Romans Graphiques

Le Dernier Sergent de Fabrice Neaud : l’insoumission des marges

Par Hippolyte ARZILLIER le 27 mars 2024                      Lien  
Comment parler du Dernier Sergent ? C’est un journal, et c’est tout sauf un journal. C’est une œuvre sur les marges nées du libéralisme. Un acte d'insoumission. Fabrice Neaud y concilie avec brio deux attitudes: une absence de concessions sur les sujets qui comptent et un souci permanent de requestionner pour ne jamais tomber dans le simplisme.

Le Dernier Sergent de Fabrice Neaud ne peut pas être pensé indépendamment des autres tomes de son « journal ». À cela, deux raisons : il y prolonge des questionnements déjà amenés dans les ouvrages précédents ; publié plusieurs années après, il est aussi un retour sur la réception des autres tomes.

À la fin de la nouvelle édition du Journal (Ed. Delcourt), figure une « postface » où il s’interroge sur le « droit à l’image » et répond aux critiques. Dès le début de ce cinquième tome, même questionnement, mais cette fois-ci, à travers un dialogue : quelqu’un prend à partie le dessinateur tandis qu’il est en train de croquer un homme à une terrasse. Comme dans le précédent album, l’auteur ne tranche pas : le problème est soulevé, questionné, mais pas résolu. C’est là toute la force de Fabrice Neaud : il envisage des pistes de réponse, mais ne cherche jamais à résorber la tension dans des réponses hâtives et irréfléchies.

Le Dernier Sergent de Fabrice Neaud : l'insoumission des marges
© Fabrice Neaud. Ed. Delcourt.

Un sujet bien connu de ses lecteurs est celui de la misère sexuelle. Neaud compare même son travail à celui de Michel Houellebecq. Une différence toutefois : là où les personnages houellebecquiens sont parfois minés par une absence patente de désirs (comme dans Sérotonine), Fabrice Neaud cherche à saisir le désir dans sa fluence. Il ne s’agit pas de s’intéresser au non-désir, mais à la tension qui survient lorsque l’on est amoureux. Dans son Journal, il distingue d’ailleurs « l’amour » du « désir » - qui recoupe quelque peu la distinction lévinassienne entre « désir » et « besoin » [1]. D’un côté, l’amour est sans objet ; lorsque je suis amoureux de quelqu’un, je ne peux pas le délimiter et ne sais pas clairement ce que je cherche à travers lui. D’une certaine manière, l’amour s’accompagne nécessairement d’une forme de désorientation. C’est pourquoi l’on peut dire que l’être amoureux est un être « en tension » - il n’est jamais rassasié, mais toujours traversé par un manque insatiable. Dans le cas du désir – ou du besoin – c’est tout l’inverse : le manque qui me ronge est bien délimitable ; j’ai envie de coucher avec quelqu’un, l’orgasme m’apporte satisfaction ; j’ai soif, il me suffit de boire.

On retrouve ces deux formes de manque dans Le Dernier Sergent : comme dans le Journal, Neaud évoque ses escapades nocturnes dans le parc de la ville dont il ne cite jamais le nom (Angoulême, bien sûr) ; les coups d’un soir, mais pas que : il y évoque ces moments où il tombe amoureux – où une image (celle du « bidasse » qu’il a croisé un deux juillet) reste en lui et le pousse à dessiner, encore et encore.

© Fabrice Neaud. Ed. Delcourt.

L’œuvre de Neaud n’est pas qu’un « journal ». Dans ce cinquième tome, il écrit d’ailleurs : « On ne confesse jamais rien. Ceci n’a jamais été un « journal », « intime » moins encore. C’est une mise en scène. Je demeure en mon for intérieur. Ma pyramide, ma stèle, ma ziggourat… ». Neaud rappelle ici une des vérités fondamentales du genre autobiographique : écrire sur soi, ce n’est jamais renoncer à la fiction. C’est ce que rappelait aussi l’autrice britannique Jeannette Winterson dans Why be happy when you could be normal quand elle écrivait que ses histoires étaient « à la fois réelles et inventées ».

L’œuvre de Neaud est d’un genre hybride pour une autre raison : on a tout autant affaire à un essai qu’à un ouvrage autobiographique. D’un point de vue graphique, Neaud fait preuve d’une inventivité remarquable pour faire passer des réflexions sociologiques et des pensées philosophiques : il a recours à des schémas, à des symboles et transpose, à plusieurs reprises, des figures de style littéraires dans le champ du dessin.

© Fabrice Neaud. Ed. Delcourt.

Une de ses réflexions concerne l’hétéronormativité : les personnes qui ne sont pas hétérosexuelles sont reléguées dans des espaces cachés – le parc, le bar (des territoires qui sont pourtant des symboles du patriarcat, mais que la communauté gay se réapproprie à certaines heures) –, le primat de l’hétérosexualité rend plus difficile – il faut avoir en tête que les événements narrés ont lieu de 1999 à 2000, c’est-à-dire avant l’arrivée des applications de rencontre en ligne – de rencontrer des gens de la même orientation sexuelle que soi – nous pensons tout particulièrement à cette soirée entre amis où l’auteur s’attriste d’être le seul à ne pas avoir trouvé quelqu’un.

À travers le récit de soi, Neaud ressaisit les grandes dynamiques qui animent la société : son angoisse pour savoir s’il a ou non le VIH, son souci de toujours mettre des préservatifs même lors des fellations, les railleries et les violences subies du fait de son orientation sexuelle peuvent sembler relever de l’intime, mais parlent en réalité à des milliers d’homosexuels. L’intime croise le social [2], et distinguer les deux est aussi vain que de chercher à réduire l’œuvre de Neaud au genre autobiographique (si par-là, on entend tout type d’ouvrage où un auteur parle de sa propre vie sans s’intéresser aux cadres structurant la société dans laquelle il vit).

Pour revenir à Houellebecq, on pourrait dire que Neaud complète sa théorie du libéralisme sexuel (qu’il développe avec beaucoup de minutie en retranscrivant un dialogue qu’il eut avec ses amis) en y introduisant la question de l’hétéronormativité : certes, il y a compétition entre les corps, certes, il y a des vaincus et des vainqueurs, mais en-dessous de la sphère hétérosexuelle, il y a une lutte où tous les participants sont d’emblée défavorisés : toutes celles et tous ceux qui ne se retrouvent pas dans le modèle dominant – « La troisième division du marché sexuel  » (p. 252).

© Lynn James.

Neaud met même en parallèle sa misère sexuelle et sa condition financière dans un passage où la narration à la première personne est disjointe du dialogue dessiné (pp. 152-154) : d’une part, il revient sur la relation d’exploitant à exploité qui existe entre lui et son patron ; d’autre part, il dessine une rencontre nocturne avec un coup d’un soir qui lui mit un lapin. Une façon de rappeler que ce sont les mêmes valeurs, la même idéologie qui prévalent dans ces deux cas, mais aussi : que toutes les conséquences de ces deux systèmes convergent en un seule et même individu.

Neaud a beau être écrasé par le poids des structures – la famille, avec sa mère qui le bouscule devant le cercueil de sa sœur, l’entreprise, avec son métier de graphiste, l’hétérocentrisme etc. – il leur oppose une résistance par la dessin. C’est là toute la force politique de son œuvre : « Les bouquins que tu fais, lui confie Guillaume Dustan (voir leur échange pp. 215 à 220), où tu dessines les mecs que t’aimes, c’est aussi une réponse. Faut qu’ils pigent la leçon. Faut qu’ils pigent qu’ils ne sont plus au centre du monde, qu’ils ne sont plus les seuls à décider, à normer, définir les autres… » Et Neaud d’écrire quelques pages plus tard : « Je le dessinai (le chapitre « Tolérance » de son troisième tome) dans un état à la fois de colère et d’exaltation. J’eus enfin la conviction profonde que mes pages achevaient de dépasser, dans ce tome, leur seul cadre biographique et prenaient enfin leur dimension politique… »

© Fabrice Neaud. Ed. Delcourt.

Dessiner et écrire pour inverser le rapport de forces ; inventer une esthétique de la brute pour transformer le chasseur en proie. Tel est le projet de Fabrice Neaud : il n’est pas seulement question de désir, d’amour et de fantasme. Son œuvre est d’abord un acte politique : « C’est pour ça qu’on n’est pas dans les petits trucs de la thérapie, des trucs réductibles à notre piti-piti « caractère », trucs-psy, domination, trucs d’ « ego » ou ch’ais pas. Mais c’est de la POLITIQUE, c’est du combat, c’est de la résistance. C’est une arme, c’est l’avenir ».

Plus loin, il admet toutefois que l’art n’est pas assez puissant pour triompher de ses ennemis : « La poésie offrait quelques éclats, la peinture quelques illuminations, quelques gemmes cristallines. Mais rien de tout cela ne sauvait : du coup de poing, de couteau, de la balle, de la bombe, du collabo, du corbeau, du camp. Jamais la plume n’avait été plus forte que l’épée ».

Qu’est-ce alors que Le Dernier Sergent  ? Un grand ouvrage, certes. Mais surtout : le dernier retranchement d’une minorité qui résiste à l’oppresseur. L’insoumission des marges.

(par Hippolyte ARZILLIER)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782413057857

- Médaillon d’article : © Fabrice Neaud. Ed. Delcourt.

[1Voir le début de Totalité et Infini.

[2Voir aussi ces nombreux passages où Neaud alterne entre des événements d’actualité et son histoire personnelle - somme toute, une manière de rappeler cette intrication existant entre l’individuel et le collectif.

Delcourt ✏️ Fabrice Neaud à partir de 17 ans Autobiographie France
 
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12 Messages :
  • Fabrice Neaud est un des plus important auteur de BD contemporain et son œuvre fera date.

    (de plus c’est un formidable dessinateur)

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    • Répondu par RDevelder le 27 mars à  22:02 :

      Je ne saurais mieux dire.
      Personnellement, je suis toujours en deuil de sa série Nu Men.
      Bamboo/Quadrant n’a pas respecté le contrat moral qui unit un éditeur aux lecteurs.
      Quand on a la chance d’avoir dans son catalogue un auteur de l’ampleur de Fabrice Neaud, on le laisse développer son travail, on n’agit pas en petit boutiquier mesquin.
      Pour ça Delcourt est exemplaire avec MA Mathieu.

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      • Répondu par Milles Sabords le 29 mars à  07:06 :

        Il faut savoir raison garder… Néaud, très bon dessinateur, n’est pas non plus le nom qui revient dans le top 20 des auteurs contemporains de BD. Son œuvre à ouvert une brèche, certes, mais avant qu’elle ne fasse date, il y a d’autres œuvres tout aussi fortes qui ont marquées les esprits, comme La nuit mange le jour chez Glénat.

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        • Répondu le 29 mars à  11:12 :

          Son travail a déjà fait date, et depuis très longtemps, faut vous réveiller. La difficulté, par contre, c’est de se renouveler sur la durée. Peut-être y arrive-il dans ce livre ?

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          • Répondu par Milles Sabords le 30 mars à  20:31 :

            Être admiratif de son travail ne doit pas doit vous rendre aveugle de la réalité du marché de l’édition.

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        • Répondu par ಠ_ಠ le 1er avril à  16:03 :

          Comparer une œuvre riche d’une quinzaine de livres réalisés sur une trentaine d’année à un autre livre - certes très bon - uniquement car le sujet de l’homosexualité y est prégnant, c’est assez moche.
          Trouver au moins une exemple du même acabit.
          Fabrice Neaud, au delà de son homosexualité, fut un pionnier du journal intime en bande dessinée en France. Il faut lui reconnaitre toute la rigueur et l’abnégation avec laquelle il a su construire un travail d’une grande force et d’une grande justesse.
          Alors certes, vous pouvez ne pas aimer ses livres, mais vouloir le décrédibiliser d’un revers de mains et le réduire à l’auteur de BD de service qui parle d’homosexualité, est tout à fait indigne.
          Quant à savoir si il est dans le top 20, 50 ou 100... mais vraiment, est-ce bien sérieux ?
          On sait très bien que Fabrice Neaud est un auteur de niche. Et alors ?

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          • Répondu par Milles Sabords le 3 avril à  05:32 :

            Le Journal de Fabrice Neaud, c’est 4 albums entre 1992 et 2002, pas une quinzaines d’albums sur 30 ans, vous avez le raccourci facile. Vous oubliez dans votre décompte les séries grand public Nu-Men et Labyrinthus qui ont été des flop. Certes, Neaud a été parmi les précurseurs dans la mise en abîme de son quotidien à une époque ou l’homosexualité n’était pas un sujet de BD. Et La nuit mange le jour apporte une pierre de plus à l’édifice. Mais n’oubliez pas qu’en matière d’œuvre dans ce domaine, celle de Ralf König, beaucoup plus abondante, date de 1984 pour sa première édition en France.

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            • Répondu par ಠ_ಠ le 3 avril à  10:47 :

              Bon, comme d’habitude, vous faites exprès de répondre de travers pour vous conforter dans vos petites certitudes.
              Donc, on la refait.
              Je parle de son œuvre entière et non pas que de son Journal. Une œuvre c’est protéiforme et complexe et celle de Fabrice Neaud compte d’autres ouvrages que ceux-là.
              Par ailleurs, comparer ses livres à ceux de Ralf Köning... alors là vous planez ! Je ne vois aucun rapport entre les 2 œuvres si ce n’est le sujet de l’homosexualité. Et encore une fois vous réduisez une œuvre à un sujet. C’est assez malhonnête intellectuelement. D’autant qu’à part ce point commun, Fabrice Neaud et Ralf Köning n’ont rien à voir. Ils n’utilisent ni les mêmes registres, ni les mêmes ressorts narratifs.
              Quant à ses séries qui ont fait des flops... et alors ? Je ne vois pas le rapport avec mon propos...
              Encore une fois, vous pouvez ne pas aimer les livres de Fabrice Neaud, mais c’est tellement malhonnête de décrédibiliser son travail en le comparant à d’autres œuvres, bien différentes de la sienne, uniquement car un sujet commun y est tissé.

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              • Répondu le 5 avril à  15:38 :

                En gros, en quelques phrases Mille Sabords nous explique que Neaud n’est pas un auteur important mais seulement l’homosexuel de service et que la place était déjà prise par Ralph Koenig. C’est assez répugnant, mais ce n’est pas surprenant de sa part.

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                • Répondu par Milles Sabords le 6 avril à  07:27 :

                  J’expliquais simplement que Neaud n’est pas très connu, d’un grand public qui ne le cite jamais au panthéon des auteurs BD qui comptent. Son seul fait d’arme médiatique reste son Journal, à une époque où la mise en avant des communautés LGBT n’était pas à la mode. D’où mon parallèle avec d’autres œuvres sur le même thème, plus connues auprès du grand public. Malheureusement pour sa carrière, ses autres productions plus mainstream n’ont pas fonctionnées, et cela, comme beaucoup de personnes dans la profession. On a beau être très bon, s’il n’y a pas de succès commercial derrière, les éditeurs vous renouvelle moins leur confiance. Les éditeurs ne sont pas des mécènes, mais des entreprises, avec un chiffre d’affaires à faire tourner. À un moment, dans son cerveau, il faut savoir faire la part des choses entre donner son avis et vouloir se faire du « Milles Sabords ».

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                  • Répondu par ಠ_ಠ le 6 avril à  11:19 :

                    Ouh la la, tout ça est bien confus et vous semblez vous prendre vraiment très au sérieux mon cher ami.
                    Il faut savoir raison garder.

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                    • Répondu le 7 avril à  12:47 :

                      Déjà faudrait se mettre d’accord sur la notion de succès commercial ; la grande majorité des livres parus ne se vendent pas plus qu’à quelques centaines d’exemplaire. Si un auteur comme Neaud a pu continuer à publier, c’est que ses livres se vendent minimum à quelques milliers ; c’est déjà très bien et bien davantage que la plupart. Peut-être que pour vous ce n’est pas un « succès » et que Neaud reste un auteur inconnu du « grand public » (encore un terme qu’il faudrait définir), mais il est permis de ne voir dans vos remarques que ce qu’on y trouve habituellement : du dénigrement facile dicté probablement par votre jalousie.

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