L.L. de Mars est un auteur prolifique, élaborant une œuvre protéiforme. Il fait feu de tout bois depuis les années 1980, éditant, dessinant, écrivant, filmant, composant, à un rythme soutenu. Là où de nombreux auteurs s’essouffleraient, se répéteraient voire se caricatureraient eux-mêmes, lui a su se renouveler sans cesse. Comment ? Alliant réflexion et sensibilité, culture et dextérité, il a multiplié les projets tant individuels que collectifs, n’hésitant pas à expérimenter les formes et les supports, parfois de façon radicale.
Il est aisé de vérifier tout cela. Une grande partie du travail de L.L. de Mars est en effet accessible gratuitement en ligne, sur le site "Le Terrier". Ce site créé dès 1996 - une époque antique en matière de nouveaux médias - avait pour objectif de recueillir et diffuser les œuvres de la revue La Parole Vaine. Accueillant des dizaines d’artistes contemporains et leur travail souvent peu conventionnel, le site demeure sous la houlette de L.L. de Mars et connaît une partie de ses prolongements au sein de la revue critique et théorique de bandes dessinées Pré Carré.
"Le Terrier" comme la plupart des œuvres de l’artiste se trouvent sous "copyleft" et sont diffusés sous la Licence Art Libre. Ainsi, le livre Sous les bombes sans la guerre, pourtant édité par Tanibis et dont la jaquette a été façonnée à l’atelier des éditions A Morts, peut être partagé selon les termes d’une licence creative commons. Si la démarche reste rare et peut susciter le débat, notamment quant à la question des revenus des auteurs, elle a le mérite d’être en cohérence avec la carrière et les engagements de L.L. de Mars.
"Le Terrier" s’est adjoint plus récemment une maison d’édition, PPCBA, créée en 2013. Ses acteurs ont multiplié les publications (périodiques ou non) et les événements (spectacles et colloques notamment). Cela n’a cependant pas empêché L.L. de Mars de travailler avec d’autres éditeurs, comme The Hoochie Coochie, 6 pieds sous terre, Bicéphale ou dernièrement La cinquième couche et Tanibis. Il publie ainsi quatre livres en trois mois, entre février et avril 2017 : des ouvrages qui donnent un bon aperçu de ses choix graphiques et littéraires, mais aussi de son engagement vis-à-vis du monde de l’édition.
L’éditeur bruxellois La cinquième couche publiera en avril Docilités. Il s’agit en fait de la réédition d’un petit livre paru en 2010 chez Bicéphale et aujourd’hui épuisé. Dans cet ouvrage en noir et blanc et de format presque carré, L.L. de Mars se lance dans une réflexion métaphysique sur l’art, le pouvoir et la divinité. Suivant, pour développer sa pensée, le destin d’une famille de métallurgistes - les Waltz -, l’auteur développe un raisonnement ardu et appelant plusieurs lectures.
Un décryptage approfondi serait certes nécessaire. Autant se référer directement au propos de L.L. de Mars, tenu en décembre 2010. Comme le laissent présager les ronces de la couverture de Docilités, l’ouvrage peut paraître impénétrable. Mais les portes ouvertes sont en réalité nombreuses, car plusieurs niveaux de lectures se chevauchent. Un des angles à privilégier est sans doute celui de l’art. L.L. de Mars s’inspire de quelques peintres italiens du Moyen Age tardif et de la Renaissance, en particulier Ambrogio Lorenzetti. Il fournit une interprétation audacieuse de ses fresques siennoises intitulées Les Effets du Bon et du Mauvais Gouvernement (XIVème siècle).
Cet intérêt pour l’art se retrouve dans Museo Infinito, paru en février chez Ion édition. L.L. de Mars propose dans ce livre quelques extraits de ses carnets noircis lors de visites dans les musées d’Italie. Sa fascination pour l’art, notamment pour la Renaissance italienne, y apparaît dans toute sa splendeur. Car le dessinateur, au-delà d’un hommage, prolonge le travail des Anciens. C’est peu dire qu’il leur rend tous les honneurs mérités. Son trait se fait ici virtuose, atteignant la perfection dans le rendu des drapés et la souplesse des corps. Il parvient pourtant à conserver la spontanéité propre à l’exercice du carnet de croquis, rappelant ainsi que l’art comporte toujours une part d’inachevé.
L’ouvrage édité en mars par les Editions Tanibis est encore plus personnel et plus impressionnant. Personnel car il relève de l’intime, en évoquant la disparition inéluctable d’un père malade. Impressionnant car le graphisme se déploie cette fois-ci en couleurs et dans un format ample. Sous les bombes sans la guerre est un livre grave et douloureux, comme le parcours de quelqu’un en quête d’apaisement.
Il n’est pas seulement question de "faire le deuil" - l’expression est d’ailleurs devenue bien convenue. L.L. de Mars nous montre - et sa démonstration est aussi subtile, presque subreptice, que son dessin est brillant - qu’il s’agit moins d’oublier notre chagrin que d’accepter notre finitude. En réunissant confusément des éléments disparates qui ont fait la relation entre le père et son fils, l’auteur tente d’admettre ce qui paraît inadmissible. La disparition d’un être cher, qui plus est dans la souffrance et l’iniquité - injuste fatalité de la maladie -, est une déchirure qui ne disparaît jamais, et avec laquelle il faut apprendre à vivre.
Le père et le fils, figures centrales de Sous les bombes sans la guerre, sont pudiquement masquées par deux icônes de la bande dessinée populaire. L.L. de Mars reprend en effet les personnages de José Cabrero Arnal : Top le père (créé en 1935) et Pif le fils (créé en 1948). Nous retrouvons également Placid et Muzo (créés, eux, en 1946). Outre un léger effet de distanciation permettant de supporter la dureté du propos, ce choix correspond aussi à la mythologie familiale de L.L. de Mars. Son père avait en effet vendu dans sa jeunesse des journaux communistes sur les marchés, tandis que lui-même était lecteur du magazine Pif.
Sous les bombes sans la guerre tient à la fois de la bande dessinée et du livre d’art. Son tirage est d’ailleurs limité à quelques centaines d’exemplaires du fait du façonnage artisanal de la jaquette. Sous un aspect faussement brouillon, il cache ainsi un travail majestueux mêlant le noir profond à la couleur. "J’espère que vous trouverez, à sa lecture, un peu de l’intensité dans laquelle je l’ai réalisé." nous dit L.L. de Mars dans un court texte accompagnant son livre. C’est le cas, et le terme d’intensité sonne comme une évidence.
L.L. de Mars a par ailleurs publié en février Communes du livre, chez adverse édition, un petit livre essentiellement constitué d’un texte de lutte. Il y développe ses idées concernant l’édition et plus généralement la diffusion de l’art et de la culture. Sous-titré Propositions pour une réinvention de la diffusion des œuvres, gageons que ces lignes révolutionnaires - voire utopiques diraient ses détracteurs - pourraient susciter un vif débat. Promouvant un projet à la nature "inconditionnelle, radicale et entière", ce texte est stimulant, même si son auteur risque de se trouver fort peu d’alliés tant il multiplie les cibles. Chacun pourra en juger, l’ouvrage étant en accès libre sur le site de l’éditeur.
L.L de Mars, qui veut "en finir avec la docilité", poursuit en fait dans cet opuscule des réflexions menées dans le cadre du Syndicat des éditeurs alternatifs (association créée en 2014 regroupant aujourd’hui plus de quarante éditeurs de bande dessinée). Sa volonté est de s’émanciper des réseaux actuels de diffusion et de distribution, en échafaudant un nouveau système de circulation et de commercialisation des œuvres culturelles et artistiques. La référence à la Commune est consciente et assumée, l’idée étant de mettre en commun les énergies pour favoriser la circulation des petites productions.
Quelle unité trouver dans cette profusion de publications ? L’ensemble donne une impression chaotique, sublime et troublante. Il faut cependant multiplier les lectures et prendre le temps de la réflexion pour apprécier au mieux cette œuvre. Ce n’est cependant pas faire insulte à L.L. de Mars que d’écrire que son travail mérite de prendre le temps. Comme il l’écrit à propos de Sous les bombes sans la guerre, "c’est l’hétérogénéité qui compose les existences". Et c’est donc à chacun d’entre nous d’en rassembler les morceaux épars pour tenter de répondre à la question qui clôt Docilités : "Où est passée la vraie vie ?"
Voir en ligne : Le Terrier
(par Frédéric HOJLO)
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Museo Infinito - 15 x 19 cm - 40 pages noir & blanc - Ion Edition - parution en février 2017 - commander ce livre chez Amazon ou à la FNAC.
Communes du livre - 14,8 x 21 cm - 28 pages noir & blanc - adverse édition - parution en février 2017 - commander ce livre sur le site de l’éditeur ou le consulter gratuitement.
Sous les bombes sans la guerre - 24 x 33 cm - 52 pages en quadrichromie - Editions Tanibis - parution en mars 2017 - voir un aperçu en vidéo - commander ce livre chez Amazon ou à la FNAC.
Docilités - 24 x 25 cm - 44 pages noir & blanc - La cinquième couche (1ère édition épuisée chez Bicéphale éditions en 2010) - parution en avril 2017 - voir un aperçu en vidéo - commander ce livre chez Amazon ou à la FNAC.
A lire sur ActuaBD : 15 jours avant la fin du monde - Par LL de Mars - 6 Pieds sous terre éditions.
Consulter Le Terrier, site de L.L. de Mars, originellement un site du web artistique français fondé en 1996.
Consulter un entretien avec L.L. de Mars paru en 2010 chez nos confrères de du9.org à l’occasion de la première parution de Docilités.
Consulter une bibliographie détaillée de L.L. de Mars (peut-être exhaustive, mais le vérifier serait un travail de bénédictin).
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