C’était le feuilleton judiciaire qui a ébranlé le petit monde de la bande dessinée prendant presque deux ans : la reprise de Gaston par Marc Delaf. Pour une fois que l’ensemble des médias traditionnels parlaient du 9e art sans mettre en avant un record de vente aux enchères alors que tant d’auteurs ne bouclent pas leurs fins de mois, c’était pour faire leurs choux gras de ce bras-de-fer entre les Editions Dupuis d’un côté, et Isabelle Franquin de l’autre, chacun ayant naturellement sa propre opinion à ce sujet !
En effet, Gaston est un des personnages les plus emblématiques du 9e art, et chacun lui voue une forme d’affection qui oscille entre la protection d’un côté (ainsi fidèles aux volontés supposées de Franquin), et de l’autre l’envie de voir ressortir le gaffeur de sa retraite.
Nous avons déjà longuement évoqué ces sujets dans nos articles précédents (voir ci-dessous), ainsi que la question de la méthode de Marc Delaf, qui se serait constitué une base de données de dix mille dessins et attitudes tirées des albums dessinés par Franquin afin de réaliser le sien.. Ajoutons le choix du dessinateur canadien et de son éditeur de placer cette "reprise" « à son âge d’or, dans les années 1970, avec des bureaux pleins de clopes et des téléphones pas portables. » [sic].
Nous avons donc décidé de ne pas revenir sur ces débats dans cet article. Le vin est tiré, il faut le boire... Mais quel goût a-t-il ?
(Attention spoiler : la suite de cet article dévoile pas mal d’éléments contenus dans l’album. Si vous désirez profiter de ce "retour" avec un regard vierge, achetez-le demain, et revenez nous lire par la suite.)
Ne boudons pas notre plaisir : dès les premières pages, nous sommes ravis de replonger dans l’univers de Gaston et du miroir imaginaire de la rédaction du Journal de Spirou. Dans le respect de la création originale, Delaf met en scène le retour de Gaston : les retrouvailles, le fait de récupérer ses affaires, etc. Autant de prétextes à des gags qui nous ont beaucoup plu ! L’humour reste dans le cadre de la série, jouant quelquefois davantage sur les mots, les inventions de Gaston restant bien présentes, plus d’ailleurs que son caractère fainéant même s’il n’est pas non plus absent.
On comprend que Delaf s’est énormément investi dans son travail, afin de recréer l’alchimie si particulière de Franquin, en cumulant les thématiques qui lui étaient chères. Graphiquement parlant, on retrouve la patte du Canadien, même s’il a parfaitement assimilé les codes de Franquin pour les mettre au service de la série. Il se met d’une certaine manière lui-même en scène avec humilité, lorsque Lebrac doit recomposer une planche de Franquin partiellement détruite.
Delaf ne s’est d’ailleurs pas contenté de reprendre la série, il la prolonge en cherchant à deviner ce que Franquin lui-même aura pu réaliser. On retrouve ainsi le dessinateur anonyme, ami de Lagaffe, que le créateur de Gaston aurait voulu davantage exploiter, de même que Prunelle que le retour de Gaston le pousse au burn-out. À ce propos, Franquin avait d’ailleurs déclaré : « Prunelle est le type qui finira par faire une dépression nerveuse tellement il prend au sérieux des conneries. » [1]. Fantasio lui-même n’était-il pas reparti à Champignac en 1969, pour cause de surmenage, pour laisser la place à Prunelle ? Curiosité : le fidèle ami de Spirou reprend du service dans cet album ad interim, puis aux côtés de Prunelle. Ajoutons quelques caméos du groom, de Spip et du Marsupilami. Bref, tout le monde est là !
« Alors, il est bon cet album ?! » La réponse est oui. Franchement, on n’aurait jamais cru rire à la lecture de sa première partie. On prendrait un grand plaisir à analyser chaque gag, pour faire la balance entre la référence, le respect et la création, tout en appréciant le louable travail de Delaf. Mais nous ne voulons pas divulgâcher, comme disent les Canadiens.
Tout n’est pas parfait évidemment ! Ainsi, on a un peu grincé des dents lorsque Gaston abandonne Mlle Jeanne le long de la route. Même si Franquin a tout d’abord imaginé ce personnage féminin pour un gag assez réducteur (la queue de cheval), la relation entre les deux personnages a évolué au fil des albums de façon moins mufle. À nos yeux, Gaston est un personnage positif, dans sa bonté et sa générosité, certes farfelu et maladroit, mais à l’époque où l’auteur et l’éditeur placent cette nouveauté, Gaston aime passer du temps avec son amie. Un petit dérapage qui rappelle le ton plus mordant des Nombrils et de leurs Vâcheries, la série qui a lancé la carrière de Delaf et dont il garde manifestement un humour parfois plus féroce. Mais cette petite sortie de route n’est que passagère et on revient très rapidement à un très bon niveau dans les pages qui suivent.
En revanche, passé la moitié de l’album, on rigole un peu moins... Un gag un plus gore et surtout une rédaction qui commence vraiment à souffrir du retour de Gaston changent la tonalité de l’album. Tout le monde en prend pour son grade, de quoi envoyer une bonne partie de ses membres chez le psy... Et l’auteur prend le parti d’en rire !
Comme lecteur, on ressent une forme de malaise. L’accumulation de gags-catastrophes au sein de la rédaction au détriment de ses collègues, monopolise l’action par rapport aux scènes ’extdérieur ou dont Gaston serait lui-même la victime. Franquin offrait davantage de variation dans ses thématiques ; ici, s’instille un effet de lassitude qui modifie le statut de l’anti-héros : Gaston n’est plus un doux rêveur naïf, mais une personne presque égoïste, moins ouverte aux autres et dont le mode de vie leur porte préjudice. À partir de ce moment-là, les rires s’éteignent.
Une situation qui marque d’ailleurs les personnages. Si Prunelle était hilarant dans ses colères, il devient pathétique lorsqu’il revient de sa dépression, une bouteille à la main, alignant les verres d’alcool fort. Si Franquin avait parfois gentiment traité de l’alcool en dessinant par exemple Fantasio sous un pont acceptant la bouteille d’un clochard [2], il s’agissait là d’une seule case en chute d’un gag. Ici, on sent que Prunelle est détruit par la présence de Gaston, ce qui fait mal au cœur parce qu’on s’était attaché à lui. Rire aux gags de Lagaffe nous rend dès lors complice de la déchéance de ce personnage.
La fin reste sur la même ligne : comme dans Les Nombrils, Delaf se lance dans une conclusion pleine de suspense : toute la rédaction est en déliquescence, seul Gaston peut redresser la situation (tin tin tin tin...) Il décide alors de se frotter à un malfrat pour sauver ses amis. Les chutes de fin de page prennent dès lors des atours de prétexte pour dérouler un récit de près de dix pages. Une première !
Certes Franquin avait déjà imaginé des récits longs pour Gaston, par exemple dans Bravo les brothers, mais on restait dans le siège de la rédaction. Sa présence dans La Foire aux gangsters n’est qu’anecdotique. Ces deux récits ont d’ailleurs été replacés dans les aventures de Spirou et Fantasio et pas dans la collection de Gaston. Pareil pour les criminels : des voleurs sont déjà intervenus dans les gags de Franquin, mais Gaston ne s’est jamais retrouvé directement confronté à eux en héros-sauveur. Cette attitude le fait sortir de son statut d’anti-héros, et même s’il commet quelques bévues, on peine à associer cette conclusion à la série qui nous a fait rire et rêver pendant des dizaines d’années.
En résumé, nous avons donc été conquis par la première moitié de l’album, car on s’attendait à pire, mais nous sommes restés perplexes sur une fin dont on attendait une conclusion en apothéose. Peut-être Delaf a-t-il voulu aller un peu trop vite en ne s’orientant pas uniquement sur un premier album de gags. Peut-être aussi, les futurs albums donneront une vue plus générale qui nous permettra de mieux apprécier ce contrepied car, soyez-en sûr, il y aura une suite !
Dupuis devra certes niégocier avec la détentrice du droit moral, Isabelle Franquin, mais ce Retour de Lagaffe n’est qu’une première étape d’une résurrection qui suscitera encore bien des commentaires !
(par Charles-Louis Detournay)
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Gaston tome 22 : Le Retour de Lagaffe - Par Delaf d’après Franquin - Dupuis
Sortie ce 22 novembre 2023
Sur le même sujet, lire également :
La guerre de Gaston n’aura pas lieu
Dupuis peut publier Gaston, mais pas sans l’accord d’Isabelle Franquin
Affaire Gaston : la publication de l’album est suspendue !
Affaire Gaston Lagaffe : une lettre ouverte à Média-Participations pour le respect du droit moral des auteurs
La reprise de Gaston Lagaffe : imitation, hommage ou plagiat ?
Reprise de Gaston : Isabelle Franquin assigne Dupuis en justice
Angoulême 2022 : Dupuis annonce la reprise de Gaston Lagaffe par Marc Delaf
Illustrations : © Delaf d’après Franquin, Dupuis 2023.
[1] Tiré du site Franquin.com.
[2] Gag 467.
Participez à la discussion