Il y a un peu plus d’un an, notre chroniqueur avait salué la parution de Mégafauna (T. 1 dorénavant), ne regrettant qu’une chose : qu’il ne soit qu’un one-shot [1]. À tort au final, car voilà un second volume, tout aussi réussi.
Nicolas Puzenat nous plonge à nouveau dans un Moyen-Âge fantastique et fantasmé, en 1506. Nous y retrouvons, 18 ans après, ce monde coupé en deux par une muraille, séparant les Nors, descendants de Néandertal, des Mêrogs, descendants des sapiens, comme si notre humanité se trouvait confrontée à celle de ses débuts, passionnante confrontation. Durant ces 18 années, la situation a cependant bien évolué, Timoléon le sapiens s’est marié avec Gasgar, reine des Nors, sauf que ceux-ci ont été chassés du pouvoir par les terribles Guérisseuses. C’est à reprendre ce pouvoir que part Brumel, fille métisse de Gasgar et de Timoléon, accompagnée du fidèle ami de ce dernier, Pontus.
Amateurs d’heroic fantasy, de couleurs criardes et de femmes aux poitrines opulentes, passez votre chemin. Ici règnent les couleurs douces, les personnages difformes (pas toujours). On retrouve, par contre, l’imagination débordante d’un auteur, créateur d’un monde, de personnages et d’animaux fantastiques (bel hommage au Moyen-Âge soit dit en passant). Le télescopage avec une certaine science-fiction est la vraie réussite (une sorte de science-fiction du passé), ouvrant un espace de réflexion multiple. L’air de rien, le temps d’une aventure picaresque, des questions essentielles de notre époque sont posées : le rapport à la nature, l’ouverture aux autres, la délimitation de l’espèce humaine [2], l’inventivité des différentes cultures [3], la propension de la nôtre à se bâtir des murs [4], la quête de la beauté et sa représentation. Subtilement, N. Puzenat nous livre par exemple une réflexion sur l’art de cette fin du Moyen-Âge, en quête de réalisme, sacrifiant le fond à la forme (selon le propos d’un des protagonistes).
Ce double portrait n’est évidemment pas sans rappeler celui des Ambassadeurs d’Hans Holbein. Disons-le, les sapiens, c’est-à-dire nous, n’ont pas le beau rôle ayant détruit la nature, sa flore et sa (mega) faune : "ils voient tout de travers".
Point de manichéisme pour autant, les Nors, certes plus respectueux de la nature, ne sont pas tous des saints et la lutte pour le pouvoir y semble tout aussi féroce. Si l’histoire est peut-être plus difficile à suivre, et si l’on regrette la disparition de nos deux "héros" (Timoléon est mort visiblement alors que Pontus s’en va vers les Amériques), on a pris le plus vif plaisir avec cet album, à la fois ludique, drôle et profond.
(par Philippe LEBAS)
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[1] Voilà les propos exacts de Tristan Martine : "Si l’on devait exprimer un seul regret, c’est que l’auteur nous propose un one-shot, alors que l’univers créé est infiniment riche et se prêterait aisément à de multiples aventures, tant le souffle épique, l’efficacité graphique et l’intelligence du propos nous transportent loin".
[2] On pense ici à l’ouvrage éponyme de Robert Antelme.
[3] Qui s’appuie sans nul doute sur des lectures en anthropologie, depuis, entre autres, Jean Malaurie et ses Inuits, qui, comme comme la tribu des Verlages dans cet ouvrage, offraient leurs morts "aux animaux, pour qu’il se nourrissent de nous comme on se nourrit d’eux", en passant par Philippe Descola, qui parle aussi de cette possible réciprocité entre humains et non-humains.
[4] Depuis la chute du mur de Berlin en 1989, on n’a jamais autant bâti de murs et de clôtures, qui couvrent à peu près 10% des frontières terrestres selon le spécialiste de ces dernières Michel Foucher.