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Patrizia Zanotti (co-commissaire de l’exposition Hugo Pratt, Pinacothèque de Paris) 2/2 : « Toucher à un mythe comme Corto, ce n’est pas facile ! »

Par Florian Rubis le 2 avril 2011                      Lien  
La conservation de l’œuvre d’Hugo Pratt et son renouveau passent-ils nécessairement par une reprise de la série {Corto Maltese} ? Patrizia Zanotti, qui préside à ses destinées, nous répond à ce sujet…

Nous avons parlé à plusieurs reprises de la Cong SA. Peut-être serait-il enfin temps de donner, une bonne fois, l’explication du nom de la société détentrice des droits d’Hugo Pratt ? Que signifie Cong ? L’auteur de Corto Maltese m’ayant donné sa version, je souhaiterais avoir la vôtre, afin de comparer…

[Rires.] Eh bien, c’était un acronyme. Il est vrai que, quand il a fondé sa société, nous nous sommes trouvés en face d’un comptable qui nous a demandé son nom. Et il n’avait pas du tout pensé à ça ! [Rires.] Ça ne lui venait pas à l’esprit… Donc C, c’était pour « comics », O pour « organisation », afin de créer une organisation, N pour « news », pour tout ce qui allait paraître new [nouveau], et le G, c’est pour « gold ». Pour que tout ça rapporte de l’argent. Je ne sais pas si c’est la même version ?

Si, mais il insistait particulièrement sur le G, pour lequel il apportait une précision supplémentaire : « Looking for gold »…

Voilà ! [Rires.] Et, donc, ça part de là !

Oui, l’obsession narrative de la chasse au trésor, de L’Île au trésor de Stevenson en passant par Jack London, orpailleur au Klondike : les versions concordent…

Donc, c’est bien ! [Rires.]

Patrizia Zanotti (co-commissaire de l'exposition Hugo Pratt, Pinacothèque de Paris) 2/2 : « Toucher à un mythe comme Corto, ce n'est pas facile ! »
À la fin de sa vie, Hugo Pratt accomplit un voyage dans le Pacifique, sur les traces de son maître écossais Robert Louis Stevenson. Ce périple aboutit à la publication du livre illustré « J’avais un rendez-vous ». Où figure cette aquarelle.
© 1994 Cong SA, Lausanne

Pouvons-nous maintenant parler de la Lizard Edizioni, la maison d’édition de bandes dessinées fondée en Italie par Hugo Pratt ? Qu’y devient-elle ? Car elle y a été vendue…

Eh bien, la Lizard a été rachetée par Rizzoli. Et je dois dire qu’ils sont en train de faire un travail magnifique. Parce que, avec la puissance d’une grande maison d’édition, cela donne un peu plus de force, dans la communication, dans les ventes, dans la promotion. En outre, Rizzoli est une maison d’édition liée au Corriere della Sera, le principal journal italien…

Peut-être faut-il préciser qu’Hugo Pratt a été lié à son groupe de presse, entre autres au travers de sa collaboration dans les années 1960 avec le Corriere dei Piccoli ?

Oui. C’est en quelque sorte un retour. D’autant que la Milano Libri, éditeur de la revue Corto Maltese en Italie, a été rachetée par Rizzoli. C’était donc un peu logique. Moi, pendant quinze ans, j’ai géré cette petite maison d’édition, mais avec des réalités très dures auxquelles faire face parfois. Au lieu de se consacrer à l’éditorial, on est toujours plutôt focalisé sur les comptes, sur les problèmes, etc. Et là, maintenant, je suis associée à leurs initiatives, par le biais d’un contrat de collaboration. Et c’est vrai qu’ils portent une attention particulière à l’œuvre de Pratt. Ils viennent de faire l’intégrale des Scorpions

Planche originale très représentative de l’art expressionniste en noir et blanc et du dessin axé sur le mouvement d’Hugo Pratt, dans "Et d’autres Roméos et d’autres Juliettes" (épisode des « Éthiopiques »).
© 1973 Cong SA, Lausanne

Au niveau des autres ayants droit, les enfants d’Hugo Pratt, est-ce que cela se passe dans la conciliation ? Sont-ils d’accord avec ces évolutions ?

Oui. Ils font partie de la Cong. Ils sont présents dans son conseil d’administration. Voilà, oui !

Couverture initiale de « Fable de Venise ».
© 1981 Cong SA, Lausanne/© 1981 Casterman


Par ailleurs, où en est le projet de La Casa di Corto Maltese [La Maison de Corto Maltese] à Venise ?

Elle vient d’ouvrir. Je ne l’ai pas encore vue. Je trouve que l’initiative de sa fondatrice, une femme, est assez amusante ! Car elle a vraiment voulu créer un endroit dédié. Et maintenant, on va voir ! Parce que cela peut vraiment être un lieu où l’on peut faire des expositions. Où l’on peut présenter des choses ou montrer des livres. C’est petit, mais avec du charme !

À propos de livres, est-il concevable qu’une partie de la fameuse bibliothèque d’Hugo Pratt finisse par atterrir là-bas ?

J’espère bien ! Mais, le problème, avec la bibliothèque d’Hugo, c’est qu’il y a pas mal de livres. C’est un espace un peu petit pour le moment. Donc, c’est une question d’organisation. Parce que ce serait un lieu idéal. Bien sûr !

Un moment, ne parlait-on pas de l’abriter dans un endroit situé à la Giudecca, aussi à Venise ?

La Casa di Corto Maltese est un lieu différent de celui pressenti un temps à la Giudecca. Là, c’était plutôt l’idée de faire un musée. Mais, ce sont des initiatives qui s’enclenchent et, ensuite, ne se concrétisent pas forcément. Tandis que, La Casa di Corto Maltese, c’est une réalité. C’est vrai que l’on peut y trouver différentes choses, un peu de merchandising et d’autres choses.

Ne serait-ce quand même pas formidable de pouvoir enfin regrouper, à nouveau, après Grandvaux, en un lieu unique, la globalité de la bibliothèque d’Hugo Pratt, en particulier pour faciliter le travail des chercheurs ?

Oui. Mais vous avez connu la bibliothèque de Pratt dans sa maison suisse et ses dimensions. Vous savez donc que, dans une petite maison à Venise, on n’aurait pas la place de le faire ! On doit faire le choix de certains livres à présenter.

Puisque nous en parlons, qu’est-il advenu de la maison de Grandvaux ? Et quel pourrait être l’avenir pour la totalité de la bibliothèque ?

La bibliothèque, nous l’avions prêtée au festival helvétique de Sierre. Donc, elle était abritée dans un lieu propice. Malheureusement, le festival a fait faillite. Heureusement, nous avons pu récupérer toute la bibliothèque. Maintenant, tout est stocké. Donc, c’est un problème pratique.

Aquarelle issue de « Saint-Exupéry – Le Dernier Vol », une bande dessinée de commande, à la base, transformée par Hugo Pratt en récit plus personnel.
© 1994 Cong SA, Lausanne

Qu’en est-il de la maison de Grandvaux ?

La maison a été vendue. Parce que, malheureusement, nous ne pouvions pas la transformer en une fondation ou autre, pour des problèmes géographiques et stratégiques.

Elle a donc été acquise par un particulier ?

Oui, c’est un architecte canadien.

Cela ressemble un peu à l’une des diverses versions, parfois un peu divergentes, de l’achat de cette même maison par Hugo. Il avait peut-être des problèmes de mémoire dans ses dernières années…

Non. Mais non. C’est son envie de jouer. C’était un jeu !...

Vers une nouvelle jeunesse pour Corto, avec la reprise de la série ? Couverture initiale de « Corto Maltese – la Jeunesse », au titre inspiré par Joseph Conrad.
© 1985 Cong SA, Lausanne

Pour des impératifs commerciaux et artistiques cumulés, notamment de pérennité de l’œuvre, la logique voudrait qu’il y ait une reprise de Corto Maltese ? Où en est-on à ce sujet ?

On n’en est nulle part pour le moment ! Il est vrai que Pratt lui-même était d’accord pour une reprise. Mais, toucher à un mythe comme Corto, ce n’est pas facile ! Il faut vraiment que l’on trouve le bon scénario ou le bon dessinateur avant de s’engager dans cette voie, qui est très risquée !

Apparemment, des dessinateurs de renom auraient néanmoins été abordés, comme Enrico Marini ou Joann Sfar, par exemple ? S’il y en a eu d’autres, n’hésitez pas à nous les citer…

Non, non. Quand nous allons commencer, je pense que nous allons contacter des gens qui aiment l’œuvre de Pratt, avec un souci porté sur le scénario.

En ce qui concerne le graphisme, se dirigera-t-on vers quelqu’un proche de l’école d’Hugo Pratt ?

Ça, il y a deux choix possibles ! Soit prendre quelqu’un qui imite quelque part. Mais je serais plutôt favorable à quelqu’un qui propose sa propre interprétation graphique, juste pour ne pas faire de confrontation, et aller dans le sens du style de Pratt, qui évoluait aussi constamment dans son graphisme au cours de l’élaboration de la série Corto Maltese. Ainsi, entre le premier et le dernier des albums, il y a un mouvement certain. Donc, on peut continuer.

A la demande de Madame Silvina Pratt, fille de l’artiste, nous publions le "Droit de réponse" suivant :

Droit de réponse pour l’article de Florian Rubis et Mme Zanotti sur ActuaBD.com à propos de l’exposition sur Hugo Pratt à la Pinacothèque de Paris.

Je voudrais commencer ce droit de réponse par deux points :
1. Nous, enfants d’Hugo Pratt, n’avons pu récupérer à la suite de la disparition de notre père aucune de ses œuvres originales et nous nous réservons le droit de déposer plainte pour vol ou détournement si nous n’obtenons pas d’explications sur les raisons de cette situation et si nous n’obtenons pas restitution d’une partie au moins de ces originaux.

2. Et par un court extrait de la déclaration du journaliste Francesco Verni qui, comme d’autres nombreuses personnes, ont pu constater et témoigner de la disparition des nombreuses œuvres de mon père depuis plusieurs années maintenant.

« ...L’expérience acquise quant au travail d’Hugo Pratt m’avait convaincu qu’Hugo Pratt lui-même était extrêmement jaloux de ses propres originaux, s’il faisait un libre commerce de ses aquarelles ou de dessins de commande, il n’avait de sa vie jamais cédée ou vendu aucune planche ou bande dessinée originale, encore moins quand il s’agissait des histoires de Corto Maltese. Ceci peut être vérifié par le fait que lui-même a racheté lors d’un voyage en Argentine, tout ce qu’il avait dessiné, et plus encore, il a racheté très cher toutes les bandes de « La Ballade de la mer salée » à Ivaldi Editore. Je tiens à préciser que des bandes dessinées de Pratt on trouve et trouvait des quelques planches de ses premiers travaux comme « l’Ombre », beaucoup de planches de sa période argentine, et quelques histoires du « Corriere dei ragazzi », revue qui ne rendait pas les originaux publiés. Puis, début 2006 j’ai trouvé sur le site romain « Spazio Corto Maltese », lié d’une certaine manière à la « Lizard » éditeur, un dessin préparatoire d’Hugo Pratt qui représentait un jeune homme à cheval et quelques indiens qui, si ma mémoire est bonne, était une étude pour la couverture de la revue « Sergente Kirk ».
Ceci m’a beaucoup surpris, mais plus encore, quand, à la première vente publique consacrée aux originaux de la BD par la Little Nemo de Turin, ont été mis en vente divers originaux de Pratt, surtout une planche (j’ai su qu’ils en avaient d’autres à disposition), de « Fable de Venise » de Corto Maltese, celle où Corto parle avec l’esprit d’Arlequin Batocio. La chose s’est sue, je me souviens début septembre 2006, tandis que la vente a eu lieu les 24 et 25 novembre à Milan.
Ma première idée, parce qu’aussi des amis m’avaient dit qu’il ne restait plus aucune histoire complète...
 ».

Depuis son décès, en effet, nous, ses enfants et actionnaires minoritaires de la société Cong n’avons cessé de demander à Mme Zanotti des informations concernant le sort qu’elle avait réservé à toute l’œuvre d’Hugo Pratt, ce à quoi elle a toujours répondu qu’elle avait été vendue en grande partie à des collectionneurs anonymes et c’est encore ce qu’elle déclare concernant tout le matériel exposé à la pinacothèque. Nous n’avons jamais eu aucun renseignement concernant ces supposées ventes et encore moins sur ces collectionneurs anonymes. D’après ses dires, la société Cong ne possédait que deux originaux, ce qui a été démenti il y a quelques temps, après un jugement rendu à Venise et qui a pu « retrouver » plus de 400 dessins et aquarelles détenus par Cong S.A., autant dire par Mme Zanotti.

Dans votre article, Mme Zanotti déclare que nous faisons partie du conseil d’administration et que nous sommes d’accord avec les décisions qui y sont prises. Je ne peux que contester puisque, là encore, nous nous n’avons jamais cessé d’être en désaccord avec leurs décisions, mais étant minoritaires, nos revendications n’ont à ce jour jamais été prises en compte. Je rappelle que nous avons au moins encore les droits moraux et malgré cela, toutes les décisions concernant le travail de mon père sont prises sans aucune concertation préalable, de même qu’aucune invitation ne nous est parvenue de la Pinacothèque pour cette belle exposition.

Étant donné la situation dans laquelle nous nous trouvons, et après avoir été aussi longtemps méprisés à tout points de vue, il me semble indispensable, après la lecture de votre article, de remettre les choses au clair en mon nom, celui de mes trois fils, et au nom de mon frère Jonas Pratt et de ma sœur Marina Pratt, en vous remerciant de m’avoir laissé l’opportunité de le faire.

Bien à vous tous.

Silvina Pratt

(par Florian Rubis)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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En médaillon : couverture du catalogue (détail) © 2011 Florian Rubis

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Le voyage imaginaire d’Hugo Pratt (Catalogue de l’exposition à la Pinacothèque de Paris) - Par Marc Restellini, Thierry Thomas, Patrizia Zanotti & Patrick Amsellem – Casterman – 104 pages, 20 euros

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