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Will Argunas : « Bleu(s) est né de choses très personnelles, de souvenirs d’enfance. »

Par François Boudet le 9 avril 2012                      Lien  
Hasard du calendrier, pour ses dix ans de carrière, sortent simultanément le dernier titre de Will Argunas chez KSTR, {In the Name of…}, et la réédition aux éditions Des Ronds dans l’O de son tout premier album : {Bleu(s)}.
Will Argunas : « Bleu(s) est né de choses très personnelles, de souvenirs d'enfance. »

Entre In the Name of..., votre dernière création parue chez Casterman, et Bleu(s), la réédition aux éditions Des ronds dans l’O de votre premier ouvrage, dix ans se sont écoulés... Quel premier bilan tirez-vous de votre encore jeune carrière ?

Dix albums en 10 ans, c’est à la fois beaucoup (surtout vu la longueur de mes derniers où j’assume tous les postes), et bien peu par rapport à certains, en effet. Je pense que, depuis le début, j’essaye de mettre en place quelque chose « à l’insu de mon plein gré », d’imposer une manière de raconter et des thèmes qui n’appartiennent qu’à moi.

Ma « réussite » tient surtout au fait que j’ai publié les albums que je voulais vraiment faire, au moment où je voulais le faire, en dehors de toute logique commerciale ou mercantile, ce qui n’est déjà en soi pas très évident, vu mon graphisme depuis Missing en 2007, et mon univers violent et sombre.

Chaque album a sa raison d’être au moment où je l’ai fait, et chaque album reflète ce que je suis capable de faire, à un moment donné. J’y donne, enfin j’essaye, le meilleur de moi-même, de ce que j’ai appris au fil du temps grâce à des conseils avisés, des critiques lues ici où là, ou des discussions avec mon/mes éditeurs.

Chaque album est la pierre d’un mur, d’une carrière que j’ai toujours désirée et construite peu à peu, quelque chose qui me ressemble, qui reflète mes goûts (lecture, cinéma...), et puis surtout peut-être mon évolution en tant qu’être humain.

Ceci dit, c’est quelque chose dont j’ai vraiment pris conscience en écrivant la préface de Bleu(s). Le reste du temps, j’ai trop la tête dans le guidon pour prendre du recul...

Le thème de l’enfance maltraitée semble vous préoccuper ; de votre premier album, Bleu(s), où c’était le sujet principal, jusqu’à In the Name of..., où vous parlez du scandale des prêtres pédophiles aux États-Unis, en passant par Missing où vous évoquez les disparitions d’enfants aux États-Unis et la pédophilie encore...

Voilà exactement ce dont je parlais, à savoir des choses qui reviennent sans que je fasse le lien consciemment au moment où j’ai fait chacun de ces albums.

Bleu(s) est né de choses très personnelles, de souvenirs d’enfance. Missing est né de la médiatisation de l’affaire Dutroux, et du fait que j’étais devenu papa entre temps de deux petites filles. Pour In the Name of... il était évident d’en parler, vu que l’album est notamment une charge contre l’église catholique, mais pas seulement, et qu’il est lié depuis Bloody September, à l’envie de m’approprier le réel, la vraie vie, les faits divers, l’actualité...

Peut-être est-ce lié au fait que je considère que l’enfance est une chose sacrée, et que la souiller, c’est risquer de détruire le futur adulte. J’ai aussi grandi dans la confiance de ma famille. Or la pédophilie est aussi abjecte parce qu’elle touche à cela : trahir, profiter de la confiance que font les enfants aux adultes.

Extrait de "Bleu(s)"
(c) Des ronds dans l’O

Le sort des femmes ne vous laisse pas indifférent non plus, si l’on en juge la lecture de Bloody September...

Disons que je pense que la femme est ce qui arrive de meilleur à un homme. La femme est souvent le moteur d’un couple. Et, comme les enfants, elle est souvent la première victime des violences de l’homme. Donc oui, je ne suis pas indifférent à leur sort. Mais comme j’écris des histoires, j’essaye aussi de nourrir mes personnages de mon vécu pour que le lecteur croit en eux. J’ai la même tendresse pour tous mes personnages, victimes ou bourreaux. Je les ai créés, ce sont comme mes enfants. Et de temps en temps j’aime bien glisser une petite pique ici ou là, histoire de remettre les choses à leur place et de faire réfléchir (un peu) le lecteur, même si j’ai horreur des" BD à message".

Dans In the Name of..., vous laissez entendre que les attentats du 11 septembre contre le World Trade Center ne seraient qu’une manipulation, du même ordre que celle que vous racontez dans l’album autour de ce Pape...

Depuis quelques temps, mes albums viennent en réaction par rapport à leurs prédécesseurs. Je venais de finir Bloody September, avec sa fin sur le 11 Septembre sur lequel je me suis beaucoup documenté. Complot, je ne sais pas, mais comme cela a été évoqué par certaines personnalités, ça m’a fait marrer de m’en servir pour créer In the Name of.... Et puis, à nouveau, je m’emparais de l’actualité (multiples bourdes de Benoit XVI, scandales des prêtres pédophiles et arrivée de Obama au pouvoir).

Extrait de "Bloody September"
(c) Casterman

Tout cela a germé dans mon esprit et un scénario en est sorti, avec en plus la critique sur le rôle des médias, de la scénarisation du traitement de l’information, notamment à la télévision..., et la place de plus en plus grande des nouveaux médias (Internet, réseaux sociaux...).

Extrait de "In the Name of..."
(c) Casterman

Vous semblez très influencé par la culture cinématographique et télévisuelle américaine. Quelle analyse faites-vous de cette culture et de ce pays ? Votre prochain livre sera encore consacré aux USA...

Oui, mais c’est la part émergée de l’iceberg. Je suis autant influencé par la culture ciné et télé américaine que par leur littérature, sauf que cela se voit beaucoup moins. Récemment un critique qui découvrait mon travail avec In the Name of... a cité trois séries TV comme inspiratrices pour ce livre (séries que ne ne suis pas particulièrement, voire pas du tout d’ailleurs) et il trouvait que mon anti-héros venait de ces séries, ce qui m’a fait sourire intérieurement car c’est bien plus complexe que ça. Je lis beaucoup plus de livres que de BD. Pour info, le flic alcoolique dans In the Name of... est très influencé par le personnage de Matt Scudder de l’écrivain Lauwrence Block, rien à voir avec une série télé !

Ce pays me fascine depuis toujours... Les grands espaces, le self made man, la liberté, le western... L’exotisme, finalement ! Je n’ai pas d’analyse particulière de ce pays. Ce qui me plait dans l’utilisation que j’en fais, c’est de pouvoir construire des histoires avec des thèmes, des ethnies, des paysages très différents d’album en album mais qui, bout à bout, forment une sorte de famille. Mon prochain livre se passe à nouveau là-bas, oui. Il est lié encore une fois à l’actualité (la guerre en Irak, et la vague de suicides au sein de l’armée américaine, de ses vétérans). Ce ne sera donc pas un polar. Plus de flic, pas de commissariat. C’est plus proche du roman noir (j’en ai lus beaucoup l’été dernier, notamment toute l’œuvre de Larry Brown). D’ailleurs, je pense qu’avoir retravaillé Bleu(s) en Août dernier n’y est pas étranger. Ce nouvel album sera un roman graphique de 220 pages, à paraître dans la collection Écritures, chez Casterman.

Prochain titre à paraître dans la collection Ecritures
(c) Casterman

Votre style s’est construit au cours de ces dix années... Vous êtes passé à un dessin très réaliste, presque photographique (cf. portait d’acteurs de ciné, par exemple) et à une narration très maîtrisée et efficace au format long du roman graphique. Pourtant, dès le début, avec Bleu(s) puis L’Irlandais, vous aviez déjà opté pour une mise en scène plutôt "cinématographique" (plongées/contre-plongées, etc.). Pourquoi ce choix et quelles ont été vos influences en la matière ?

Le sens de la narration vient de mes lectures BD d’enfant et surtout d’adolescent (Andreas, Comès, Loisel, Sorel, Bézian, Gaiman et McKean... L’aspect cinématographique vient de tous les films et séries télé que je regarde depuis vingt ans, et aussi de mon passé de coloriste de storyboard de film publicitaires. Dix ans à mettre en couleur 50 images (et plus) par semaine, ça en fait, et auprès de quelqu’un (Dominique Gelli chez l’agent Carole Lambert) de très exigeant, avec un dessin ultra-réaliste, et cinématographique justement.

Pour le dessin, je suis aussi très fan de Breccia et Toppi. J’ai découvert le "bon" manga récemment, et ça me plait bien (Taniguchi, Monster, 20th Century Boy, Death Note...). J’apprends encore beaucoup grâce à eux. Après, ce n’est que du travail, et servir au mieux le scénario que j’ai écrit. Sinon, j’aime aussi beaucoup la photographie américaine (Gregory Crewdson, Stephan Shore, Robert Franck...). Il y a aussi tous les magazines de cinéma que je lis depuis vingt ans et toute la documentation que j’entasse au fil du temps, ce qui donne de très bonnes idées visuelles.

Propos recueillis par François Boudet.

Extrait de "Bleu(s)"
(c) Des ronds dans l’O

(par François Boudet)

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