Les tabous du corps féminin enfin couchés sur papier
Coquelicot, c’est la couleur que prennent les joues d’Émilie dès qu’elle parle de son intimité ou s’énerve à son sujet. Colère, honte, gêne, autant de sentiments qui l’embarrassent car Émilie estime qu’elle a un problème avec son corps qui ne réagit pas comme ceux des autres ou comme elle pense que ceux des autres réagissent. Elle se punit donc et le punit également en le forçant à se conformer à la norme attendue pour ne pas « passer pour une chochote ».
Coquelicot, c’est aussi la couleur du sang, des plaques d’eczéma qui finissent par envahir le corps de notre héroïne. Coquelicot, c’est enfin et surtout une fleur éphémère, un peu fragile mais résistante, symbole de beauté et de consolation : autant de qualificatifs et de termes qui décrivent parfaitement Émilie, petit bout de femme qui évolue avec un corps dont elle ne comprend pas les réactions.
Adolescente dans les années 1990, elle découvre bien trop tôt à son goût ce que sont les menstruations. Par honte, elle n’ose pas parler de ce qui lui arrive et ce premier silence gêné associé au tabou généralisé de l’époque sur tout ce qui concerne les « trucs de filles » va l’entraîner dans une spirale infernale d’incompréhension et de désamour vis-à-vis de son corps qui essaie de lui faire passer des messages qu’elle ne comprend pas puis refuse d’entendre.
Cette spirale infernale se termine lorsqu’elle rencontre l’homme qui l’aime pour ce qu’elle est tout en cherchant à l’aider et à la faire se sentir mieux. Elle devient mère et commence à se dire qu’au lieu de lutter contre son corps et ses symptômes, elle devrait peut-être prendre le temps de l’écouter pour savoir ce qu’il veut. Et lorsque l’explication finale nous est donnée, toutes les pièces du puzzle s’assemblent et on comprend enfin pourquoi tout ce mal.
Un album aussi engagé que son autrice
Pour son 9ème album, Fanny Vella attaque frontalement le tabou des questions gynécologiques, en faisant vivre à Émilie plusieurs situations très concrètes que chaque femme a forcément connu un jour dans sa vie. Des menstruations au premier rapport sexuel en passant par la honte de son corps ou les injonctions sur la grossesse et l’accouchement : tout y passe, sans fard et sans complexes mais toujours avec douceur et bienveillance.
Sa mère lui dit que pour gérer les règles, on utilise des tampons et qu’il n’y pas de quoi en faire toute une histoire ? Émilie se retrouve pourtant démunie face à ce morceau de plastique qu’elle doit insérer en elle alors que son corps le refuse. Qu’importe, elle force et c’est le début d’un long désamour entre elle et ses parties intimes.
Cette relation conflictuelle entre ce qu’on lui dit ou ce qu’elle suppose devoir ressentir et ce qu’elle expérimente vraiment la rend peu à peu démunie. Elle recherche à tout prix l’attention des autres, psycho-somatise, s’engage dans une relation toxique où elle perd confiance en elle avant de se reprendre, comme sa future petite sœur de BD Camille dans Le Seuil.
Elle finit peu à peu par comprendre que le problème ne vient pas seulement d’elle mais aussi du carcan de la société, de l’omerta qui règne sur la question du corps des femmes et des clichés qui pèsent sur elles. Grâce aux discussions franches avec ses copines qui représentent une partie du panel des amours possibles (les amoureux du lycée, le couple lesbien, l’asexuelle), plusieurs tabous sont levés sur les relations sexuelles notamment. Heureusement pour Émilie, les mentalités ont aussi évolué dans le bon sens depuis son adolescence : aidée de professionnels mieux formés et bien plus à l’écoute désormais, elle va enfin mettre un nom sur ce qui la poursuit depuis tant d’années et se réconcilier avec afin d’entamer un nouveau chapitre de son existence.
Le tout est valorisé par le trait reconnaissable de Fanny Vella qui arrive, par son mélange de déliés et de rondeurs, à créer des personnages uniques et aux visages un peu naïfs mais toujours expressifs. La dualité du corps d’Émilie est personnifiée par son double grisé et attaché à elle comme le génie à la lampe d’Aladin et son angoisse ressemble à un gros ver. Dans cette BD extrêmement colorée, les scènes difficiles sont matérialisées par des teintes sombres et du noir. Cela permet au lectorat de facilement comprendre la portée des scènes lues.
Coquelicot est un roman graphique à mettre entre les mains de chaque fille, chaque femme, chaque garçon et chaque homme, qu’elles ou ils se posent des questions ou non. C’est un ouvrage essentiel, une clé de compréhension pour bon nombre de soucis gynécologiques que la société estime « connus » mais dont elle ne parle jamais ouvertement.
Les hommes doivent avoir leur part de connaissances sur le sujet pour aider leurs femmes, leurs sœurs ou leur filles à ne pas vivre le calvaire d’Émilie. Aucune adolescente ne sait comment gérer son premier baiser ou l’achat de ses premières protections périodiques ; la honte de ce qui arrive au corps féminin est encore trop souvent prégnante et les tabous encore trop souvent bien ancrés pour qu’on puisse se passer d’un tel ouvrage, comme le montre également Vierges : la folle histoire de la virginité, d’Élise Thiébaut et Ellea Bird.
(par Gaëlle BEDIS)
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"Coquelicot", de Fanny Vella - 128 pages, couleur - Parution le 29/08/2023