartz. Publié à 1500 exemplaires, ce tirage unique est agrémenté d’un dossier de seize pages consacrées à la genèse de la série. Olivier Schwartz y détaille ses choix : comment il a imaginé l’aspect de chaque personnage, ainsi que le soin qu’il a apporté à l’ambiance. Vous trouverez ci-dessous quelques exemples des planches etdes études qui y sont présentées. Petit conseil si l’album vous intéresse : ne tardez pas, car les amateurs de récits d’après-guerre vont certainement se ruer dessus.

Visuels issus du tirage grand format noir et blanc d’Atom Agency (DR)

En conclusion, il faut reconnaître que si Dupuis était déjà largement leader dans le domaine des intégrales patrimoniales,cet éditeur a maintenant une vraie volonté d’étendre cette maîtrise à la totalité de son secteur des Beaux Livres, que ce soit dans le chef du label Niffle dont nous venons de parler, ou avec celui du label Champaka dont nous vous parlions ces derniers jours.

Extrait du "Marsupilami de Franquin", en Version Originale

(par Charles-Louis Detournay)

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Code EAN : 9782800161730

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[1Elle a cependant été reproduite pour la première fois dans le numéro de Schtroumpf / Les Cahiers de la bande dessinée consacré à Peyo.

 
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2 Messages :
  • Petite précision sur la collection ’Version Originale’ : depuis que Dupuis a racheté Marsu Productions, les dos ne sont plus toilés mais simplement cartonnés. Dommage.
    J’en ai fait la remarque à Dupuis qui m’a répondu qu’il fallait se distinguer du précédent éditeur. Je pense qu’il s’agit plus prosaïquement d’une question de coût...

    Répondre à ce message

  • Les admirateurs de Peyo savent que son auteur avait l’intention de (faire) redessiner Le Lutin du Bois aux Roches. Mais je m’étonne de lire dans votre article que les essais auraient été « réalisés avec François Walthéry », car je croyais savoir que Peyo avait confié cette refonte à Derib (un Derib qui, dans Le Schtroumpfissime, venait de prouver qu’il savait faire du Peyo plus vrai que nature…). Six planches ont ainsi été entièrement redessinées, qu’on peut trouver dans le tome 1 de l’actuelle intégrale Dupuis de Johan et Pirlouit.

    Je vous remercie de m’avoir rendu attentif au fait que la page censurée du Châtiment de Basenhau ne comporte que trois strips au lieu de quatre. On comprend que, voulant montrer à son éditeur l’ensemble des planches qu’il avait déjà terminées, Peyo lui a apporté cette onzième planche encore dénuée de strip final – et que l’impossibilité de la publier a été décidée le jour même : c’est la seule explication que je voie au fait que la planche suivante porte non pas le n° 12 mais ce même n° 11 qui, normalement, aurait figuré au bas de la planche montrant le supplice de l’eau.
    Vous avez raison d’insister sur le fait que la planche réellement numérotée 11 montre le ventre du supplicié très gonflé (donc rempli d’eau) et d’en déduire que Peyo comptait bien, tôt ou tard, réintégrer dans l’album la véritable onzième planche. Il aurait donc dessiné son quatrième strip à ce moment-là.
    Il serait intéressant de proposer des hypothèses sur le scénario de ce strip manquant…

    Répondre à ce message

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