Voici un ouvrage qui risque de ne pas plaire aux quelques défenseurs d’une bande dessinée figée dans un mythique âge d’or populaire (?), pleine de cases, de bulles et de récitatifs rassurants. Prenons les devants ! Non, Sauvage, ce n’est pas de la bande dessinée ! Certes, il y a des dessins - des peintures en fait - qui se succèdent en une longue séquence qui ne semble pas agencée au hasard, mais il ne faudrait surtout pas croire que le livre de Valfret puisse être assimilé à une bande dessinée...
Gageons que l’auteur lui-même ainsi que ses éditeurs du Frémok n’ont que faire d’une telle taxinomie. Du moment qu’ils peuvent réaliser des livres exprimant leurs idées, à leur manière, et faire découvrir à une poignée de lecteurs - a minima - de nouvelles façons de représenter le monde, ils avancent. C’est ce qu’ils font une nouvelle fois avec ce Sauvage qui porte si bien son titre.
Dans une avalanche d’images fortes, sombres ou colorées, désordonnées et même bordéliques, Valfret donne à voir ce que risque de devenir le monde si la révolution biohardcore prônée par Antoine Boute, Stéphane De Groef et Adrien Herda finit en eau de boudin. Un monde chaotique mais parfois lumineux, envahi par des CRS violents et démunis, batifolant au milieu d’une faune aux abois.
Dans des peintures à la touche épaisse, dont on ne saurait dire si elles ont été faites au doigt ou au pinceau, des formes, d’abord imprécises, apparaissent. Une première lecture, rapide, les laisse instables, mouvantes, flottantes. Puis, à condition de prendre le temps, elles s’impriment sur la rétine. Naissent de façon plus certaine des corps et des décors, des fétiches et des monstres. Un ensemble disparate, puisant dans la sexualité, la scatologie, la religion, l’histoire de l’art, voit le jour.
« Mon fils / ma fille en ferait autant ! » Les formes choisies par Valfret, l’exécution de ses peintures, mettant davantage en valeur le geste que l’œuvre achevée, les couleurs qui se confondent et les compositions d’apparence anarchique donneront probablement envie à quelques observateurs de ressortir cette rengaine. Attention cependant : si votre enfant dessine des verges casquées, des matraques énervées, des Manneken-Pis jouant aux vases communicants, il faut sérieusement s’inquiéter.
Le monde tel qu’il rejaillit après être passé par les yeux, le cerveau et les pinceaux de Valfret n’est pas très réjouissant. Si quelques images peuvent être amusantes, la plupart sont effrayantes. Sauvage présente « un monde d’après » vaguement surréaliste, oppressant et oppressif, tristement jouisseur, ne dépassant guère le stade anal. Le pavé et le rouleau de papier toilette y sont sacralisés, les corps s’agitent sans raison et parfois sans tête, les forêts s’embrasent. L’homme, minuscule, n’a plus qu’à s’accrocher avec peine au rebord d’une cuvette pleine de merde.
Valfret est-il si pessimiste ? Il est avant tout très ironique, et il laisse s’exprimer son désarroi face aux légitimes inquiétudes que font naître les évolutions politiques et sociales actuelles. À rebours de l’enfermement et des restrictions présentées comme nécessaires depuis presque un an, il peint des paysages immenses, où l’homme est si petit qu’il se perd et se devine à peine. Les forces de l’ordre, entre absurde et ridicule, sont moquées, mais comme avec méfiance. Des formes organiques envahissent les dernières pages, jusqu’à l’étouffement. Finalement, un tout petit bonhomme nu, CRS désarmé et déshabillé, court aussi loin qu’il le peut. Le dernier homme ?
Les échos sont parfois plus lointains. Manet, l’impressionnisme, la nature morte y sont évoqués. Consommation, religion et militarisation du maintien de l’ordre sont raillées dans un maelström-défouloir. Mais tout cela surgit comme par inadvertance, comme provoqué par le subconscient de l’auteur. Chaque peinture pourrait être le résumé d’un rêve - ou d’un cauchemar - spontanément brossé au réveil, qui serait le résultat d’un mauvais sommeil promettant une journée de sale humeur. Le choc, visuel et intellectuel, est éphémère. Mais bien réel.
(par Frédéric HOJLO)
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Sauvage - Par Valfret - Frémok - collection Amphigouri - conception graphique par Stéphane De Groef - 21 x 26,5 cm - 72 pages couleurs - couverture souple avec bandeau, reliure cousue brute - parution le 7 janvier 2021.
Consulter le tumblr de l’auteur & lire un entretien sur le site de l’éditeur (par Lilian Philippe, janvier 2021).
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