La « raffinerie » n’avait pas attendu 2024 pour célébrer le 9e art : il y a eu, qui s’en souvient ?, l’exposition « Bande dessinée et vie quotidienne » en 1978 ; celle sur la bande dessinée chinoise… en 1982, une première exposition sur « L’univers d’Hergé » en 1987, une autre sur « Les Héros de papier » des récits complets de petit format en 1988… Mais la date-clé, c’est 2006, lorsque Laurent Le Bon, fraîchement nommé conservateur au Centre Pompidou, va faire une exposition Hergé absolument marquante, la fusée à damiers d’Objectif Lune couvrant la façade. Depuis, il est devenu le président du Centre Pompidou et il a sorti l’argenterie pour remettre le couvert.
Jusqu’ici, ces expositions étaient monographiques et n’occupaient qu’une partie du temple parisien de l’art moderne. C’est très différent aujourd’hui. Le titre de cette célébration symbolise bien l’embarras suscité par l’amplitude du projet : « La bande dessinée à tous les étages ». C’est que toute l’institution, jusqu’à l’Institut de recherche et coordination acoustique/musique (IRCAM), fondé par Pierre Boulez, est associée à cette aventure (certaines de leurs créations enrichissent le parcours).
Cela va du sous-sol (niveau -1), qui accueille l’exposition sur la revue Lagon et la programmatique « BD hors des cases », au niveau 1, avec l’exposition-atelier pour enfants « Tenir tête » avec Marion Fayolle (on vous en reparle), tandis qu’au niveau 2 la BPI expose Hugo Pratt et Corto Maltese dont nous vous avons rendu compte ce matin..
Un tel rassemblement de planches, issus de 70 prêteurs est tout à fait exceptionnelle. C’est la première fois au monde qu’à notre connaissance, cela prend une telle ampleur. Il faut le dire tout net : cela n’aurait pas pu se faire sans le concours du fonds de dotation partenaire : le fonds Hélène et Edouard Leclerc. Mais on retrouve aussi des prêts de musées japonais ou américains, de nombreux prêts d’auteurs et d’autrices.
Confrontation entre les arts
Au niveau 5, conduite par la commissaire Anne Lemonnier, « La bande dessinée au Musée » irrigue les galeries dans un dialogue de contrepoints avec les œuvres iconiques du Musée d’art moderne. Elle tente un exercice périlleux : insérer la bande dessinée dans la collection permanente du musée : voir voisiner nos créateurs de BD avec Kandinsky, Rothko ou Bacon, cela a quelque chose d’interpellant . Pourquoi le fait-on ? Pour placer la BD au même niveau que la peinture ? Pour valoriser les « artistes de bande dessinée » ?... Il y a ce geste, assumé par les commissaires de l’exposition. L’avenir dira s’il aura un impact, ou non, dans l’histoire de l’art.
Il y a en tout cas une invitation à la curiosité. Aux amateurs d’art de regarder la bande dessinée différemment ; à l’inverse, aux lecteurs de bande dessinée de découvrir peut-être des sensations inédites au-delà de leurs lectures. On voit tout de suite les objections : la BD n’est pas faite pour être exposée, elle doit être lue. Effectivement, mais il y a quand même le plaisir du dessin. En outre, les commissaires se sont employés à exposer des séquences ou des planches auto-conclusives, pour atténuer l’effet d’extrait : plusieurs planches de Tintin, par exemple, viennent à la suite. Ces séquences sont narratives, certes, mais les scénaristes sont forcément oubliés.
La configuration du parcours est particulière : on passe « de case en case » (de salle en salle) avec une confrontation par salle : Philippe Dupuy se frotte à Matisse, Blutch à Balthus, Joann Sfar à Pascin, Chris Ware à Theo Van Doesburg, Anna Sommer à Francis Picabia, Brecht Evens à Paul Klee, Emmanuel Guibert à Doisneau, Eric Lambé à Magritte, Edmond Baudoin à Antonin Arthaud, Lorenzo Mattotti à Francis Bacon, Catherine Meurisse à Mark Rothko, David B. à André Breton, Dominique Goblet à Geer Van Velde, Jean Dubuffet à Benoît Jacques, Gabriella Gandelli à Christian Schad. Si certaines confrontations paraissent « capillotractées », d’autres comme Catherine Meurisse ou Edmond Baudoin séduisent. Chacun jugera...
Ce qui met d’accord tout le monde, en revanche, ce sont les chemins de traverse qui proposent six grands maîtres : Winsor McCay, George McManus, Georges Herriman, Hergé, Calvo, Will Eisner. Planches bluffantes tant dans leur contexte technique qu’historique.
De 1964 à nos jours…
Le gros morceau est évidemment la grande exposition « bande Dessinée 1964-2024 » dans la galerie 2 du niveau 6. Prévoyez du temps, car il y a de la matière ! Il s’agit d’un choix thématique parcourant 60 ans de bande dessinée dans le monde. 12 thématiques qui, au premier abord, suscitent un brin de circonspection. Rire au lieu d’humour, effroi au lieu d’horreur ; on passe de la couleur et du noir et blanc aux thèmes de l’architecture ou de la littérature. Sans compter les thématiques fourre-tout : « au fil des jours », « écriture de soi »…
Mais une fois entré dans les différentes cellules, l’appréhension disparaît. La première salle explique bien le choix de la date initiale : 1964 est à la fois l’année de naissance du terme 9e art (en France et en Belgique), la naissance au Japon de la revue Garo, celle en France de la création de Barbarella, des créations à la fois innovantes et subversives, prises au sens large puisque l’on passe de Hara-Kiri (1960) à Zap Comix de Robert Crumb (1968). Ils correspondent à un mouvement de contre-culture. « Au sortir de la décennie, disent les commissaires, la bande dessinée ne sera plus la même. »
Et là il faut bien le dire, les yeux ose-t-on écrire, ne savent plus où donner de la tête. Les chefs d’œuvre s’alignent : là une magnifique planche des Peanuts, ici une terrifiante suite de Jungi Ito ; ici une couverture des Fantastic Four de Jack Kirby, plus loin une Batman de Frank Miller ou une planche profonde de José Muñoz. Fred côtoie David B, Moebius, Osamu Tezuka. Nicole Claveloux voisine avec Winshluss ; Marjane Satrapi avec Fabrice Neaud. François Schuiten est placé à côté de Seth, de Nicolas de Crécy ou de Marc-Antoine Mathieu… On ne peut tout résumer, lister…
Ce qui est certain, c’est que le choix est fait d’une main sûre. On reconnaît là toute l’expertise des conseillers scientifiques, Thierry Groensteen et Lucas Hureau, et le talent des commissaires Emmanuèle Payen et Anne Lemonnier. La bande dessinée est depuis longtemps entrée dans les musées, mais jamais en dehors du Centre Pompidou, on n’a pu apprécier à ce point sa richesse.
Lors de l’inauguration où l’on a vu quelques grands acteurs de cette histoire : Philippe Druillet, Jean-Pierre Dionnet, Art Spiegelman, Edmond Baudoin ou Chris Ware. Et on a pu entendre Jean-Luc Fromental glisser à Benoît Peeters : « Tout cela prouve que l’on n’a pas travaillé pour rien. »
Voir en ligne : LE SITE DE L’EVENEMENT
(par Didier Pasamonik - L’Agence BD)
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
La Bande Dessinée à tous les étages
29 mai - 4 nov. 2024
11h - 21h, tous les jours sauf mardis
Photos : Didier Pasamonik et Kelian Nguyen
Participez à la discussion