Interviews

Jean-Louis Tripp ("Extases") : « Si je veux que cela ait un impact, il faut que je paye de ma personne »

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 28 mai 2019                      Lien  
À l'occasion de la Comic Con de Zagreb, nous avons rencontré Jean-Louis Tripp, auteur de "Magasin Général" avec Régis Loisel, et de "Extases" dont il est le seul auteur et le principal sujet dans cet entretien. Jean-Louis Tripp nous y livre sa vision de la sexualité et des mœurs sans tabous.

Après avoir travaillé si longtemps sur Magasin Général, ne souffrez-vous pas d’une certaine forme de « dépression post-natale » ?

En fait, je n’ai pas tellement eu le temps d’avoir une dépression post-natale après Magasin Général parce que juste au moment où je finissais le bouquin, le suivant, c’est-à-dire Extases, s’est décidé. Benoit Mouchart, le directeur éditorial de Casterman, était venu à Montréal pour nous voir, Régis et moi, au moment de la fin de Magasin Général. Nous nous sommes retrouvés au restaurant et évidemment Régis connaissait le thème d’Extases. Ils m’ont convaincu que c’était le moment de le faire alors que c’était un projet qui était lointain pour moi.

À la fin de Magasin Général, j’ai tout de suite embrayé sur l’écriture, pas d’un scénario, car pour Extases, je ne travaille pas avec un scénario, mais sur une sorte de ligne directrice faite de mes souvenirs. J’ai construit un fil de mémoires qui ne m’a pris que quelques jours. Le gros du travail est arrivé ensuite, lorsque pendant neuf mois, j’ai dû appréhender l’idée que j’allais faire ce bouquin et les conséquences qui pouvaient en découler du fait de l’intimité du propos.

Jean-Louis Tripp ("Extases") : « Si je veux que cela ait un impact, il faut que je paye de ma personne »
© Casterman

Je m’attendais à ce qu’il y ait des questions là-dessus et me disais qu’avant de faire cet album, il fallait que je sois capable de les assumer. C’est une forme de coming-out : on est rarement prêt à révéler une chose de soi aux autres, et donc rarement prêt à en assumer les conséquences. Ça m’a pris neuf mois, c’est d’ailleurs curieux comme timing, mais au bout de neuf mois j’ai pu commencer à dessiner Extases.

Je me suis alors retrouvé dans une espèce de toboggan qui dure depuis quatre ans maintenant. Je viens de terminer le tome deux il y a deux semaines. Durant ces quatre années, où les tomes un et deux se sont enchaînés, je ne me suis pratiquement jamais arrêté. Quatre ans de travail intensif, 268 pages pour le premier et 370 pour le second, c’est un « criss de tabarnak de travail » comme on dirait au Québec ! C’est donc maintenant qu’intervient le post-partum. Là, je vais faire un break dans Extases, faire autre chose, j’ai quatre mois de vacances devant moi avant de commencer la suite.

Vous parlez de coming out, mais qu’avez-vous voulu « outer » ?

En réalité le coming out est une conséquence de ce que je voulais faire, car pour moi, le projet d’Extases est un projet politique. Le fond de l’Histoire est de parler du rapport que l’on entretient avec nos corps en tant qu’instrument de plaisir, dans nos sociétés occidentales, européennes ou nord-américaines.

Il existe tout un tas de tabous religieux et politiques qui bornent nos esprits en nous livrant une idée sale de la sexualité, qu’il existerait des choses correctes et d’autres non. Nous sommes tous en train de naviguer à l’intérieur de ça, car comme les êtres humains sont des êtres éminemment sexués, sans sexualité nous ne serions pas là. La nature nous à donné le plaisir pour que nous ayons envie de nous reproduire, nous cherchons donc ce plaisir, je pense même que tout le monde le cherche plus ou moins. Deux solutions se présentent alors : la recherche de ce plaisir au sein même de ce cadre normé ou bien la frustration de l’enfermement et la censure de notre propre plaisir.

© Casterman

Dans Extases, je raconte l’itinéraire d’un jeune homme à la recherche du chemin de son plaisir, depuis son enfance et surtout son adolescence. Il cherche sa propre vérité, c’est sa quête du plaisir, assumer les joies et plaisirs du corps.

Je pense que le mélange dont je suis issu a mené à cette quête, de mon génome, au contexte de ma naissance, en passant par mes parents. Mon foyer n’était pas du tout religieux, mais communiste : d’autres tabous existaient donc. Il se trouve que j’avais une libido qui était ce qu’elle était et que j’ai eu une façon de ne pas rentrer dans les cadres qui m’a mené à ça.

Pour pouvoir faire un livre politique, j’ai dû payer de ma personne. Si j’avais fait la même chose en parlant d’un truc fictif et décalé ça aurait donné un livre plus érotique. Le fait est que je raconte ce livre à la première personne avec les réflexions qui sont les miennes, qui me passent par la tête et par le cœur au cours de cette quête… Le projet est quand même de partir de mes dix ans pour arriver à aujourd’hui. Le deuxième se termine quand j’ai une quarantaine d’années. Je me suis dit : « Si je veux que cela ait un impact, il faut que je paye de ma personne ».

Qu’est-ce qu’il y a de vous exactement ? Les partenaires que vous représentez sont réels ?

Le but de l’ouvrage n’est pas de mettre des gens qui étaient mes partenaires mal à l’aise. Je les ai mis au courant et j’ai décidé de changer leurs noms, leurs physiques, de ne pas donner de nom de lieux… La période reste identifiable par le biais de mon âge, mais je reste vague là-dessus. Ce sont les seuls éléments du réel que j’ai déformés. Tout ce que je raconte est vrai.

Il y a évidemment une reconstruction mémorielle et narrative, il faut que l’album reste intéressant à lire, j’ai donc coupé certaines choses. J’ai fait certaines ellipses, mais les choses que je raconte sont toutes vraies. Certaines choses ont donc été plus difficiles que d’autres à coucher sur le papier, comme mes propres difficultés par exemple. Mais je n’y mêle pas les autres, je n’ai pas de comptes à régler.

© Casterman

Une forme d’auto-censure s’applique-t-elle ? Le fait que la représentation pornographique corresponde légalement à un certain nombre de règles a-t-il joué sur votre travail ?

Je ne crois pas. Justement, dans le domaine de l’image, que ce soit au cinéma ou en bande dessinée, nous sommes cantonnés à l’ellipse. C’est-à-dire que dès que l’on s’adresse à un grand public, dès que deux personnes s’apprêtent à passer à un acte sexuel, l’acte en lui-même est dissimulé, au mieux suggéré. Dans le pire des cas, on montre la fenêtre ouverte sur la lune avec les chaussures et la petite culotte sur le tapis… Dans le meilleur des cas, on montre des ombres chinoises. On ne montre jamais ce qu’il se passe vraiment, or c’est la raison de notre présence, je veux montrer comment cela se passe dans la vraie vie.

Dans Magasin Général par exemple, qui est un récit qui parle aussi d’émancipation et de sexualité, comme nous étions dans un mode narratif grand public nous avons fait les ellipses en question. Je crois qu’il y a seulement une paire de seins dans tout Magasin général, on comprend ce qu’il se passe sur quelques scènes, mais c’est tout. Dans Extases, même si dans le fond, c’est la même histoire, une histoire d’émancipation, j’ai décidé d’aller au cœur de la question.

En quoi est-ce politique ?

Ça l’est, car ça parle du rapport qu’il y a entre des individus sexués désirants et toutes les bornes qui nous sont imposées, qui sont religieuses et politiques. La religion est politique, c’est une version politique de la spiritualité. Toutes les religions sont "contrôlantes", avec des interdits extrêmement nets. Elles sont également particulièrement ciblées sur les femmes. En ce sens-là, montrer des corps est très politique. Boris Vian disait qu’à partir du moment où l’on parle du corps, on parle de politique... J’en suis éminemment convaincu et ne pense pas être le seul, loin de là.

Vous partagez votre vie entre le Canada et la France, comment vivez-vous cette différence de culture sur ce sujet de la sexualité, sachant que c’est des USA que nous viennent #metoo et une partie de la pornographie ?

Cela met en évidence une forme de schizophrénie. Aujourd’hui, dans la représentation de la sexualité, on a le choix entre l’ellipse ou le porno. Il n’y a rien entre les deux. Dans Extases, j’utilise des images identifiées comme pornographiques alors qu’à la lecture de l’histoire, on se rend compte qu’elles ne le sont pas. Personne ayant lu Extases ne m’a dit que c’était un ouvrage pornographique, mais il faut avoir la volonté de rentrer dedans et de comprendre la mise en contexte.

Quelle différence ?, pour répondre à la question… Il y a plein de différences. En France, à la sortie d’Extases, j’ai eu beaucoup de presse, mais seulement jusqu’à un certain niveau. J’ai ressenti une sorte de plafond de verre qui m’empêchait de passer dans les médias grand public avec de l’image, je n’ai pas fait une seule télé. J’ai été invité en radio, sur France Inter par exemple, mais dans des émissions du soir.

Au Québec, une chroniqueuse travaillant pour l’équivalent québécois de BFM TV a parlé d’Extases dans une émission de grande écoute où elle prescrit des livres. C’est quelque chose qui me paraît très compliqué en France aujourd’hui.

La France est un pays de l’érotisme, c’est un des pays du monde où il y a le plus grand nombre de clubs échangistes avec l’Allemagne. Dès qu’une ville avoisine les 40 000 habitants, elle se dote de son club échangiste...

Au Québec, il y en a beaucoup moins, mais surtout, ce n’est pas la même approche. En France on est beaucoup plus centré sur la sexualité, le sexe. Au Québec, on est dans quelque chose qui navigue beaucoup plus entre la spiritualité, le discours sur le corps, l’ouverture et les tantras,... C’est très développé.

© Casterman

Donc la réaction n’est pas la même au Québec et en France…

In fine, Extases est un bouquin qui doit trouver son public, qui n’est pas nécessairement un public de la bande dessinée. Pour le premier tome, j’ai eu des retours des milieux de la sexologie et de la psychologie. Ces gens se sont intéressés à mon livre et, d’une certaine façon, attendaient un ouvrage de la sorte.

C’est un manuel d’éducation sexuelle ?

Non, ça pourrait éventuellement l’être… Les sexologues tiennent souvent un discours prescrivant de laisser le livre poser plus ou moins en évidence pour que des ados de 12 à 14 ans puissent y avoir accès.

Je le sais, j’ai deux enfants qui ont aujourd’hui 17 et 24 ans et à partir de l’âge de 10 ans, ils ont vu du porno, c’est impossible d’y échapper. Leur approche de la sexualité est le porno, qui n’est pas la réalité, loin de là. Cela les met dans des situations bizarres, ils se mettent des espèces d’injonctions totalement absurdes et irréalistes.

Dans Extases, c’est la vraie sexualité. Lorsque l’on découvre la sexualité pour la première fois avec quelqu’un d’autre, il y a de la peur, de l’émotion, des interrogations, des hésitations, etc. C’est ce que j’ai essayé de retranscrire...

Le deuxième tome est pour quand ?

Je viens de livrer les planches chez Casterman et nous avons décidé de le sortir au début de l’année prochaine, peut-être en janvier pour Angoulême. On a voulu se laisser le temps de trouver les publics, les niches, qui peuvent être intéressés par ce bouquin que l’on n’avait pas réussi à trouver pour le premier tome.

© Casterman

Qu’entendez-vous par « trouver les niches » ? Vous allez disposer des tracts dans les 700 clubs échangistes de France ? rires

Non, non, non, nous voulons aller chercher les médiateurs. Extases est un bouquin de prescription. La personne qui n’est pas prévenue et qui ne sait pas ce que c’est, va avoir peur, à moins que la sexualité l’intéresse...

Si une personne de confiance, un ami ou une amie, un blogueur ou une blogueuse ou encore une ou un journaliste, dit que cet ouvrage n’est pas ce qu’il semble être, ce que vous croyez qu’il est, et qu’il parle d’autre chose que ce que vous pensez, alors la peur s’estompe. Une fois le projet expliqué, ces personnes auront moins de soucis à l’acheter.

J’ai eu des retours exceptionnels, les personnes l’ayant lu sont vraiment contentes. Ceux ne l’ayant pas lu nourrissent par contre de nombreux a priori. Ce qui est drôle, c’est qu’Extases a été adapté au théâtre et va être joué cet été au festival d’Avignon pendant tout le festival…

Qui l’a adapté et comment ce projet est-il venu à vous ?

Ce n’est pas venu à moi, je l’ai provoqué. Il se trouve qu’après Magasin Général, je n’étais plus sûr de mon dessin. J’avais dessiné pendant neuf ans à partir du dessin de Régis et je ne savais plus trop comment moi je dessinais. Ces neuf mois, dont je parlais toute à l’heure, ont été un peu autour de ça aussi : je n’osais plus prendre un crayon ne sachant ce qui allait en ressortir.

J’ai fini par me décider, mais durant cette période, j’en suis venu à me questionner si c’était bien une BD qu’il fallait que je fasse et non autre chose. Je savais le temps que me prendrait pour la dessiner et je n’étais pas sûr de pouvoir tenir la distance. Je m’étais dit : je pourrais faire une pièce de théâtre, un one-man-show, aller sur scène et raconter ce truc-là. Assez rapidement, je me suis rendu compte que ce n’était pas mon métier : il aurait fallu que je prenne des cours de théâtre, puis j’ai laissé tomber.

J’ai commencé à dessiner et ça s’est bien passé. Mais je gardais cette idée dans un coin de mon esprit. Quand j’ai relu le tome 1 après l’avoir fini, je me suis dit qu’il y avait une pièce à faire, que le texte y était. J’ai donc contacté un ami comédien, Franck Jazédé, en lui disant de lire ça et il a tout de suite compris.

Il a trouvé une metteuse en scène : Nathalie Martinez, et tout s’est mis en route très rapidement. Je lui ai envoyé le PDF avant que ce soit publié, en avril il y a deux ans, et début septembre, quand le bouquin est sorti, j’avais déjà rencontré la metteuse en scène, nous nous étions vus tous les trois et avions cadré le projet. Ils ont commencé à travailler tout de suite après.

C’est vous qui avez écrit le texte ?

Ils ont recopié tous les textes intégralement, y compris les onomatopées. Ils ont tout mis à plat en écartant l’image pour ne pas qu’elle les encombre, puis, à partir de là, ils ont commencé à identifier les passages présentant des longueurs, qui ne fonctionneraient pas au théâtre etc. Ils ont ainsi réussi à faire un spectacle d’une heure vingt avec mon texte intégral.

Suite aux quelques représentations qui ont déjà eu lieu, nous nous sommes rendus compte que l’approche des spectateurs était la même que pour l’album. C’est à dire qu’ils arrivaient en ne sachant pas où ils allaient et sortaient agréablement surpris. Reste Avignon maintenant, et là, c’est un autre défi...

Quel est le projet suivant ?

J’espère finir Extases un jour même si je fais un break pour le moment. Il devrait y avoir au moins trois tomes, mais ce n’est pas encore d’actualité pour le moment.

Je devrais faire un livre qui raconte une partie de mon enfance autour de la figure de mon père, dont je parle peu dans Extases. Je vais raconter ce qu’était l’enfance pour moi avec une famille communiste où on partait en vacances dans les pays de l’Est. Nous sommes à Zagreb là. La première fois que j’y suis passé, j’avais 12 ans en y passant pour aller en Roumanie, en 1970. Il y a aussi plein d’anecdotes, ils étaient tous les deux professeurs et instituteurs, on avait beaucoup de vacances. Mes parents en profitaient pour partir en caravane sillonner et explorer les régions françaises. J’ai donc une foule d’anecdotes, à la fois drôles et tendres.

© Didier Pasamonik (L’Agence BD)

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

🛒 Acheter


Code EAN : 9782203121928

CONTENUS SPONSORISÉS  
PAR Didier Pasamonik (L’Agence BD)  
A LIRE AUSSI  
Interviews  
Derniers commentaires  
Abonnement ne pouvait pas être enregistré. Essayez à nouveau.
Abonnement newsletter confirmé.

Newsletter ActuaBD