Débutée en 1977 dans le Journal Tintin, la série Thorgal est vraiment celle qui a mis Jean van Hamme sur l’orbite des best-sellers de la bande dessinée. Il y a la qualité du scénariste, certes, sans doute le plus brillant de sa génération, qui a réussi à faire de « l’enfant des étoiles », un guerrier à la force et à l’intelligence hors normes, une figure quasi-mythologique. On y retrouve des éléments présents dans son Epoxy (1968), œuvre fondatrice, et dans les Corentin qu’il réalisa pour Paul Cuvelier : un souffle mythique voire mystique, servi par un dessin d’une rigueur académique mais aussi d’une sensualité picturale comme il n’en existait aucun d’autre à l’époque, et surtout pas dans le Journal Tintin.
Un dessinateur d’exception
On nous a souvent servi la fable d’un hebdomadaire régenté par Hergé. Si cela a été vrai quelques années, Cuvelier était le contre-exemple d’un créateur qui, contrairement à d’autres, échappait au canon de la Ligne claire bruxelloise. Mais Cuvelier était un personnage fantasque. Cet Ingres de la bande dessinée rêvait d’une carrière à la Aslan où il pouvait produire des illustrations de pinups très bien payées tout en lutinant ses modèles. Mort en 1978, il n’a jamais eu l’occasion d’accomplir ce désir. Greg avait bien senti le personnage, qui refila le dessinateur lensois au jeune Jean van Hamme qu’il couvait comme son successeur.
Arrive Grzegorz Rosiński, armé de pied en cap grâce à une solide formation académique classique et à une carrière d’illustrateur en Pologne qui faisait de lui un dessinateur très aguerri. Il apporte d’emblée la sensualité que Jean van Hamme avait trouvée chez Cuvelier, mais aussi une capacité à dessiner des ambiances et des décors éminemment naturalistes. Ses paysages de neige, ses puissantes montagnes, ses mers déchaînées sous la pluie battante, nul mieux que Rosiński ne pouvait porter Thorgal à un tel sommet. Dans les 29 volumes qu’il signe avec Van Hamme, il n’y a quasiment rien à jeter, tout est bluffant. Sous nos yeux se forge l’une des dernières grandes figures mythiques d’un XXe siècle qui n’en manquait pas pourtant. De la puissance et du sens, souvent servis par une couverture aux incontestables qualités picturales (la couverture de cet album est encore de lui). La série résista au déclin du Journal Tintin et s’installa comme une valeur sûre dans nos bibliothèques.
Une reprise honorable
Puis vint l’heure de la succession. Jean van Hamme passe le relais à Yves Sente, puis à Yann et, brièvement, Xavier Dorison, tandis que Rosiński passait le dessin à d’autres praticiens. Dont Roman Surzhenko qui, comme Rosiński, a reçu une solide éducation classique. Disons-le tout net : le Russe n’a pas la qualité du Polonais : ses ambiances sont moins fouillées, moins habiles et moins artistiques que celles de son mentor. Mais son dessin est solide, bien structuré, et son storytelling tient la route. Il lui manque ces quelques morceaux de bravoure, ces soli nécessaires à une œuvre ambitieuse. Est-ce la distance entre le scénariste et le dessinateur qui habitent respectivement la Belgique et la Russie qui empêchent cette fusion ? Une production trop abondante ? Ou simplement le fait que, comme Russe, il n’est pas baigné dans le marigot francophone et qu’il ne ressente pas la nécessité de tels morceaux de solo ? Toujours est-il que son dessin repose davantage sur les clichés graphiques et s’avère moins "observé" que celui de son prédécesseur.
En ce qui concerne le scénario, Yann est incontestablement un superbe raconteur d’histoires enchaînant les séquences avec habilité. Mais à force -et c’est l’apanage d’une série longue- on n’échappe pas au sentiment d’un tirage à la ligne. Ce qui chez Van Hamme, un obsédé de la séquence efficace, sans fioritures et sans gras autour, n’arrive quasiment jamais.
Il reste que cette jeunesse de Thorgal où se forge son amitié avec « Sveyn-le-bâtard » et où les Thorgal et Aaricia à peine adultes affrontent le terrible « Dent bleue », nous donne une aventure agréable à lire, qui respecte et perpétue dignement la série d’origine.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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