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Jean-Michel Beuriot : "Voltaire était un homme de son époque qui a combattu son époque"

Par Christian MISSIA DIO le 11 octobre 2019                      Lien  
Le duo Beuriot-Richelle quitte, le temps d'un album, l'univers de la Seconde Guerre mondiale afin de se pencher sur une figure importante du XVIIIᵉ siècle : Voltaire.
Jean-Michel Beuriot : "Voltaire était un homme de son époque qui a combattu son époque"
Voltaire, le culte de l’ironie
Jean-Michel Beuriot & Philippe Richelle © Casterman

Comment est né ce projet sur Voltaire ?

Jean-Michel Beuriot : Cela fait une quinzaine d’années que Philippe Richelle et moi parlions de faire une BD sur le siècle des Lumières, sur le XVIIIᵉ siècle et les philosophes. Ce sont des sujets qui nous intéressent car ils illustrent le début de la modernité, de la pensée libre, de la contestation du pouvoir de l’église et de la monarchie absolue telle que cela se pratiquait en France. Nous avions vraiment envie de parler de cette période afin de la mettre en opposition avec notre époque où nous constatons qu’il y a un retour du religieux et de l’extrémisme. Nous avons donc décidé de faire un récit. Philippe m’a proposé de prendre le personnage de Voltaire, qui est une figure incontournable de cette époque. L’astuce scénaristique consiste d’avoir inventé un biographe fictif du nom de Lasalle et qui nous sert d’interlocuteur à Voltaire. Tout le récit se développe comme cela : un Voltaire âgé raconte ses souvenirs à Lassale, de sa jeunesse chez les jésuites jusqu’au moment de leur rencontre.

Vous revenez notamment sur les relations compliquées que Voltaire entretenait avec son père... Quel regard portez-vous sur le patriarcat de cette époque ?

Bien entendu, l’attitude qu’avait son père envers lui était condamnable mais cela montre surtout l’obscurité et l’absolutisme de l’Ancien Régime en France : un père pouvait, soit emprisonner son fils, soit l’envoyer aux Amériques s’il ne lui obéissait pas. Cela montre bien la toute-puissance d’un père vis-à-vis de ses enfants, y compris lorsque ceux-ci sont adultes ! Toute sa vie, Voltaire s’est battu contre cet obscurantisme, contre le pouvoir absolu de l’église et du roi. Voltaire était croyant, pourtant il a contesté sans relâche le pouvoir de l’église et de la religion en général. C’était aussi un homme ambigu car il fréquentait toutes sortes de milieux ; il méprisait les nobles mais il n’hésitait pas à se montrer révérencieux envers eux afin d’obtenir toutes sortes de privilèges. Il a même restauré une chapelle sur son domaine, simplement pour se faire bien voir des autorités locales, alors que dans le même temps il combattait l’influence du religieux dans la société française. Son attitude était assez ironique, en effet. Il pouvait défendre certaines catégories de populations et dans le même temps s’enrichir grâce à la traite atlantique. Du moins, ce sont les accusations que certains lui ont fait sans que l’on sache vraiment si celles-ci étaient fondées. Certes, Voltaire n’était pas parfait. Mais c’était un homme de son époque, qui a combattu son époque.

Vous racontez aussi une affaire de profanation de cimetières dans cet album. Voltaire s’est beaucoup impliqué dans la défense du suspect principal. Pourquoi ?

Dans l’affaire du Chevalier de la Barre, il y avait une incertitude quant au coupable car les preuves l’incriminant n’étaient pas suffisamment fondées. Par exemple, plusieurs témoins se sont contredits. Le chevalier de la Barre était un jeune noble, un peu libertin et lecteur assidu de l’oeuvre de Voltaire. Il était donc devenu la cible des autorités de l’époque car sa liberté de pensée était très mal vue. Il était en quelque sorte le coupable idéal. D’ailleurs, l’inquisiteur Duval qui avait mené l’enquête, a insisté pour que ce malheureux soit considéré comme le coupable de ces profanations. Le chevalier de la Barre a été condamné à mort, après avoir été soumis à la question. Ses restes ont été jeté au bûcher. Voltaire a donc pris la décision de réhabiliter la mémoire de ce jeune homme, une démarche qui a permis de sauver ceux qui étaient désignés comme ses complices.

Que retirez-vous de ce travail sur Voltaire ?

J’avais lu Voltaire dans ma jeunesse mais en faisant une BD sur lui, j’ai découvert ses paradoxes et ses ambiguïtés. Il changeait d’opinion assez facilement. On l’a accusé d’être antisémite, de s’être enrichi grâce à la traite transatlantique...

D’un autre côté, vous avez vous-même pointé du doigt toutes ses contradictions...

C’est-à-dire qu’à l’époque, Voltaire possédait un portefeuille d’actions. Il est possible qu’il ait pu investir dans des entreprises sans vraiment savoir dans quels genres d’affaires elles étaient impliquées. C’est un peu comme aujourd’hui, on peut investir dans des actions juste parce que l’on voit qu’elles sont rentables, sans pour autant savoir que ces business sont en contradiction avec notre moral. Je ne peux pas trancher car je ne suis pas historien... Mais c’est vrai que j’ai beaucoup appris sur les ambiguïtés du personnage. Il a mené un combat pour la justice mais dans le même temps, il méprisait le peuple.

Pour cet album, vous avez opté pour une approche graphique différente de ce que vous proposez habituellement. Pourriez-vous nous en dire plus ?

Traditionnellement, je fais du dessin à la plume sur du papier blanc. La planche est ensuite scannée et colorisée numériquement par une coloriste. C’est la technique que j’utilise pour Amours fragiles. Mais pour Voltaire, le culte de l’ironie, je voulais quelque chose de plus organique et de différent. J’avais le sentiment que pour représenter les costumes et le décorum du XVIIIᵉ siècle, il me fallait quelque chose de plus léger. Donc, j’ai fait un dessin au crayon, sans encre. Chaque case a été réalisée individuellement sans les bulles. Ensuite, j’ai scanné les dessins et je les ai réunis grâce au logiciel Photoshop. Je termine ma planche en y incrustant les bulles et les textes. Enfin, la mise en couleur se fait avec des aquarelles. C’était assez exigeant comme exercice. J’ai travaillé sur cet album pendant trois ans car, en plus de la technique, il y a eu un gros travail de recherche et de documentation à fournir.

Comment est née votre relation avec Philippe Richelle ?

J’ai débuté la BD aux éditions du Lombard. À l’époque, je collaborais au feu Journal de Tintin. J’y réalisais des histoires courtes scénarisées par Yves Duval, qui est décédé aujourd’hui. En 1989, le rédacteur en chef du journal m’a présenté un jeune scénariste qui débutait : Philippe Richelle. Il écrivait une série du nom de Donnington (une série illustrée par Jean-Yves Delitte, NDLR). Nous avons débuté notre collaboration en proposant des récits courts, dont un qui parlait de la chute du mur de Berlin, pour le Journal Tintin. Par la suite, nous avons proposé chez Glénat, une série qui préfigurait déjà ce que nous ferions avec Amours fragiles, Le Bruit des bottes. Mais nous avions des désaccords avec notre éditeur. Donc, nous avons laissé tomber cette série. Nous avons alors intégré le catalogue (À Suivre) chez Casterman et notre premier projet a été Belle comme la mort, un récit policier en 84 planches qui a été réédité récemment. Nous avons ensuite décidé de parler de la Seconde Guerre mondiale car nous aimons ce sujet et surtout, nous sommes passionnés par l’histoire et la politique. C’est comme cela qu’est né la série Amours fragiles.

Voltaire, le culte de l’ironie
Jean-Michel Beuriot & Philippe Richelle © Casterman

Voir en ligne : Découvrez "Voltaire - Le culte de l’ironie" sur le site des éditions Casterman

(par Christian MISSIA DIO)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782203100794

Agenda :

Jean-Michel Beuriot et Philippe Richelle seront en dédicace :

  • Du 25 au 27 octobre au festival Quai des Bulles 2019.
  • Les 23 et 24 novembre Histoire de lire à Versailles.

Jean Michel Beuriot sera présent à La 25ème “Heure du Livre” au Mans du vendredi 11 au dimanche 13 octobre.

En médaillon : Jean-Michel Beuriot
Photo © Christian Missia Dio

Voltaire - Le culte de l’ironie, par Philippe Richelle & Jean-Michel Beuriot - Casterman. Album paru le 21 août 2019. 104 pages, 20,00 euros.

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1 Message :
  • J’aime beaucoup cet album.
    Le texte est passionnant, très instructif et très finement écrit. Voltaire est décrit avec toutes ses ambiguïtés et le récit est sous tendu par l’affaire du Chevalier de La Barre qui fait froid dans le dos.
    Mais ce dont je souhaite parler cette fois, c’est la performance graphique de Beuriot. Je trouve que son dessin est à la fois immersif et admirable !!
    Pourquoi immersif ? Parce que le choix d’une " ligne claire moderne" le rend agréable, hyper lisible et doux. C’est très important la douceur pour se laisser emporter. Ce travail est illuminé par des couleurs aux tons pastel qui soulignent délicatement les reliefs et qui participent grandement à donner l’ambiance du livre.
    Pourquoi admirable ? Parce que le dessin de Beuriot, bien qu’étant très doux, est très ferme et emporte notre adhésion vers un réalisme saisissant. Ce dessin est pourtant la somme d’un constant déséquilibre et d’un décalage permanent. Les personnages sont pris d’une légère "instabilité" qui les tient toujours en mouvement, ils sont aussi en décalage d’une forme qui serait plastiquement parfaite et pourtant ils sont bien plus justes et vivants que s’ils avaient été "académiquement" construits. Beuriot nous donne l’impression d’être un funambule qui semble toujours risquer de tomber et qui finalement arrive au bout de son trait pour nous donner la sensation d’un réalisme puissant. Peut-être que ce petit miracle graphique est obtenu par la grâce d’une main en constant relâchement qui agence les parties sans en avoir l’air ? Moebius et Tardi, références revendiquées par le dessinateur, ont un fonctionnement similaire. Le fait que Beuriot les rejoigne à cette altitude graphique dit toute l’urgence qu’il y a à lire ses albums puisqu’une immense oeuvre est en cours.

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