Une fillette passe la journée avec son cousin et vit de petites aventures, un jeune homme se retrouve embarqué dans une étrange histoire après sa rencontre avec un magicien, un marin infidèle séduit une riche dame pour deux jours d’escale... Nous pourrions tenter de résumer les récits qui composent Lucarne de Joe Kessler, mais ce serait un peu vain. Car chacun d’entre eux se prête à de multiples interprétations et semble sans rapport avec les autres.
Les cinq histoires de ce recueil édité par L’Association en mars 2019 et auparavant publiées pour certaines sous forme de fascicules chez Breakdown Press, maison d’édition co-fondée par l’auteur, ne répondent pas à la volonté de suivre une ligne thématique ou de creuser une même question fondamentale. De l’anecdotique au fantastique, elles balaient les genres et cassent les codes, sont emportées par un souffle épique et s’arrêtent brutalement, provoquent l’incompréhension et suscitent la curiosité.
Pour apprécier Lucarne, il faut aimer se perdre dans la lecture, ne pas forcément attendre une révélation et accorder à l’ouvrage le temps de faire son œuvre. Le mystère pousse à la relecture, même s’il ne s’agit pas de résoudre une enquête ou de lever le voile sur un pan de vie. Lire et relire pour envisager, au moins partiellement, les différentes facettes de récits bien plus complexes qu’ils n’y paraissent. Et se laisser aller aux sensations, variables selon les conditions de ladite lecture.
Les récits de Lucarne ne sont pas pour autant déconnectés les uns des autres. Une force les réunit vigoureusement : celle de la couleur. C’est en effet ce qui marque de prime abord, ce qui reste en tête le plus longuement et ce qui explique sans doute la sélection au prochain Festival de la bande dessinée d’Angoulême : Joe Kessler fait un usage surprenant, audacieux et pour le moins original de la couleur. Ne nous y trompons d’ailleurs pas : malgré l’aspect « jeté » de certains dessins, l’auteur est un travailleur inlassable et remet sur le métier un grand nombre de fois chaque image.
Souvent utilisées à contre-emploi, franches et vives ou mêlées et sombres, les couleurs sont dans Lucarne un mode d’expression en soi. Déstabilisant, ce mode d’expression ne livre pas ses clés de compréhension. Les couleurs peuvent en effet traduire autant des atmosphères que des sensations, des sauts temporels que des sentiments, des points de vue que des transformations. Parfois explosives, parfois apaisées, elles sont à la fois le support de la narration et la narration elle-même.
L’œil doit s’habituer pour permettre au cerveau de décrypter l’essentiel et tirer quelque plaisir de la lecture. Mais la patience est récompensée par l’émerveillement et le dépaysement. En brouillant les pistes - multiplicité des points de vue, temporalités troubles - et en suggérant une vision renouvelée du monde - compositions savantes et changeantes, couleurs chamboulées mais socles de l’œuvre - remettant en cause les codes mêmes de la bande dessinée, Joe Kessler ose, et c’est revigorant.
(par Frédéric HOJLO)
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Lucarne - Par Joe Kessler - L’Association - édition originale : Windowpane, Breakdown Press, Londres, 2018 - traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Matthias Rozes - lettrage de Joe Kessler - 13,5 x 18,7 cm - 272 pages couleurs Pantone - couverture souple avec rabats - parution le 8 mars 2019.