Le Dernier Sergent de Fabrice Neaud ne peut pas être pensé indépendamment des autres tomes de son « journal ». À cela, deux raisons : il y prolonge des questionnements déjà amenés dans les ouvrages précédents ; publié plusieurs années après, il est aussi un retour sur la réception des autres tomes.
À la fin de la nouvelle édition du Journal (Ed. Delcourt), figure une « postface » où il s’interroge sur le « droit à l’image » et répond aux critiques. Dès le début de ce cinquième tome, même questionnement, mais cette fois-ci, à travers un dialogue : quelqu’un prend à partie le dessinateur tandis qu’il est en train de croquer un homme à une terrasse. Comme dans le précédent album, l’auteur ne tranche pas : le problème est soulevé, questionné, mais pas résolu. C’est là toute la force de Fabrice Neaud : il envisage des pistes de réponse, mais ne cherche jamais à résorber la tension dans des réponses hâtives et irréfléchies.
Un sujet bien connu de ses lecteurs est celui de la misère sexuelle. Neaud compare même son travail à celui de Michel Houellebecq. Une différence toutefois : là où les personnages houellebecquiens sont parfois minés par une absence patente de désirs (comme dans Sérotonine), Fabrice Neaud cherche à saisir le désir dans sa fluence. Il ne s’agit pas de s’intéresser au non-désir, mais à la tension qui survient lorsque l’on est amoureux. Dans son Journal, il distingue d’ailleurs « l’amour » du « désir » - qui recoupe quelque peu la distinction lévinassienne entre « désir » et « besoin » [1]. D’un côté, l’amour est sans objet ; lorsque je suis amoureux de quelqu’un, je ne peux pas le délimiter et ne sais pas clairement ce que je cherche à travers lui. D’une certaine manière, l’amour s’accompagne nécessairement d’une forme de désorientation. C’est pourquoi l’on peut dire que l’être amoureux est un être « en tension » - il n’est jamais rassasié, mais toujours traversé par un manque insatiable. Dans le cas du désir – ou du besoin – c’est tout l’inverse : le manque qui me ronge est bien délimitable ; j’ai envie de coucher avec quelqu’un, l’orgasme m’apporte satisfaction ; j’ai soif, il me suffit de boire.
On retrouve ces deux formes de manque dans Le Dernier Sergent : comme dans le Journal, Neaud évoque ses escapades nocturnes dans le parc de la ville dont il ne cite jamais le nom (Angoulême, bien sûr) ; les coups d’un soir, mais pas que : il y évoque ces moments où il tombe amoureux – où une image (celle du « bidasse » qu’il a croisé un deux juillet) reste en lui et le pousse à dessiner, encore et encore.
L’œuvre de Neaud n’est pas qu’un « journal ». Dans ce cinquième tome, il écrit d’ailleurs : « On ne confesse jamais rien. Ceci n’a jamais été un « journal », « intime » moins encore. C’est une mise en scène. Je demeure en mon for intérieur. Ma pyramide, ma stèle, ma ziggourat… ». Neaud rappelle ici une des vérités fondamentales du genre autobiographique : écrire sur soi, ce n’est jamais renoncer à la fiction. C’est ce que rappelait aussi l’autrice britannique Jeannette Winterson dans Why be happy when you could be normal quand elle écrivait que ses histoires étaient « à la fois réelles et inventées ».
L’œuvre de Neaud est d’un genre hybride pour une autre raison : on a tout autant affaire à un essai qu’à un ouvrage autobiographique. D’un point de vue graphique, Neaud fait preuve d’une inventivité remarquable pour faire passer des réflexions sociologiques et des pensées philosophiques : il a recours à des schémas, à des symboles et transpose, à plusieurs reprises, des figures de style littéraires dans le champ du dessin.
Une de ses réflexions concerne l’hétéronormativité : les personnes qui ne sont pas hétérosexuelles sont reléguées dans des espaces cachés – le parc, le bar (des territoires qui sont pourtant des symboles du patriarcat, mais que la communauté gay se réapproprie à certaines heures) –, le primat de l’hétérosexualité rend plus difficile – il faut avoir en tête que les événements narrés ont lieu de 1999 à 2000, c’est-à-dire avant l’arrivée des applications de rencontre en ligne – de rencontrer des gens de la même orientation sexuelle que soi – nous pensons tout particulièrement à cette soirée entre amis où l’auteur s’attriste d’être le seul à ne pas avoir trouvé quelqu’un.
À travers le récit de soi, Neaud ressaisit les grandes dynamiques qui animent la société : son angoisse pour savoir s’il a ou non le VIH, son souci de toujours mettre des préservatifs même lors des fellations, les railleries et les violences subies du fait de son orientation sexuelle peuvent sembler relever de l’intime, mais parlent en réalité à des milliers d’homosexuels. L’intime croise le social [2], et distinguer les deux est aussi vain que de chercher à réduire l’œuvre de Neaud au genre autobiographique (si par-là, on entend tout type d’ouvrage où un auteur parle de sa propre vie sans s’intéresser aux cadres structurant la société dans laquelle il vit).
Pour revenir à Houellebecq, on pourrait dire que Neaud complète sa théorie du libéralisme sexuel (qu’il développe avec beaucoup de minutie en retranscrivant un dialogue qu’il eut avec ses amis) en y introduisant la question de l’hétéronormativité : certes, il y a compétition entre les corps, certes, il y a des vaincus et des vainqueurs, mais en-dessous de la sphère hétérosexuelle, il y a une lutte où tous les participants sont d’emblée défavorisés : toutes celles et tous ceux qui ne se retrouvent pas dans le modèle dominant – « La troisième division du marché sexuel » (p. 252).
Neaud met même en parallèle sa misère sexuelle et sa condition financière dans un passage où la narration à la première personne est disjointe du dialogue dessiné (pp. 152-154) : d’une part, il revient sur la relation d’exploitant à exploité qui existe entre lui et son patron ; d’autre part, il dessine une rencontre nocturne avec un coup d’un soir qui lui mit un lapin. Une façon de rappeler que ce sont les mêmes valeurs, la même idéologie qui prévalent dans ces deux cas, mais aussi : que toutes les conséquences de ces deux systèmes convergent en un seule et même individu.
Neaud a beau être écrasé par le poids des structures – la famille, avec sa mère qui le bouscule devant le cercueil de sa sœur, l’entreprise, avec son métier de graphiste, l’hétérocentrisme etc. – il leur oppose une résistance par la dessin. C’est là toute la force politique de son œuvre : « Les bouquins que tu fais, lui confie Guillaume Dustan (voir leur échange pp. 215 à 220), où tu dessines les mecs que t’aimes, c’est aussi une réponse. Faut qu’ils pigent la leçon. Faut qu’ils pigent qu’ils ne sont plus au centre du monde, qu’ils ne sont plus les seuls à décider, à normer, définir les autres… » Et Neaud d’écrire quelques pages plus tard : « Je le dessinai (le chapitre « Tolérance » de son troisième tome) dans un état à la fois de colère et d’exaltation. J’eus enfin la conviction profonde que mes pages achevaient de dépasser, dans ce tome, leur seul cadre biographique et prenaient enfin leur dimension politique… »
Dessiner et écrire pour inverser le rapport de forces ; inventer une esthétique de la brute pour transformer le chasseur en proie. Tel est le projet de Fabrice Neaud : il n’est pas seulement question de désir, d’amour et de fantasme. Son œuvre est d’abord un acte politique : « C’est pour ça qu’on n’est pas dans les petits trucs de la thérapie, des trucs réductibles à notre piti-piti « caractère », trucs-psy, domination, trucs d’ « ego » ou ch’ais pas. Mais c’est de la POLITIQUE, c’est du combat, c’est de la résistance. C’est une arme, c’est l’avenir ».
Plus loin, il admet toutefois que l’art n’est pas assez puissant pour triompher de ses ennemis : « La poésie offrait quelques éclats, la peinture quelques illuminations, quelques gemmes cristallines. Mais rien de tout cela ne sauvait : du coup de poing, de couteau, de la balle, de la bombe, du collabo, du corbeau, du camp. Jamais la plume n’avait été plus forte que l’épée ».
Qu’est-ce alors que Le Dernier Sergent ? Un grand ouvrage, certes. Mais surtout : le dernier retranchement d’une minorité qui résiste à l’oppresseur. L’insoumission des marges.
(par Hippolyte ARZILLIER)
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
– Médaillon d’article : © Fabrice Neaud. Ed. Delcourt.
[1] Voir le début de Totalité et Infini.
[2] Voir aussi ces nombreux passages où Neaud alterne entre des événements d’actualité et son histoire personnelle - somme toute, une manière de rappeler cette intrication existant entre l’individuel et le collectif.
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