Rappelons tout d’abord les faits. Le Blog de Franquin est une idée, il est vrai un peu osée, sortie de l’esprit des deux blogueurs que sont Turalo (pseudonyme sous lequel se cache Eric Dérian) au dessin et Piak au scénario. Cette bande dessinée est tout d’abord apparue sur internet, sous la houlette de la maison d’édition en ligne Foolstrip, à parution hebdomadaire sur une durée de près de deux ans. Elle avait par ailleurs fait l’objet d’une première édition papier chez l’éditeur au format comics.
Dans cette BD, nous retrouvons André Franquin, le dessinateur de Gaston Lagaffe, décédé en 1997), s’ennuyant ferme sous terre et ayant le sentiment que le public ne s’intéresse plus trop à ce qu’il a fait de son vivant. Ni une ni deux, il décide d’installer internet dans sa tombe et ouvre un blog BD, espérant renouer avec la célébrité. Mais les lecteurs se font rares et son humour vieillissant. Il se met donc en quête d’un scénariste, appuyé par les conseils de Roba. Un concept pour le moins original qui peut évidemment diviser, mais qui témoigne tout de même, sous le couvert d’un humour assez décalé, d’un certain respect envers les personnages évoqués.
"En entamant "Le Blog de Franquin" chez Foolstrip, nous dit Piak, c’est vrai qu’on attendait un retour, mais sans s’en soucier plus que ça. On plaisantait en effet , en fonction de l’avancée de la BD, sur le fait qu’on avait pas de nouvelle de nos avocats... Maintenant qu’on en a, on rigole moins !". Turalo poursuit : "On savait que l’on flirtait avec ce risque, mais nous comptions sur le contenu de notre travail pour jouer en notre faveur et nous affranchir de tout soupçon sur nos intentions avant la moindre sanction".
Approchés par le label Drugstore appartenant aux éditions Glénat, les auteurs ont donc travaillé sur une adaptation papier du contenu publié en ligne. C’est avec la sortie de cet album coproduit conjointement avec Foolstrip que l’affaire a vraiment débuté.
"Nous n’avions eu aucun écho officiel, ni officieux, à la diffusion sur internet, nous explique Turalo. "Le Blog de Franquin" était alors largement diffusé et recueillait même les témoignages de passionnés qui étaient encore alors très défiants sur le sujet abordé dans nos pages, mais finalement agréablement surpris à la lecture de notre récit. S’il fallait, après la publication du livre, aborder ce sujet avec quelques personnes froissées, nous avions la naïveté de croire qu’il serait possible de trouver un terrain d’entente raisonnable sur la simple lecture de notre travail".
Pour autant, certaines considération juridiques sont évidemment entrées en compte pour la parution papier, comme nous le confirme le scénariste. "Les avocats de chez Glénat ont abordé ces questions du droit de l’utilisation du personnage, des dessins dans le style Franquin, du vomi de Morris... On a été amené à changer des dialogues, notamment pour ne pas froisser d’autres grosses maisons d’édition. Mais je crois surtout qu’on s’est plus intéressé à des détails, dans les dialogues notamment et l’utilisation de tel ou tel personnage, qu’à l’utilisation pure et simple du nom".
Car en effet, la principale arme utilisée par Marsu Productions pour entraver la publication de ce livre tient au fait que le nom de Franquin est une marque déposée dont elles détiennent l’exploitation, comme c’est également le cas pour l’œuvre de l’auteur.
Mais ce n’est pas la seule raison évoquée : Outre cette gestion du patrimoine artistique et de la "marque Franquin", la société se veut aussi garante du respect moral de la personne d’André Franquin. Et sur ce principe, il y a désaccord quant au sujet-même de la bande dessinée concernée. De l’avis de ses deux auteurs, ils regrettent une décision de principe ne résultant pas d’une lecture avisée du livre "qui n’est pas encore arrivé entre leurs mains". Cette décision ayant été prise sur la base de rumeurs et d’échos faits dans la presse. La partie adverse a toutefois fait savoir qu’elle prendrait le temps de lire l’ouvrage.
Mais il faut le reconnaitre, cela ne devrait rien changer à la finalité puisque le retrait des albums est en cours d’exécution. "Ca ne sera pas sans conséquence sur la santé d’une petite structure comme Foolstrip qui a proportionnellement misé gros sur nous", reconnait Turalo. Celui-ci affirme tout de même que, malgré une différence de point de vue, "chacune des deux parties est de bonne foi".
Dernier aspect de l’affaire, et peut-être l’un des plus décisifs : la réaction des ayants-droits, représentés par Marsu Productions, face à cette utilisation du personnage. Le dessinateur du Blog s’étant entretenu avec Jean-François Moyersoen, directeur de Marsu, nous l’explique. "De son aveu, il semble que la diffusion du titre et son écho dans la presse aient pu heurter la famille Franquin, et je ne peux que m’en désoler et m’en excuser. Ce n’était bien évidemment pas le but de notre travail, et ce résultat malheureux est forcément dû à notre maladresse".
"Peut-être qu’on aurait pu contourner le problème, nous dit Piak, en appelant ça "Le Blog de André F." ou "Le Blog de Franquinou", mais ça aurait été tricher un peu, en parlant de quelqu’un, mais sans le dire ouvertement. Tout le monde aurait compris qui c’était mais ça n’aurait jamais été dit ouvertement". "Cela me semblerait hypocrite et je ne me serai pas reconnu dans cette démarche", conclut Turalo.
En réponse à un article de nos confrères de Bodoï, Marsu Productions s’est chargé de répondre à certaines réactions jugées ou hâtives ou subversives. Citons donc ce communiqué.
« Précisions sur la demande de retrait de la vente du Blog de Franquin
Nous avons expressément demandé aux éditions Glénat de retirer de la vente l’album Le Blog de Franquin paru le 14 octobre dernier.
Nous n’avions pas été prévenus de la mise en vente de cet ouvrage qui, au-delà de l’usurpation du nom de Franquin dans un but commercial, paraît pour beaucoup outrepasser les limites du bon goût et du respect de la mémoire de l’auteur décédé.
Nous précisons que cette démarche s’est faite avec le plein accord des auteurs (Piak et Turalo) et de l’éditeur Drugstore. Marsu Productions n’en retire aucun bénéfice commercial, son seul but étant que la mémoire d’André Franquin soit respectée comme il se doit.
Nous espérons que cette démarche consensuelle évitera une polémique stérile et permettra de laisser en paix un homme qui ne demandait que ça.
Marsu Productions »
La simple évocation des "limites du bon goût" fait tiquer plus d’un observateur. Aurait-elle été du goût de Franquin lui-même ? On en doute.
Jeudi 5 novembre, nouveau rebondissement
Alors que nous venions de boucler les dernières lignes de cet article, ce fut au tour de l’équipe de Foolstrip de se fendre d’un communiqué .
Deux heures plus tard, toujours sur le réseau social, Piak nous apprenait qu’il leur était demandé cette fois de retirer d’Internet le Blog de Franquin, tous les dessins relatifs à cet auteur, et les différentes réactions et communiqués des blogs concernés.
Là-aussi, il y a de quoi lever le sourcil, d’autant que, après deux ans, cette demande nous semble juridiquement peu fondée. Signe-t-elle définitivement l’enterrement de cette série dont la publication en ligne de la deuxième saison devait démarrer prochainement ?
Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, Foolstrip proteste de sa bonne foi : Qu’il nous soit toutefois permis également de dire que nous sommes encore plus désolés de devoir retirer cet ouvrage de la vente et d’expliquer pourquoi cette décision nous parait pas justifiée malgré tout.
Tout d’abord, est-il besoin de le dire, « Le Blog de Franquin » est tout à la fois une œuvre de fiction, un hommage et un ouvrage humoristique. Son héros n’est pas exactement André Franquin mais un personnage de bande dessinée (très librement) inspiré de lui, un reflet dans l’imaginaire de nos auteurs, ainsi qu’un anti-héros dont les aventures sont prétextes à des gags. Encore une fois nous maintenons que le fait de donner à un auteur de bandes dessinées humoristique un alter-ego lui-même héros de bande dessinée humoristique et explorant une frange moderne de l’art séquentiel ( les blogs) soit un hommage. Nous le maintenons très sincèrement et il nous a semblé, de plus que cet hommage était approprié. Ajoutons qu’à aucun moment les auteurs ne sont orduriers, cyniques, méchants ou simplement vulgaires vis-à-vis de ce dessinateur que nous admirons ni d’aucun autre des personnages s’inspirant d’auteurs ayant réellement existé.
Pour ce qui est de l’avis qu’André Franquin aurait eu sur l’ouvrage nous n’avons malheureusement pas eu la chance d’avoir avec lui la proximité qu’a pu avoir Jean-François Moyersoen et nous respectons évidemment son avis sur la question. Le nôtre diffère cependant parce qu’il nous a semblé en tant que simple lecteur que Franquin était un homme éminemment ouvert d’esprit, capable d’autodérision et farouche défenseur de la liberté d’expression. En témoignent son Oeuvre, l’humanisme, la générosité et les valeurs éminemment positives qui s’en dégagent. En témoignent également diverses prises de positions dont par exemple le fait qu’il prit, avec d’autres auteurs dont Roba, la défense de Yann et Conrad dans les années 80 lorsqu’une partie des auteurs de Spirou qui avaient eu le malheur (ou bien l’honneur ?) d’être la cible des moqueries et des attaques des deux trublions dans les haut de pages du magazine intriguèrent à diverses reprise pour qu’ils soient sanctionnés.
[...]
Nous voici donc doublement sanctionnés d’abord par le retrait de l’ouvrage, puis par sa raison qui fait de nous le contraire de ce que nous croyons être : des personnes qui ne respecteraient pas André Franquin ."
Interrogé par nos soins, notre collaborateur Didier Pasamonik qui a été l’éditeur d’André Franquin chez Magic Strip dans les années 1980 se montre étonné par cette affaire : "Je n’ose pas croire qu’Isabelle Franquin que je voyais catapulter des boulettes de pain à table sur son père ait pu être à l’origine de cette demande. Le "bon goût", Franquin avait fini par le détester. Il suffit de lire les "Idées noires". Quand il a appris que mon frère jumeau fumait, alors que je ne fumais pas, il suggérait de nous ouvrir les poumons pour comparer. On en riait... Si Jean-François Moyersoen voulait respecter vraiment Franquin, il laisserait faire, quitte à signer un accord avec les auteurs. "
(par Baptiste Gilleron)
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