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Angoulême 2024 : Moto Hagio, autrice fantastique et galactique du shōjo aux références très littéraires 1/2

Par Florian Rubis le 25 janvier 2024                      Lien  
Sort partagé avec d’autres collègues stars féminines du shōjo manga, Moto Hagio ne voit longtemps qu'une infime partie de son œuvre traduite en Français. Son retour en France, en tant qu'invitée à Angoulême, coïncide cependant avec les sorties ou rééditions de titres importants. C'est le cas chez Akata, qui fête ses dix ans, partenaire d'une exposition rétrospective angoumoisine. "Le Clan des Poe", dont l'éditeur publie la suite, et "Confidences d'une prostituée" de Takao Saitō, de sa collection Héritages sont en lice pour la Sélection du Patrimoine 2024 du festival. Glénat, qui avait commencé à enfin mieux faire connaître la mangaka en 2013, réédite aussi d'intéressantes anthologies. Nous y revenons dans un article en deux parties.

L’attractivité et la place prises par le manga sur le marché du franco-belge font que, chaque année désormais, le festival d’Angoulême reçoit plusieurs de ses figures emblématiques. Ainsi, parmi les trois artistes signant les affiches en 2024, avec Ryad Sattouf et Nine Antico, Hiroaki Samura (L’Habitant de l’infini, Casterman) a été sollicité. Lui et Shin’ichi Sakamoto (Innocent), qui revisite le mythe de Dracula (voir DRCL chez Ki-oon), y sont exposés et vont y intervenir.

Après Annecy en 2023, le réalisateur de japanimation Rintarō (Shigeyuki Hayashi) en fait une étape d’une tournée en France et en Belgique. Nous en reparlerons vite, ainsi que de sa passionnante autobiographie Ma vie en 24 images par seconde. Publiée par Dargaud/Kana, elle fait découvrir de l’intérieur le monde des pères de l’anime au cinéma et à la télévision au Japon et celui de grands mangakas qu’il a adaptés, Osamu Tezuka ou Leiji Matsumoto (Akira Matsumoto, alias...) en tête.

Moto Hagio, autrice phare du shōjo, sera donc là aussi pour une master class au théâtre d’Angoulême et des dédicaces, ainsi qu’une exposition rétrospective qui lui sera consacrée, se voulant « d’exception ». Elle devrait comporter un grand nombre d’originaux et sera visible au musée (de la ville) d’Angoulême, en partenariat avec l’éditeur Akata. Un catalogue a été annoncé. Espérons toutefois une plus large diffusion que les années précédentes pour ce type de publications d’exposition du festival...

Il faut dire que le shōjo, censé longtemps s’adresser d’abord au public adolescent féminin, l’un des trois segments éditoriaux principaux du manga, avec le shōnen, pour adolescents masculins, et ce qui deviendra le seinen (pour adultes), focalise d’ordinaire moins l’attention en Occident. Les éditeurs francophones continuent à traduire relativement peu ses classiques, présents et passés. Même si, reconnaissons-le, il a déjà été dans le viseur des organisateurs lors d’éditions précédentes du festival. Ainsi, notamment, en 2001, une exposition à l’Hôtel de ville d’Angoulême contribuait à mieux le faire connaître. La venue en 2011 de Riyoko Ikeda (La Rose de Versailles), que nous avions rencontrée en cette occasion, y avait marqué les esprits.

Durant l’après-guerre, le shōjo va demeurer un bon moment l’apanage d’artistes hommes. Moto Hagio ne comptera parmi ses grand noms que plus tard - l’équivalent masculin d’un Osamu Tezuka. En attendant, le père d’Astro et ses confrères du groupe de mangakas Tokiwasō en renforcèrent certaines traditions, dont celle de la figure du garçon manqué [1].

Comme dans d’autres secteurs, le succès rencontré par Osamu Tezuka renforce cette prédominance masculine. Ainsi, le thème de Princesse Saphir (Ribon no kishi, 1953), qui fascina Moto Hagio petite, devait influer durablement sur le genre, avec les aventures d’une épéiste habillée en garçon évoluant dans un royaume d’opérette. Il découle chez lui des influences croisées de la revue de théâtre musical de femmes jouant des rôles masculins de sa ville d’enfance de Takarazuka et de récits de bretteuses travesties du onna engeki, remontant aux années 1920.

Angoulême 2024 : Moto Hagio, autrice fantastique et galactique du shōjo aux références très littéraires 1/2
"Le Clan des Poe" (couverture du tome 2)
© 2024 Moto Hagio & Akata

Moto Hagio, avec ses collègues de la génération dite du « Groupe de l’An 24 », nommé ainsi en raison de l’année de naissance de plusieurs d’entre elles, 1949 (c’est-à-dire la vingt-quatrième année de l’ère Shōwa du règne de l’empereur Hirohito), sont réputées pour avoir « révolutionné » le shōjo.

Dans la décennie de la fin des années 1960 à celle des années 1970, elles ont réinvesti pour leur compte son champ de création en lui donnant une forme plus moderne. Cela permit au shōjo de rayonner au-delà de son lectorat-cible habituel, composé de jeunes filles.

Le Groupe va chercher à s’émanciper du carcan des stéréotypes entretenus par une direction éditoriale patriarcale, soucieuse de vendre du papier. Peu à peu, s’estompent les exigence de devoir dessiner des figures féminines dotées de grands yeux, aux traits fins et aux corps graciles, parées de vêtements à la mode.

La rupture ne survient toutefois pas sans une certaine continuité par rapport aux bluettes à l’eau de rose d’avant. Les autrices ne rejettent pas complètement les bouquets et décors de fleurs représentés pour exprimer les sentiments intérieurs des héroïnes. De la même manière, Riyoko Ikeda, parmi tant d’autres, réinterprète le registre de l’escrimeuse travestie, lui donnant un coup de jeune.

Deux pages du tome 1 du "Clan des Poe"
Au début des années 1970, Moto Hagio conserve les motifs floraux et les belles frimousses, mais élargit les thèmes et registres du shōjo, tout en soignant et faisant évoluer la forme.../© 2023 Moto Hagio & Akata

À l’instar de la créatrice de Très cher frère, mais d’une autre façon, Moto Hagio marche également sur les traces du créateur de Saphir. Elle a vraiment débuté au tournant des années 1960-1970, dans les magazines pour filles. Mais grâce à ses propres contributions, elle va conférer à la narration du shōjo une épaisseur différente du story manga à la Tezuka. À sa suite, elle explore un registre étendu, voire inusité pour le shōjo jusque-là, de thématiques et de récits de genre, de la série vampirique au fantastique ou à la science-fiction.

Certes, elle va y greffer des thèmes qui lui tiennent à cœur. Les difficultés de la vie au sein du cénacle familial prennent une résonance autobiographique chez la mangaka, à la vocation durablement contrariée par l’autorité paternelle et maternelle. On peut aussi citer la critique sociale, sa fascination pour la gémellité, le questionnement sur l’identité sexuelle, le rêve, voire un intérêt oriental pour la réincarnation, etc. Le tout est revisité au moyen de structures narratives allant de la fable au space opera.

Moto Hagio se révèle être une pionnière du sous-genre du shônen-ai, forme moins explicite, mais mettant également en scène de beaux jeunes hommes ou jouant sur l’androgynie, du yaoi (boy’s love ou BL), axé sur des relations homosexuelles masculines. Ce dernier est réputé très populaire au Japon auprès du public féminin, mais pas seulement. Toutefois, dans tous les domaines investis par la dessinatrice, comme dans Le Pensionnat de novembre (1971), son autre version Le Coeur de Thomas (1974) ou les deux parties de Nous sommes onze ! (1975), une constante se dégage.

Très tôt, Moto Hagio fut une grande lectrice. Et ses mangas sont imprégnés par ses inspirations littéraires, qui sont l’une de ses grandes marques de fabrique. Selon l’œuvre concernée, elle s’y réfère de manière plus ou moins explicite. D’un autre côté, son lectorat, même dans sa frange très lettrée, semble souvent en sous-estimer la prégnance. Parce que si, d’évidence, la mangaka prise en particulier le romantisme allemand et, plus largement, les auteurs germaniques, des Souffrances du jeune Werther de Goethe à Hermann Hesse, ses influences sont bien plus diverses.

On en trouve rapidement la trace dans sa carrière. C’est le cas dans Le Pensionnat de novembre, mentionné plus haut. Peu après, dans Le Clan des Poe (1972), se mêlent les références à La Chute de la maison Usher d’Edgar Allan Poe, un auteur très lu au Japon après sa réouverture à l’Occident durant l’ère Meiji (1868 - 1912), et au Dracula de Bram Stocker.

"Barbara, l’entre-deux-mondes" (couverture du tome 1)
© 2024 Moto Hagio & Akata

Cette longue production lui a valu dès 1976 le vingt-et-unième prix de Shōgakukan (Shōgakukan Manga Award), demeuré son principal éditeur depuis. Les reconnaissances dans son pays et à l’extérieur se sont ensuite multipliées. Parmi d’autres de ses titres, Akata publie Barbara, l’entre-deux-mondes, une œuvre à la frontière du fantastique et de la science-fiction. Tokio Watarai, enquêteur très spécial, possède le don de pénétrer le rêve des gens. Il est amené à se plonger dans l’esprit d’une adolescente dans le coma depuis des années. Contre toute attente, elle « mène » une vie idyllique sur une île imaginaire, Barbara...

Dans un registre très différent, l’éditeur se propose de rendre accessible aux lecteurs francophones Leo, une œuvre qui met en scène le chat du même nom. Ce dernier peut directement communiquer avec les humains. Il paraît bien intégré à leur monde et pousse le zèle jusqu’à vouloir fréquenter les bancs de leurs écoles. Bizarrement, les bipèdes qui l’entourent ne s’en étonnent pas. Mais, avec le jeune matou, se comprennent-ils pour autant vraiment ?

Une page de "Leo"
Moins sauvage que Le Roi Léo d’Osamu Tezuka, le chat Leo est plus intégré à la société des humains, veut aller à l’école et adore le flan.../© 2024 Moto Hagio & Akata

Les autres titres de dimension dite « patrimoniale » de la récente collection Héritages d’Akata, initiée avec le premier tome du Clan des Poe, réservent d’excellentes surprises. Pour le manga, comme ailleurs dans la bande dessinée, les initiatives qui cultivent la mémoire du medium, trop rares car hélas risquées sur le plan commercial, sont à saluer. D’autant plus qu’ici, elles s’accompagnent d’excellents choix éditoriaux.

C’est le cas pour Confidences d’une prostituée de Takao Saitō. Ceux qui ne connaîtraient de lui que sa série fleuve Golgo 13 (voir best of 1 et 2, Glénat, 2006 et 2007), ou Survivant (Milan, 2006 à 2008), le découvriront sous un jour très différent, voire surprenant.

Cette pointure regrettée du gekiga, « ancêtre » du seinen, le manga adulte contemporain, montrait là une belle sensibilité. Elle s’exprime en traitant du sort de prostitués japonaises, de la première partie du XXe siècle à l’époque de publication de son ouvrage, au début des années 1970. Comme Le Clan des Poe, elle concourt à la Sélection Patrimoine d’Angoulême 2024 - un choix pleinement justifié !

"Confidences d’une prostituée" (couverture et une page)
Avec Naomi, la narratrice, maintenant âgée, racontant nuit après nuit ses souvenirs, une plongée sensible sur les destins souvent malheureux de ses consœurs des quartiers de plaisir d’un Japon révolu.../© 2023 Takao Saitō & Akata

Autre référence à découvrir avec Héritages, Autant en emporte la brume par Eiko Hanamura mérite qu’on en retienne plus que les tenues « fashion » d’époque vintage arborées par ses protagonistes, des adolescentes des sixties. Afin de mieux apprécier les titres de la collection, cette dernière propose des textes d’accompagnement dans chacun d’eux. Préfaces, postfaces et interviews les recontextualisent, comme celle de la fille de l’autrice décédée (en 2020) par l’éditeur Bruno Pham. Ils les rendent ainsi plus accessibles au lectorat d’aujourd’hui.

Autant en emporte la brume (couverture)
Deuxième mouture, finale, de 1966. La même année, l’autrice adaptait Mary Poppins au Japon. Elle a aussi donné sa version du "Dit du Genji" de Murasaki Shikibu, "le" classique médiéval japonais/© 2023 Eiko Hanamura & Akata

On retrouve le même principe dans les rééditions d’anthologies de Moto Hagio, qui seront évoquées dans la seconde partie de cet article. Ce sera aussi l’occasion de revenir sur la complexité des références littéraires convoquées par la mangaka.

Voir en ligne : Exposition Moto Hagio

(par Florian Rubis)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : EAN 978238212

En médaillon : portrait de Moto Hagio/© 2019 Moto Hagio

Master class de Moto Hagio au théâtre d’Angoulême, le 25 janvier 2024, de 14 h à 15 h 30 - Tarif : 12 €
https://www.bdangouleme.com/masterclass-de-moto-hagio

Moto Hagio — "Le Clan des Poe" tome 2 — Akata — 19,95 €

Voir les autres titres de la collection Héritages sur le site de l’éditeur :
https://www.akata.fr/catalogue/heritages

Voir aussi :
https://www.akata.fr/actus/moto-hagio-au-festival-internationale-de-la-bd-dangouleme

[1Anecdote en passant : on tend à oublier que Leiji Matsumoto, créateur d’Albator (Captain Harlock), fit ses débuts dans le shōjo avant de s’envoler vers d’autres cieux.

Akata Angoulême 2024
 
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