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Seth : « Si les Américains ont adopté les mangas, ils peuvent apprécier la BD européenne. »

Par Mathias Kind le 27 avril 2010                      Lien  
L’année 2009 aura été une année faste pour Seth: parution d’un ouvrage consacré au dessinateur canadien Doug Wright qu’il coédite, d’un nouveau tome des Peanuts dont il a réalisé le design et finalement de George Sprott, son dernier opus. Une belle occasion pour l'interviewer sur ses thèmes de prédilections et recueillir son avis sur la bande dessinée d’aujourd’hui.

Seth respire la bande dessinée par tous les pores de la peau. Même s’il a lu Marvel et DC Comics étant enfant, le mythe du super-héros ne l’intéresse pas. Ne lui parlez pas non plus de polars. Seth aime une certaine bande dessinée. Schulz par exemple. Il apprécie aussi ses contemporains, comme Chris Ware, Chester Brown et la génération d’auteurs qui a renouvelé la bande dessinée américaine dans les années 90.

Il réalise la gageure d’être à la fois moderne (à la mode diront certains) tout en restant attaché au passé. Dans ses histoires, Seth nous montre une société souvent amnésique. Ses personnages, déphasés par rapport à leur époque, seraient condamnés à l’oubli si l’auteur ne s’employait pas à les faire exister dans ses pages. S’intéresser au passé n’est pas pour Seth synonyme de nostalgie. Ce qui l’intéresse et c’est un thème récurrent chez lui, c’est le retour sur le passé et les sentiments profonds que cela suscite chez l’individu. Son style, épuré et élégant, rappelle par certains aspects les illustrations du New Yorker d’une autre époque. Époque qu’il remet au goût du jour puisque ce même magazine lui confie aujourd’hui illustrations et couvertures. Alors comment expliquer qu’il soit si apprécié ? Sans doute parce que Seth a du talent.

Seth : « Si les Américains ont adopté les mangas, ils peuvent apprécier la BD européenne. »
The Collected Doug Wright coédité par Seth aux Éditions Drawn and Quarterly

Vous avez déclaré lors d’autres interviews être obnubilé par la notion du temps et trouver fascinant le mouvement qui nous amène à revenir sur notre passé. Est-ce le sujet de Georges Sprott ? Quels sont les sentiments qui vous habitent vous et vos personnages à ce sujet ?

Je crois que le retour sur le passé occupe une place centrale dans la vie d’un homme. Nous sommes constamment en train de repenser à nos actions et nous réinterprétons les mobiles et pensées des autres tout aussi souvent. Et comme tout est très ambigu, cela devient assez amusant. Lorsque nous repensons aux événements passés, seules des impressions subsistent. Prisonniers de nous-mêmes, nous les passons en revue pour donner un sens à tout cela. Aucun évènement ou fait concret n’est là pour nous aider à les comprendre. Par exemple, lors d’une conversation, nous interprétons les paroles de notre interlocuteur selon le contexte, son attitude, son expression corporelle et finalement les intentions que nous lui prêtons. Beaucoup d’informations imprécises à partir desquelles nous devons nous faire une opinion. Dans la mesure où notre vie est ponctuée de moments dont la vraie signification nous échappe, nous n’avons d’autres choix que de les rappeler à notre souvenir pour mieux les appréhender. Et c’est sans fin…
Nous repensons à ces événements continuellement et tentons de les relier les uns aux autres pour donner un sens à notre vie. Et comme nous ne nous connaissons pas, il en va de même de nos propres intentions qui suscitent toutes sortes de questionnements : « À quoi est-ce que je pensais à ce moment ? » ou encore « Pourquoi est-ce que j’ai fait ça ? ».

Ce questionnement est au cœur de mon travail car il joue un rôle prépondérant dans le bien-être de l’individu. Pour ma part, je suis constamment dans cet état d’esprit et je suppose que les autres le sont aussi. Mes personnages en tous les cas sont sensibles au sens de leur vie. À tout le moins, ils cherchent à comprendre leur passage ici-bas.

Un autre point au sujet du retour sur le passé. Le temps ne s’arrête jamais et engloutit tout sur son passage. Notre seul point d’ancrage : la mémoire. Mais celle-ci est très imprécise. Aussi, lorsque les moments de notre vie glissent dans le passé, nous sommes seulement en mesure d’en conserver de brefs instants. De là cette tristesse qui accompagne ce mouvement et aussi, je crois, la vie en général. Mes personnages n’en ont peut-être pas conscience mais quand je les imagine, c’est très présent à mon esprit.

De façon plus terre-à-terre, lorsque je réfléchis à mon prochain scénario, j’adopte automatiquement le point de vue d’une personne plus âgée qui se penche sur son passé. J’imagine que c’est dû au fait que j’ai été élevé par des parents âgés qui parlaient beaucoup de leur passé. Je crois aussi que c’est ma façon de concevoir un récit qui, chez moi, doit s’employer à décrire les moments de la vie d’un homme. Ce qui m’amène à choisir des personnages généralement âgés de façon à avoir plus de matière.

Extraits de George Sprott par Seth
Editions Delcourt

George Sprott a tout d’une biographie. Or c’est une fiction. Pour un artiste aussi préoccupé par le passé, n’est-ce pas paradoxal de créer un monde de fiction en lui donnant une impression de réel ? Avez-vous envisagé un instant de faire la biographie d’un vrai présentateur de télévision canadien ayant vécu à l’époque de George Sprott ?

Non. Même si l’Histoire m’intéresse, décrire des faits ou des personnages historiques ne m’attire pas. Pour être honnête, je préfère la fiction car elle me donne beaucoup plus de latitude pour explorer mes thèmes de prédilection. Et je n’ai pas à me glisser dans l’histoire de quelqu’un d’autre. La fiction me permet aussi de rassembler en un tout cohérent toutes sortes d’information que j’ai en tête. Les documents que j’aime lire sur des sujets variés (comme par exemple l’architecture ancienne) me servent à l’élaboration de mes histoires. Par exemple, dans George Sprott, je raconte l’histoire de plusieurs lieux à partir de sources très différentes. C’est d’ailleurs assez amusant de voir quelles informations remontent à la surface et comment elles se combinent entre elles pour devenir quelque chose de nouveau. Dans mon cas, les idées me viennent simplement par la combinaison d’informations présentes à mon esprit. C’est d’ailleurs quelque chose que je constate avec amusement ; comment on peut créer quelque chose de neuf et de cohérent à partir d’idées et de faits qui n’ont rien à voir les uns avec les autres.

Vous avez parlé d’un monde imaginaire. En effet, j’aime vivre dans mon monde et rien ne me stimule plus que de le construire. À mesure qu’il s’enrichit, il prend de plus en plus forme. Dominion [1], c’est vraiment ça : La fondation d’un univers.

Est-ce pour la même raison que vous n’avez plus fait d’autofiction depuis La vie est belle malgré tout ?

Comme je l’ai mentionné dans d’autres interviews, j’ai abandonné l’autofiction car je passais beaucoup trop de temps à me questionner sur la représentativité de mon personnage. Mon autoportrait était-il trop flatteur ? Ou bien trop négatif par crainte de paraître trop indulgent ? La fiction m’a enlevé ce poids. Plus de questionnement au sujet de mon propre personnage. Plus besoin de coller à mes seules expériences personnelles. Pour autant, j’ai conservé la possibilité de raconter le même genre d’histoire.

Pendant longtemps, j’ai pensé en avoir fini avec le genre autobiographique. Mais il se trouve que depuis une dizaine d’années, j’y suis revenu à travers mon carnet de croquis. J’ai débuté une assez longue histoire où je me mets en scène mais elle n’a pas abouti. L’année passée, j’en ai débuté une autre dont j’ai réalisé une quarantaine de pages. Actuellement je n’avance plus mais j’ai bien l’intention de la reprendre. À mesure que je vieillis, je suis plus enclin à écrire mes Mémoires qu’un roman autobiographique. D’abord parce que cela nécessite un type d’écriture qui me plaît. Ensuite parce que cela change de l’approche romanesque. Je tiens aussi un journal intime depuis quelques années de façon irrégulière sous forme de comic strip dont je suis assez satisfait.

Il est cependant peu probable que je revienne à l’autobiographie dans mon travail principal. La fiction m’offre davantage de possibilités. Elle me permet d’explorer des domaines qui me sont peu ou pas familiers et je peux utiliser mon expérience personnelle pour en faire un tout cohérent.

Ah oui !, j’oubliais : Récemment j’ai réalisé une page à saveur autobiographique pour le San Francisco Panorama publié par McSweeney’s. Je n’y pensais plus mais je crois bien qu’il s’agit du premier travail de la sorte que je publie depuis de nombreuses années.

Au fait, je suis toujours intéressé à lire d’autres auteurs de bandes dessinées qui racontent leur vie. Il y a quelque chose de direct et de pur dans la vraie autobiographie, et je suis toujours admiratif lorsque c’est réussi. J’ai tendance à penser qu’une grande sincérité est requise pour faire un bon travail et je ne crois pas être allé assez au fond de moi-même pour réaliser ce genre de choses.

Extraits de La vie est belle malgré tout avec les personnages de Seth et Chester Brown

Vous dites apprécier le travail autobiographique d’autres auteurs de BD. J’imagine que vous faites référence à Chris Ware, Chester Brown et aux autres artistes qui comme vous font partie de la scène indépendante des années 1980. Pouvez-nous dire où en est cette scène aujourd’hui d’un point de vue artistique et commercial ?

Je m’identifie tout à fait à cette génération d’auteurs de BD indépendante des années 1980 et du début des années 1990. Des gens comme Chester Brown, Joe Matt, Chris Ware, Adrian Tomine, Jim Woodring, Dan Clowes, Peter Bagge et les frères Hernandez. Nous avons été très influencés par les auteurs de l’Underground des années 1970 et nous avons poursuivi leurs travaux. Eux étaient intéressés à briser des tabous et à montrer que la bande dessinée était un art à part entière. Nous étions de notre côté intéressé à raconter des histoires plus longues et plus élaborées que ce qui se faisait à cette époque. Beaucoup parmi nous débutèrent avec une autobiographie car c’est ce qui nous rapprochait le plus de la vraie vie (c’est aussi ce qu’on attendait le moins de la bande dessinée à cette époque). Au cours des vingt dernières années, l’autobiographie a cessé d’être un genre en soi pour devenir l’expression d’un choix artistique. À un moment de leur vie, la plupart des auteurs de BD réalisent un travail de ce type. Pour autant, faire un tel choix ne signifie plus qu’on soit condamné à ne faire rien d’autre. Un auteur de BD sait qu’il pourra faire autre chose par la suite. Un peu comme un romancier qui passerait d’une autobiographie à une fiction. On n’est plus catalogué comme on l’était dans les années 1980.

En fait, tout est beaucoup plus ouvert dans la BD aujourd’hui. Elle n’a jamais été aussi créative. Au cours des dix, quinze dernières années, un nombre important de jeunes auteurs sont arrivés dans le métier et explorent des avenues très intéressantes. Sammy Harkham, Kevin Huzinga, John Pham, Dash Shaw, etc. Il y en a beaucoup et je pourrais continuer.

Quand je pense qu’en 1999, Chester Brown et moi nous nous demandions si nous allions devoir distribuer notre travail sur des photocopies 81/2 x 11 pliées en 2 et là, tout a changé, nous sommes entrés dans une phase de prospérité. Depuis, le roman graphique a connu une notoriété grandissante et a trouvé un lectorat en dehors du marché traditionnel du comics. Alors que nous étions complètement ignorés, obtenir la reconnaissance du public et l’attention de la critique fût très gratifiant. Jamais dans les années 1980 on aurait envisagé un tel résultat (même si c’est ce que nous souhaitions). C’est vraiment une période faste pour la BD. Est-ce que ça va durer ? C’est difficile à dire.

En ce qui me concerne, je suis convaincu que la BD est une forme d’expression artistique très riche et qu’elle va donner naissance à des œuvres toujours plus intéressantes. En ce moment, il y a beaucoup de jeunes artistes talentueux et de nombreux autres sont encore à découvrir. À vrai dire, je suis très optimiste.

Les auteurs européens de bande dessinée connaissent peu de succès auprès du public nord-américain. De votre côté, vous appréciez leur travail, au moins celui d’Hergé. Avez-vous une idée pourquoi ? Pensez-vous que le regain d’intérêt pour la bande dessinée en Amérique du nord sera bénéfique aux auteurs européens et de quelle manière ?

À mon avis, la raison pour laquelle la bande dessinée européenne a généralement connu peu de succès en Amérique du nord est simplement une question de style et de format. Les américains ont adopté la bande dessinée d’une façon bien différente des autres pays. Bien sûr, ils aiment lire des comic strips dans leur journal (et depuis des dizaines d’années le comic strip sous forme de gag humoristique) mais en dehors de ça, ils ont tendance à dédaigner les albums. C’est, je crois, ce qui explique le manque de popularité de Tintin ici comparé au reste du monde. Si Tintin avait été un strip humoristique journalier à la manière d’un Blondie ou encore un livre pour enfant comme Babar, il aurait eu beaucoup plus de succès. L’ours Rupert, véritable phénomène en Grande Bretagne a connu le même sort pour une raison identique. Il est pourtant autant aimé là-bas que Winnie l’ourson en Amérique mais, malgré tout, il n’a pas réussi à percer. Les Américains n’aiment tout simplement pas acheter à leurs enfants de beaux albums à couverture cartonnée et voilà, Tintin et Rupert en font les frais. Par contre, ils n’hésitent pas à offrir d’horribles albums de Garfield à leurs enfants simplement parce qu’ils se sentent en confiance avec les vieux et malheureux comic strips qu’ils voient tous les jours dans leur journal.

C’est dommage (même si je pense que c’est de l’histoire ancienne ou en passe de le devenir). Je regrette de ne pas avoir grandi en lisant du Hergé. J’avais 20 ans quand j’ai lu un de ses albums pour la première fois. J’ai tout de suite été attiré par la ligne claire d’Hergé ainsi que par sa remarquable compréhension des formes et des volumes. Plus tard, j’ai découvert le travail d’ Yves Chaland qui m’a beaucoup influencé visuellement. Je retiens en particulier sa maîtrise du pinceau et sa façon très élaborée de composer case et page. Même si seulement quelques-uns m’ont durablement influencé, j’aime bien d’autres auteurs européens, pas nécessairement de la ligne claire d’ailleurs. Si je devais citer les artistes qui m’ont le plus inspiré à mes débuts, je dirais : Schulz, puis Kirby, ensuite Hergé et Chaland, Crumb et Hernandez, le New Yorker, etc… Je passe sous silence certaines influences mais, en gros, les plus importantes y sont.

Snoopy et les Peanuts 1971 à 1972. Collection designée par Seth

Pour ce qui est de la seconde partie de votre question, je crois que les choses sont en train de changer tranquillement. On trouve de plus en plus d’albums d’auteurs européens chaque année. J’ai l’impression que David B et Lewis Trondheim sont de plus en plus appréciés. Même si culturellement le travail des Européens et des Américains est assez différent, ce n’est pas intraduisible. Si les Américains ont adopté les mangas, ils peuvent apprécier la bande dessinée européenne.

Propos recueillis et traduits de l’anglais par Mathias Kind et révisés par Sarah Kharrouby.

(par Mathias Kind)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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En médaillon : Seth.Photo : DR- Drawn & Quaterly.

[1Dominion est une ville imaginée par Seth où ont lieu la plupart de ses histoires.

 
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