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Angoulême 2024 : Moto Hagio, autrice fantastique et galactique du shōjō aux références très littéraires (2/2)

Par Florian Rubis le 3 février 2024                      Lien  
La reconnaissance récente obtenue par Moto Hagio, Fauve d'honneur d'Angoulême 2024, a été précédée de publications ou rééditions de ses titres en français. Ainsi, Glénat a ressorti des anthologies parues à l'origine en deux volumes réunis dans un coffret en 2013. Elles valent le détour, pas seulement pour leurs nouvelles couvertures, réunissant des histoires ou séries courtes dont certaines furent déterminantes au début de la carrière de la mangaka. Et là, comme ailleurs dans son œuvre, les influences littéraires de cette grande lectrice se font sentir...

En même temps que des parutions chez Akata, évoquées dans la première partie de cet article, deux anthologies de Moto Hagio sont republiées par Glénat, parées de nouvelles couvertures très attractives. Elles sont démonstratives du travail sur la couleur de la part de la mangaka.

Une exposition, Moto Hagio, au-delà des genres, visible au musée d’Angoulême (ancien musée des beaux-arts d’Angoulême) jusqu’au 17 mars 2024, permet de mieux en prendre la mesure. Elle présente une sélection affinée de 163 œuvres, parmi un grand choix proposé par l’artiste aux organisateurs.

Dans les deux volumes de Glénat, on peut lire des séries ou récits relativement courts par rapport à d’autres de la seconde partie de sa carrière, néanmoins très intéressants. Précisons quand même que le tout s’étend, au total, sur des centaines de pages (voir le détail plus bas).

Angoulême 2024 : Moto Hagio, autrice fantastique et galactique du shōjō aux références très littéraires (2/2)
Moto Hagio, Fauve d’honneur du Festival international de la BD d’Angoulême, le 27 janvier 2024.
Photo : Kelian Nguyen

Le premier, De la rêverie, est accompagné d’une introduction et d’une biographie de Moto Hagio à la fin. Il regroupe quatre de ses œuvres fantastiques et de science-fiction.

Un Rêve ivre (1980) concentre des thèmes de prédilection de l’autrice, abordant ceux de la réincarnation d’inspiration bouddhiste, de destins fixés à l’avance et de l’éternel retour. Le Petit Flûtiste de la forêt blanche (1971) rappelle en partie la légende médiévale allemande du Joueur de flûte de Hamelin, recueillie entre autres par les frères Grimm.

"Anthologie : De la rêverie" (couverture)
HAGIO MOTO ANTHOLOGY © 1971, 1975, 1976, 1980 Moto HAGIO / SHŌGAKUKAN

Mais, surtout, De la rêverie contient les deux parties de Nous sommes onze ! (1975) et Nous sommes onze ! Suite - Est et Ouest, un lointain horizon (1976 - 1977). Après quelques essais de moindre importance, cette première tentative consistante de Moto Hagio dans le domaine de la SF est considérée comme l’un de ses titres-phares.

L’argument narratif de base de Nous sommes onze ! a été emprunté à Kenji Miyazawa, l’auteur de Gōshu (ou Gauche) le violoncelliste, dont Isao Takahata a fait un film d’animation (1981). Son Train de nuit dans la Voie lactée avait déjà inspiré Galaxy Express 999 de Leiji Matsumoto ou, plus tard, le réalisateur Gisaburō Sugii. Ce dernier, dans un long métrage d’animation (1985), ajouta des personnages animaliers en provenance du Bureau des chats de l’écrivain japonais.

"Nous sommes onze !" (original en couleur de l’exposition "Moto Hagio, au-delà des genres")
Flore, en bas à droite, et le reste de l’équipage de participants à un examen spatial qui réserve son lot de surprises.../© Moto Hagio/Photo : Malgorzata Natanek

Moto Hagio, elle, puisa dans une des deux brèves histoires de Kenji Miyazawa au sujet de zashiki warashi (ou zashiki bokko). Un intrus dans une maison abandonnée y relève de ce type de yōkai ou « esprit de la maison », sinon des auberges traditionnelles (ryokan). Leur légende provient du nord de l’île principale du Japon, où l’auteur nippon fut professeur d’agronomie, avant d’y mourir très tôt, sa production littéraire abondante étant publiée surtout de façon posthume, à partir des années 1930.

Nous sommes onze ! a connu des adaptations dans d’autres médias et une grande postérité, du fait que l’on a beaucoup apprécié son féminisme et son questionnement sur le genre. Son aspect novateur, vanté par les inconditionnels de Moto Hagio, est néanmoins à relativiser. Puisque les œuvres de ses débuts qui comptent sont tributaires d’une certaine actualité littéraire liée à leur époque de création.

En effet, pour les deux volets de Nous sommes onze !, à la lecture, il ne fait aucun doute que la préséance en la matière revient à Ursula K. Le Guin. Moto Hagio a eu connaissance au préalable de plusieurs romans ou nouvelles du Cycle de l’Ekumen (ou Cycle de Hain, 1964) de l’Américaine. Ils ont raflé les plus retentissants prix de son pays en la matière (Nebula et Hugo), des récompenses méritées.

Suite de "Nous sommes onze !" (une planche)
L’Union spatiale, un roi évincé de son trône, deux planètes jumelles antagonistes, Le Pays de la Nuit, Le Pays de Neige, des créatures velues (on ne parle pas ici des humains chevelus) : autant d’éléments qui rappellent Ursula K. Le Guin. Que l’on connaisse ou pas, les deux parties restent plaisantes à lire./HAGIO MOTO ANTHOLOGY © 1971, 1975, 1976, 1980 Moto HAGIO / SHŌGAKUKAN

La mangaka, appartenant à l’association SFWJ (Science Fiction and Fantasy Writers of Japan), comme Osamu Tezuka ou Gō Nagai pour d’autres de ses confrères célèbres, ne pouvait les avoir ratés. L’évidence s’impose rien qu’à comparer les dates de publication, et l’antériorité vérifiable de celles de la géniale Ursula, sans parler des contenus des mangas.

On retrouve dans le personnage de Flore l’influence de La Main gauche de la nuit (1969) et Le Roi de Nivôse (1969), avec la planète glacée Nivôse (ou Gethen) et ses habitants androgynes. Ils se singularisent des autres peuples de leur univers fictionnel. Humains n’étant ni des femmes, ni des hommes, leur différenciation sexuelle, aléatoire, se produit durant une période temporaire récurrente de poussée hormonale. Elle a été imaginée par leur créatrice à partir du phénomène de la menstruation...

La suite de Nous sommes onze ! confirme la présomption. Ce prolongement s’appuie en supplément sur plusieurs caractéristiques issues de Les Dépossédés (1974) ou sa préquelle, la nouvelle À la veille de la révolution (1974).

Plutôt que pionnière, Moto Hagio se révèle donc en réalité une excellente passeuse. Dans la seconde partie, elle se contente d’« habiller » littéralement l’intrigue à la mode shōjo, notamment par le graphisme, les costumes et le décorum déployés. Peut-être par insatisfaction de se cantonner à cela, elle interrompit cette série. Car, au départ, il était prévu d’y explorer les mondes de chacun des personnages du récit initial.

"Red Star" (original en couleur de l’exposition Moto Hagio)
© Moto Hagio/Photo : Malgorzata Natanek
"Marginal" (autre original en couleur de l’exposition)
© Moto Hagio/Photo : Malgorzata Natanek

En revanche, Moto Hagio poursuivit la démarche du questionnement sur le genre, en le faisant évoluer de son propre chef, avec Star Red ou Marginal. Et son rôle de passeuse dans le shōjo ou le jōsei plus adulte devait avoir une répercussion cruciale sur plusieurs de ses collègues japonaises.

Dans une voie moins tragique que celle prise par Moto Hagio par la suite, Rumiko Takahashi, Grand Prix d’Angoulême 2019, est la plus connue d’entre elles en Occident. Souvenons-nous de Ranma ½ (1987), série traduite par Glénat, où le/la protagoniste change de sexe au contact de l’eau froide, source de quiproquos comiques...

"Anthologie : De l’humain" (couverture)
HAGIO MOTO ANTHOLOGY © 1971, 1984, 1992 Moto HAGIO / SHŌGAKUKAN

Dans De l’humain, le second volume des Anthologies de Moto Hagio, sont réunies des histoires censées plus proches du réel. Le livre bénéficie d’une introduction par Baku Yumemakura (Mineo Yoneyama, alias...), ancien président de la SFWJ. Mais plus que pour ses récits de science-fiction, il est renommé sous nos latitudes grâce au Sommet des Dieux (2000), dessiné par Jirō Taniguchi.

"La Princesse Iguane" (original en couleur de l’exposition Moto Hagio)
© Moto Hagio/Photo : Malgorzata Natanek
"La Princesse Iguane" (une planche)
HAGIO MOTO ANTHOLOGY © 1971, 1984, 1992 Moto HAGIO / SHŌGAKUKAN

La Princesse iguane (1992) traite, en apparence au moyen du fantastique, de la relation mère-fille selon le thème de la famille dysfonctionnelle. Pauvre maman (1971) annonçait déjà ce dernier. L’innocence de l’enfant y cache un terrible secret. Dans l’horrifique Mon Côté ange (1984), une des sœurs jumelles siamoises préserve à sa façon la survivance de son ego. Le Coquetier (1984) émane d’histoires précédentes dans une Europe rêvée, remplacée là par un plus réaliste Paris sous l’Occupation.

Une planche de "Mon côté ange"
HAGIO MOTO ANTHOLOGY © 1971, 1984, 1992 Moto HAGIO / SHŌGAKUKAN
"Pauvre maman" (original dans l’exposition Moto Hagio)
© Moto Hagio/Photo : Malgorzata Natanek

Comme dans la première anthologie, se détache un récit qui a pris beaucoup d’importance dans l’œuvre de Moto Hagio, Le Gymnase de novembre (1971). Il fut prolongé dans une autre version de l’intrigue avec Le Cœur de Thomas (1974). Leur découverte évoque immanquablement, pour qui connaît ce premier livre de l’Autrichien Robert Musil, Les Désarrois de l’élève Törless (1906).

Quelques années avant ces mangas, ce roman d’apprentissage particulier avait été remis dans la lumière par une adaptation filmique (1966) de Volker Schlöndorff. Elle avait attiré l’attention lors de sa sélection au Festival de Cannes. Le pensionnaire d’un internat y assiste au harcèlement par ses élèves de l’un d’entre eux. L’ouvrage a été analysé par la critique, a posteriori, comme annonciateur et dénonciateur de la montée du nazisme dans l’entre-deux-guerres.

Pour sa part, Robert Musil fut l’observateur impuissant du déclin de l’Empire austro-hongrois et de la culture de la MittelEuropa. Leur décadence impacta son esthétique en tant qu’artiste. Aux côtés de Marcel Proust, Virginia Woolf ou James Joyce, il demeure le moins connu des principaux modernisateurs dans la première partie du XXe siècle de la forme et de la fabrication du roman (voir les deux tomes de L’Homme sans qualités, inachevés, 1930 - 1932).

"Le Cœur de Thomas" (Kaze, 2012)
THOMAS NO SHINZOU © 1975 Moto HAGIO / Shōgakukan Inc.

Les lectures de Moto Hagio, marquées par la diversité, continuent à être décelables tout au long de sa longue carrière. On en retrouve ainsi la trace, à un degré ou à un autre, dans des séries composant son abondante production.

Dans la continuité du registre du harcèlement, le titre de celle au long cours sur le thème difficile d’abus sur enfants peut se traduire par Un Dieu cruel règne ou Sous la domination d’un dieu impitoyable (2001). Il se réfère à The Savage God : A Study of Suicide (1971). Cet essai sur le suicide est dû au poète et critique britannique Al Alvarez (Alfred Alvarez).

D’ailleurs, auparavant, s’étant pris lui-même au jeu de l’intertextualité, ce dernier l’avait nommé d’après un écrit d’un compatriote de James Joyce. Il s’agit du prix Nobel de littérature irlandais William Butler Yeats (1923), néanmoins sans doute moins familier pour la mangaka.

"Sous la domination d’un dieu impitoyable" (série d’originaux de l’exposition)
© Moto Hagio/Photo : Malgorzata Natanek

Ensuite, avec la série de Moto Hagio sur La Reine Margot (2012), s’impose à l’esprit du lecteur le roman (1844) d’Alexandre Dumas père sur Marguerite de Valois, contrainte d’épouser le futur Henri IV. Isabelle Adjani l’a incarnée dans le film éponyme de Patrice Chéreau (1994), etc.

"La Reine Margot" (original à voir dans l’exposition)
La reine Margot, personnage de ces fresques historiques que le shōjo et le jōsei apprécient de mettre en scène, avec des costumes encore plus détaillés que ceux du film de Patrice Chéreau, pourtant primé aux Oscars® en ce domaine.../© Moto Hagio/Photo : Kelian Nguyen

On l’a vu, l’artiste japonaise a réintégré dans son travail de nombreuses références littéraires. Pourtant, l’ajout de ses apports personnels a non seulement contribué à l’élargissement de sa palette mais il a conféré également de l’ampleur aux motifs narratifs du shōjo dans son ensemble. Au point que la remarque s’applique ici, notamment, de la science-fiction à d’autres récits de genre, peut-on dire en usant de la polysémie du terme.

Malgré la faveur que connaît le manga dans le monde francophone, pour elle et ses consoeurs emblématiques, beaucoup de leurs œuvres respectives restent inédites en français. Et, comme il faudra sans doute encore s’armer de patience avant leur traduction, ce paradoxe peut laisser le lectorat sur sa faim. Dommage

En attendant, les deux anthologies réédités par Glénat constituent donc une copieuse introduction. Puisqu’elles permettent de bien commencer à appréhender l’étendue et les nuances de plus d’un demi-siècle d’activité de Moto Hagio.

Voir en ligne : Exposition Moto Hagio

(par Florian Rubis)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782344062227

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En médaillon : Photo de D. Pasamonik (L’Agence BD)

Glénat Akata ✏️ Moto Hagio Japon Angoulême 2024
 
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3 Messages :
  • Très belle découverte que ses travaux !
    Mais pourquoi dire "confrères féminines", quand on peut dire "consœurs" ?

    Répondre à ce message

    • Répondu par Florian Rubis le 4 février à  14:39 :

      Bonne remarque. La rédaction du site rectifiera. Mais ceci reflète surtout le fait que j’avais à l’esprit lors de la rédaction que le rôle de passeuse et d’inspiratrice à son tour de Moto Hagio au Japon s’étend au-delà de ses consœurs, à des confrères aussi, ainsi qu’à d’autres domaines que le manga. Voir, notamment, l’introduction mentionnée d’une des anthologies par Baku Yumemakura. J’ai là l’occasion de le spécifier. Merci. Cordialement, Florian Rubis

      Répondre à ce message

      • Répondu par Lena M. le 6 février à  16:39 :

        Vous vous justifiez très bien, ami Florian, c’est vrai que les règles de grammaires classiques continuent à s’appliquer, avec la sempiternelle dominance du masculin sur le féminin. Peut-être devriez-vous vous mettre à l’écriture inclusive ? Bonne fin de journée !

        Répondre à ce message

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