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Un procès gagné par Moulinsart ouvre-t-il le droit à la citation graphique ?

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 17 septembre 2012                      Lien  
C'est un peu l'histoire de "L’Arroseur arrosé". La société Moulinsart était assignée devant un tribunal bruxellois pour avoir reproduit des œuvres de René Verhaegen... sans l'autorisation de ses ayant-droits, ses héritiers réclamant réparations pour "atteinte au droit de reproduction" et pour "préjudice moral". Du jamais vu!

Il faut dire que l’on avait plutôt l’habitude d’assister à une scène inverse : l’ayant-droit d’Hergé et Moulinsart poursuivant des éditeurs pour les mêmes raisons... De quoi s’agit-il ici ? Hergé avait un collègue aide-comptable au quotidien Le Vingtième Siècle, René Verhaegen. Les deux hommes se connaissaient bien : ils s’étaient croisés à l’Institut Saint-Boniface, Verhaegen étant une classe au-dessus du futur créateur de Tintin et ils étaient devenus amis.

Au Vingtième Siècle, leur employeur commun, Verhaegen fournit à Hergé le contenu de trois contes : Une Petite Araignée voyage, Popokabaka et La Rainette. Ils furent publiés en 1928 dans la rubrique Le Coin des petits du Vingtième Siècle, rubrique qui était un peu l’embryon du futur Petit Vingtième.

Il s’agissait d’une forme ancienne de la BD : le texte étant surmonté de trois vignettes dessinées par Hergé. Au passage, on notera que Popokabaka raconte les aventures d’un « roi nègre » du Congo qui, à bien des égards, a dû inspirer un épisode ultérieur du reporter en pantalons de golf.

Un procès gagné par Moulinsart ouvre-t-il le droit à la citation graphique ?
Popokaba, "Musique d’Hergé et paroles de René Verhaegen", publié dans Le Vingtième Siècle en 1928.
(c) Hergé, Verhaegen et Moulinsart. Nous empruntons ce visuel au Forum des tintinophiles

Or, les éditions Moulinsart reproduisent ces documents dans Les Débuts d’Hergé et dans le premier volume de la Chronologie d’une œuvre.

Découvrant ces usages faits sans son autorisation, le fils de l’aide-comptable, écrivain à ses heures, assigna l’éditeur de l’avenue Louise pour "atteinte au droit de reproduction" et pour "préjudice moral".

Le 10 septembre dernier, apprend-on par la chronique judiciaire, Place Poellart, signée par Nicolas Keszei dans le quotidien économique belge L’Écho, le jugement tombe et donne raison à Moulinsart contre le plaignant : "Et à la fin, c’est Moulinsart qui gagne...", titre le journal.

Comme d’habitude ? Voire. Les arguments utilisés par Moulinsart étant ceux... du droit de citation : "Pour sa défense, écrit le chroniqueur, Moulinsart expliquait que les cases reproduites dans les deux ouvrages correspondaient à des emprunts partiels, à ne pas confondre avec des reproductions massives. Et, dans ce cas de figure, la loi sur les droits d’auteur prévoit une exception de citation permettant de se passer de l’autorisation des ayants droit.

Après avoir évacué la question de la prescription, le tribunal a passé au peigne fin les conditions nécessaires pour qu’il soit question d’envisager cette exception de citation. Pour faire simple, le tribunal a estimé que ces conditions étaient réunies.

Pour notre lectorat plus pointu, les conditions dont question ci-dessus sont les suivantes : la citation doit être faite dans un but de critique, de polémique, de revue ou d’enseignement ; le nom et de l’auteur et de la source doivent être mentionnés ; la citation doit être conforme aux usages honnêtes de la profession et enfin, la citation doit être un extrait raisonnable de l’œuvre."

Est-ce qu’à la suite de cette jurisprudence, on va pouvoir en contrepartie reproduire des vignettes de Tintin au prétexte qu’elles sont reproduites "dans un but de critique, de polémique, de revue ou d’enseignement" ?

Pas sûr, car ce droit de citation porte sur un texte et non sur une image, le droit de citation graphique n’étant semble-t-il pas établi dans la loi, alors qu’il l’est dans l’usage. Il arrive parfois que Moulinsart poursuive sur cette base, même si, par ailleurs, elle sait se montrer tolérante avec certains usages.

Nous ne sommes pas juristes, mais il nous semble que nous avons là une inégalité criante puisque voici deux créateurs dont l’un est victime du droit de citation (Verhaegen) tandis que l’autre en bénéficie...

Qu’en pensent les juristes qui nous lisent ?

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

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18 Messages :
  • Extraordinaire ! Moulinsart vient de se tirer un obus de bazooka dans le pied !!!

    Ce jugement va faire jurisprudence et on va désormais pouvoir reproduire des vignettes de Tintin en évoquant le droit de citation.

    Un point à éclaircir : peut-être les dessins reproduits doivent-ils comporter obligatoirement du texte (dans une bulle ou dans un cartouche narratif) ce qui permet de les assimiler à un extrait "littéraire".

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    • Répondu le 17 septembre 2012 à  15:18 :

      Bah, Moulinsart va pouvoir se venger sur ce livre

      http://www.amazon.fr/Georges-Tchang-Laurent-Colonnier/dp/2356483780

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      • Répondu par Frencho-ID le 17 septembre 2012 à  20:04 :

        Tiens ? Dans quoi Colonnier est-il encore allé se fourrer ? Cela dit c’est un projet mûrement réfléchi, comme nous l’indiquait déjà notre indispensable ActuaBD voilà plus d’un an...

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      • Répondu par Frencho-ID le 17 septembre 2012 à  20:06 :

        Sur le forum du site d’Hermann on apprend qu’Hermann et Yves H. travaillent sur un album dont le héros est démarqué de Georges Remi... Air du temps ?

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        • Répondu par Olaf le 11 novembre 2012 à  00:00 :

          Ca va faire réchauffé après l’excellent bouquin de Colonnier.

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        • Répondu par zmylpat007 le 9 mai 2013 à  18:48 :

          Avez-vous un lien vers la page svp ?

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    • Répondu le 17 septembre 2012 à  15:26 :

      C’est très simple : invoquer la force probante de cet arrêt, d’une part.
      D’autre part, invoquer le respect de l’intégrité de l’oeuvre : le droit de citation existe, mais on ne saurait citer le texte d’une bulle en dehors de son contexte, c’est-à-dire sans son dessin : ce serait un non-respect de l’oeuvre. Quelqu’un qui veut donc citer le texte d’une bulle (il en a le droit) est DONC obligé d’en reproduire également le dessin qui va avec : nécessité faisant loi !

      Amitiés,

      T. More

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  • les éditions Moulinsart reproduisent ces documents dans Les Débuts d’Hergé et dans le premier volume de la Chronologie d’une œuvre.

    Les débuts a paru en 1987 ! Ça paraît bien tardif, ce réveil. Par ailleurs le même ouvrage reproduit également l’intégralité de La rainette, autre texte du même auteur illustré par Hergé dans les mêmes conditions. Sait-on pourquoi l’action a porté (apparemment ?) sur le seul Popokabaka ?

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  • Je pense que les droits d’auteurs devraient se limiter à l’oeuvre de l’auteur et ne pas excéder la durée de sa vie.
    Bien sûr, je ne suis pas juriste mais ça simplifirait quand même bien des choses

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    • Répondu le 17 septembre 2012 à  15:08 :

      bien sûr !

      tout comme l’on devrait ne pas reverser les pensions aux conjoints des retraités décédés.

      vous êtes indubitablement dans le bon mouvement ! l’austérité, c’est toujours bon pour les autres.

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      • Répondu le 18 septembre 2012 à  12:11 :

        Tout comme on ne devrait pas hériter des biens immobiliers de ses parents. À partir du moment où nous vivons dans un monde qui reconnaît un droit à la propriété, que cette propriété soit matérielle ou immatérielle, elle n’en demeure pas moins une propriété. Ou alors, l’État est propriétaire de tout et on change de Régime et de système de répartition pour tous les biens et bénéfices.

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        • Répondu par Flocon le 18 septembre 2012 à  13:44 :

          Vous ne comprenez pas le sens de mon propos :
          Que Hergé et ses ayants droits puissent bénéficier des royalties des œuvres réalisées par l’auteur de son vivant , c-à-d des albums de Tintin au pays des soviets à Tintin et l’alpe Art, je suis à 100% OK et ceci ad vitae aeternam ou du moins pour une durée raisonnable de temps.
          Car c’est son travail.
          Mais pourquoi si un autre dessinateur et scénariste reprend la série et produit de nouveaux albums , je ne comprends pas pourquoi les héritiers de Hergé devraient toucher un kopeck sur un travail entièrement réalisé par un autre auteur ou auraient le droit de s’opposer à ce travail sous prétexte que le dessinateur utilise simplement les noms des personnages en question.
          Si demain je réalise « Tintin sur Jupiter » avec mon talent, mon imagination, mon papier, mon encre et mes couleurs et avec ma maison d’édition pourquoi les héritiers d’Hergé devraient avoir le droit d’intervenir et de le faire interdire ou de prendre de royalties sur mon travail et mes efforts alors qu’Hergé n’y est pour rien et que Hergé est mort depuis trente ans ?
          Si je Renomme l’album « Traitin sur Jupiter » alors ils n’ont plus rien à dire !
          La est je pense l’abus
          De plus je ne crois pas que l’éditeur doive aussi payer éternellement pour un album qu’il prend le risque et la charge de publier mais là on entre dans un domaine plus complexe sur lequel je préfère ne pas m’aventurer.

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          • Répondu par Charlicom le 18 septembre 2012 à  15:39 :

            Tout simplement que si d’autres auteurs et éditeurs veulent profiter de la notoriété d’un personnage, d’une saga, d’une histoire, en gros d’un "service" lié à l’imaginaire, l’émotion ou le divertissement, faut quand même passer à la caisse. Et ceci n’est pas forcément qu’une question d’argent et de rentabilité facile sur ce qui a déjà fait ses preuves. A la caisse on établit un contrat qui puisse garantir la pérennité de l’esprit originel, et ce par la qualité de l’emprunt (dessin et scénario) et sa destination (public concerné). Sinon on pourrait copier allègrement n’importe qui et quoi en baclant les histoires et en brouillant de ce fait tout référencement à l’original. Et même sous label cela n’empêche pas les dérives. Concernant Tintin, arrêter les aventures à la mort de l’auteur a été une excellente chose, car quand on voit les récents scénarios d’Astérix et de Lucky Luke j’en ai mal au Goscinny...

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            • Répondu par Flocon le 19 septembre 2012 à  11:02 :

              OUI une excellente idée pour les contrefacteurs.
              Vive la prohibition.
              Et celle là ne se terminera pas en 1933.

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    • Répondu le 17 septembre 2012 à  15:24 :

      les pouvoirs publics aidés par les éditeurs ne vont pas du tout vers cela

      > voyez ici la durée de la propriété littéraire et artistique

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    • Répondu le 17 septembre 2012 à  15:26 :

      Et à qui iraient, dans votre hypothèse, les droits d’auteur après le décès de l’auteur ? À l’éditeur ? À l’état ? Mais alos, dans ce dernier cas, il faudrait abroger tout héritage pour toutes catégories sociales pour être juste. Et dans ce cas quid des entreprises ayant des salaries ? Tout le monde au chomage ? Ou alors elles tombent dans l’escarcelle de l’état, ce qui nous promettrait à moyen terme un bel état collectiviste ?

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    • Répondu par Frencho-ID le 17 septembre 2012 à  15:44 :

      je ne suis pas juriste

      Tu n’es pas non plus ayant droit, or on s’est laissé dire que la loi passant la protection de 50 à 70 ans avait été initiée par certains ayants droit (d’œuvres musicales notamment) qui allaient bientôt voir disparaître leur rente (zut, tiens, on devrait toujours archiver son Canard enchaîné !). Leur logique n’est sûrement pas la nôtre, qui sommes des "utilisateurs" plus ou moins occasionnels d’œuvres protégées.

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  • Il est clair que l’argumentation des Conseils de Moulinsard s’adapte aux circonstances (je ne suis pas juriste, mais le droit est souvent basé sur le bon sens, parfois le sens commun).
    Dans la mesure où il n’est pas fait de relation entre les deux affaires, il est de bonne guerre d’adapter ses conclusions aux intérêts du moment du client.
    Une Jurisprudence pourra cependant prendre en compte l’ensemble des circonstances et dira quelle décision conviendrait d’être prise, selon l’un et l’autre cas, avec une vision plus globale de la problématique qui est posée.

    En ce qui concerne l’affaire de Bob, il me semble que son oeuvre relève clairement (avis) de la recherche et de la culture, pas d’un intérêt purement ou directement mercantile. Je n’en expose pas les arguments.

    Dans ce cas, un chercheur ou un artiste, dans la mesure où il ne détourne ni les intérêts de l’auteur, ni ceux de ses ayant droit, et qu’au surplus, il pourrait leur procurer une publicité (dans le sens de faire connaître) gratuite, ne pourrait être poursuivi dans le cadre d’activités commerciales qu’il n’exerce pas et qu’il ne cherche pas à exercer.

    Quelle aurait été la décision de Justice, si les travaux réalisés par Bob Garcia l’avaient été dans le cadre d’une thèse commanditée par le Ministère de la Culture (donc indirectement commandée à cet effet ?)

    Autrement dit, est-ce que la recherche en général ne peut-être commanditée que par l’état et est-ce qu’une entreprise privée pourrait commander une recherche dans un but non lucratif, sans être condamnée, parce que le chercheur aurait publié et cité ses sources ?

    Désolé si ceci est un peu confus, c’est écrit rapidement et il y aurait plusieurs idées à creuser là dedans.

    L’important est qu’une Jurisprudence tente de s’établie,

    Bien cordialement,

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