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Michel Dufranne (ODESSA) : "J’essaye d’écrire de la bande dessinée, pas une thèse."

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 21 mai 2013                      Lien  
À l'intérieur-même d'une famille, trois frères connaissent un destin différent au cours de la Seconde Guerre mondiale. L'un d'entre eux a embrassé l'idéal national-socialiste et collaboré avec les nazis. À la Libération, il est donné pour mort, mais sa mère sait qu'il est vivant... Rencontre avec le scénariste de la série ODESSA, l'homme de Télé et de radio, le Belge Michel Dufranne.
Michel Dufranne (ODESSA) : "J'essaye d'écrire de la bande dessinée, pas une thèse."
ODESSA T1 par Peka & Dufranne
Ed. Casterman

Comment vous est venue l’idée de ce diptyque ?

C’est une longue histoire… Je passe sur mon intérêt pour la Deuxième Guerre mondiale et mon histoire familiale. Initialement, la réflexion sur O.D.E.S.S.A. était menée avec Ignacio Noé (Chroniques de Sillage, Helldorado...). Nous nous étions rendus compte que l’Argentine et la Belgique étaient liées par trois événements majeurs : des ventes de trains, un match de foot en ouverture de la Coupe du monde et… la fuite de nazis et de collaborateurs pendant et après la Seconde Guerre mondiale.

L’idée a donc germé d’écrire un projet concernant la "nébuleuse" O.D.E.SS.A., filière d’évasion des nazis. Malheureusement, notre projet n’a pas trouvé un accueil favorable chez les éditeurs avec lesquels je collaborais. Ignacio est parti vers d’autres récits et moi, j’ai conservé l’idée tout en réécrivant l’histoire, car j’étais en pleine écriture de "Triangle Rose" et du quatrième tome de "Souvenirs de la Grande Armée " et il me semblait que certains éléments narratifs suivaient trop la même voie.

On peut savoir quels sont ces éléments familiaux qui vous ont influencé ?

Mon paternel était adolescent en 1944 dans les faubourgs d’une ville nommée Bastogne… Toute mon enfance a été bercée de récits de guerre, mais jamais du point de vue militaire, toujours d’un point de vue humain. Chaque année, j’ai parcouru de long en large, comme dans une sorte de pèlerinage, les lieux de la Bataille des Ardennes. Je suis incapable de parler des faits militaires de la bataille, mais je peux en revanche indiquer précisément où la vache du fermier untel a explosé sur une mine, où mon grand-oncle a confondu les yeux d’un jeune allemand mort avec des billes, etc. Et, ici, je me limite au premier cercle ; en élargissant, je croise une enfant des Lebensborn [1] , celle des résistants exécutés car trahis par des collabos, etc. Bref, toute réunion familiale commençait ou se terminait par des moments d’Histoire vus par le petit bout de lorgnette.

Devenu père, j’aime aussi cette idée de faire partager à mes gamins cet héritage… Et les grand-pères et arrière-grand-pères y trouvent aussi leur compte. À la lecture de "Triangle Rose", un membre de ma famille m’a dit "- Maintenant c’est fait, n’en parlons plus…", à celle de "O.D.E.SS.A." mon grand-père m’a appelé en larmes pour me dire "Je vois bien de qui tu veux parler".

ODESSA T2 par Peka & Dufranne
(c) Casterman
ODESSA T2 par Peka & Dufranne
Ed. Casterman

La période est peu documentée, en particulier en Belgique. Vous avez voulu montrer comment dans une même famille les destins étaient partagés. Quelle était votre intention ?

J’essaye d’écrire de la bande dessinée, pas une thèse. La période est suffisamment couverte par de la documentation pour peu que l’on cherche et qu’on ne se contente pas de lire en VF des ouvrages parus exclusivement au XXIe siècle chez de grands éditeurs. Mes intentions étaient multiples : Essayer de proposer un récit qui se lise bien et ne ressemble pas à un collage de références ; rendre hommage à la littérature de "mauvais genre" d’après-guerre que l’on oublie trop souvent, happés que nous sommes par le flux de nouveautés, alors que les auteurs polar de l’époque proposaient dans leurs récits "populaires" bien plus d’éléments historiques réels que ne le font certains livres "érudits" actuels qui se contentent de ressasser des poncifs... ; enfin, évoquer les deux questions qui sont celles que l’on retrouvent dans tous mes livres : le choix et le rapport entre Histoire et Souvenirs.

Nous vivons une époque où nous pensons tout connaître et où nous nous permettons de juger sur des brides d’informations, car celles-ci nous ont été distillées dans une excellente scénarisation volontaire ou non. Je désirais évoquer cette difficulté de choix et d’engagement.

Le personnage principal, une vraie tête à claques, est d’une certaine façon mon interprétation du lecteur d’aujourd’hui : il croit savoir et son jugement est fait, mais quand on lui propose une autre interprétation des choses il se prend une claque.

Une anecdote m’a fort marqué en "début de carrière" : lors d’une de mes rares séances de dédicaces de "Souvenirs de la Grand Armée", un lecteur m’explique avec véhémence que je me trompe lourdement sur un élément évoqué dans l’album et que toutes les sources lui donnent raison ; lorsque je lui dit que toutes les sources françaises lui donnent raison, mais que l’élément évoqué vient de la lecture des historiens russes, il s’est décomposé devant moi et m’a gratifié d’une phrase admirable "Je pensais avoir tout lu et vous me faites prendre conscience que je n’ai jamais imaginé que les ’ennemis’ aussi avaient écrit sur la période". Sur "O.D.E.SS.A." ou "Triangle Rose", j’ai le même genre de retours : "je ne savais pas que…" ou "dans ma famille aussi…" Il suffit d’un ou deux commentaires comme ceux-là et j’ai l’impression - narcissique - d’avoir fait quelque chose de bien.

ODESSA T2 par Peka & Dufranne
(c) Casterman

Votre dessinateur est Serbe, comment a-t-il perçu votre histoire ?

Peka est un survivant, un gars qui a survécu au cœur d’une guerre fratricide et qui en garde des stigmates. Si certains éléments spécifiques lui échappent certainement, les problématiques générales – et humaines – du déchirement familial, de l’engagement, de la collaboration/trahison et surtout de la reconstruction, lui parlent évidemment encore plus qu’à moi et de façon plus viscérale.

Personnellement, la guerre c’est un truc à la TV, dans des livres ou des jeux vidéo, survivre c’est garantir que mon frigo est plein de choses superflues et se reconstruire c’est accepter des déceptions professionnelles… Lui, par contre, connaît le poids d’un fusil et le prix de la haine.

Votre conclusion laisse un peu le lecteur sur sa faim. On a envie d’en savoir plus sur l’organisation ODESSA. Est-ce que ce titre était celui qui convenait à l’album, finalement ?

Un titre reste un titre… Mais, une fois la mythologie O.D.E.SS.A. nettoyée, une fois l’imaginaire de Forsyth supprimé, tout est dit dans les albums sur O.D.E.SS.A. Origine du nom, objectifs, mode de fonctionnement, "dénazification", remise en contexte, etc. Donc, oui, le titre a tout son sens (même si on me parle souvent du port ukrainien). Après, que le récit ne corresponde par à l’imaginaire collectif c’est une autre question…

Vous désignez clairement l’Église de Rome comme l’un des instruments de cette filière. Quel a été son rôle exactement ?

Je ne désigne pas l’Église de Rome, je désigne certains membres de l’Église romaine. La nonciature de Madrid est une plaque tournante du transfert vers l’Argentine ; il suffit de regarder l’odyssée qui permet à Ante Pavelić de transiter par Rome avant de rejoindre l’Argentine de Peròn d’identifier le rôle actif d’une partie de l’Église romaine dans le fuite "d’amis" vers des contrées "amicales".

ODESSA T2 par Peka & Dufranne
(c) Casterman

Votre héros est dans l’idéal, je veux dire que son idéal n’est pas récompensé. Il n’y a pas de place pour les idées généreuses dans la vie ?

Il y a, heureusement, de la place pour les idées généreuses dans la vie… mais il faut accepter d’en payer le prix. Le bon travailleur sera toujours plus spolié et écrasé que le tire-aux-flancs opportuniste ; le créateur d’idées sera toujours plus humilié, critiqué ou rabaissé que celui qui sert la soupe… Les combats sociaux sont aujourd’hui méprisés, "intellectuel" est devenu un insulte… Mais humainement, ça vaut la peine d’être en marge du troupeau et d’essayer de défendre des idéaux et des idées généreuses.

Vos projets ?

Continuez à être un père aimant et attentif tout en continuant à bien tenir mon rôle de "Monsieur Mauvais Genres" en TV et radio. Quant à la bande dessinée, mes projets ne dépendant pas de moi, j’espère que certains me feront (encore) confiance comme scénariste…
Propos recueillis par Didier Pasamonik

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

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En médaillon : Michel Dufranne. Photo DR / RTBF

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[1Enfants de filles-mères de "race aryenne", remis à des familles de SS, suivant de la politique nataliste du régime nazi. NDLR

 
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