On vous en parle régulièrement sur ActuaBD : la collection de la planche originale a acquis ces dernières années un statut que l’on ne lui aurait pas prêté il y a vingt ans encore. Rien de choquant à cela : les collectionneurs sont les meilleurs et parfois les plus sûrs conservateurs du patrimoine, les musées ayant des budgets d’acquisition plutôt modestes.
Hier est paru dans le journal Le Monde (article payant) une enquête du journaliste et expert de bande dessinée Jérôme Dupuis qui raconte comment plus de 200 planches originales du créateur de Blake et Mortimer ont été vendues à des collectionneurs par l’intermédiaire d’experts de salles de vente et de galeristes.
L’enquête de Jérôme Dupuis, très documentée, notamment par les rapports de police en cours, prolonge celle qu’il avait faite préalablement et parallèlement à celle de Daniel Couvreur du Soir de Bruxelles, pour L’Express, dont nous vous avons rendu compte voici cinq ans. Cette fois, le journaliste d’investigation va plus loin dans le détail et balance le nom des marchands et des collectionneurs impliqués. La plupart des grands acteurs du marché sont éclaboussés.
On découvre dans cette dispersion le rôle pionnier de l’expert de la salle de vente Artcurial, Eric Leroy, troquant la couverture de La Marque jaune contre une automobile de collection avec un riche collectionneur résidant en Suisse, tandis que les couvertures du Secret de l’Espadon ou du Mystère de la Grande Pyramide sont vendues à un collectionneur français basé à Hong Kong. D’autres marchands sont cités. Des originaux vendus par Philippe Biermé, ayant droit de jacobs, dirigeant de la Fondation Jacobs et ex-administrateur de Studio Jacobs (la structure créée avec Jacobs pour continuer à fabriquer de nouveaux albums de la série, aujourd’hui propriété du groupe Média-Participations).
Abus de confiance et fraude fiscale
Le cœur de ce scandale est la question de la propriété de ces planches. Sans inventaire, elles appartiendraient à l’ayant droit ; mais Jérôme Dupuis, comme les membres actuels de la Fondation Jacobs (dont Biermé a été évincé) avancent « un inventaire par défaut », Jacobs ayant produit la liste des planches disparues ou volées par des organisateurs d’exposition qui n’auraient pas rendu ces originaux. La justice belge qualifiant les ventes de Philippe Biermé « d’abus de confiance », l’affaire est toujours en cours d’instruction.
Un indice de la nature illicite de ces transactions est la discrétion imposée aux acheteurs par les vendeurs, sans doute pour jouer sur le délai de prescription qui couvrirait le statut des planches en circulation et en protégerait les détenteurs. « Sois patient quelques années » écrit même Eric Leroy dans un message à l’un de ses acheteurs…
Autre raison probable de cette discrétion : l’aspect fiscal, les acquéreurs étant souvent situés dans les paradis fiscaux (Suisse, Honk Kong…). C’est d’ailleurs le fisc belge et français qui sont le moteur de toutes ces actions judiciaires, la plupart de ces ventes ayant été faites, comme le souligne Jérôme Dupuis qui a appris le bruxellois « en stoemelings » (« en douce » dans la langue de Voltaire). L’administration fiscale a par conséquent fait toute une série de saisies conservatoires auprès des protagonistes pour préserver ses intérêts.
Stupeur chez les collectionneurs
« Tout cela n’est pas très bon pour la BD », nous confie un expert. De fait , récemment, une couverture exceptionnelle d’Astérix et Cléopâtre avait été proposée par la maison de vente Millon à Bruxelles. Sylvie Uderzo avait protesté contre cette vente d’un original dont la provenance semblait douteuse. La maison Million avait maintenu la vente, mais le dessin n’a pas été vendu, sans doute en raison de la contestation de la fille d’Uderzo car à ce niveau de prix, une telle acquisition est aussi pour le collectionneur un investissement patrimonial.
Il pourra toujours se rabattre sur les auteurs qui vendent les originaux depuis toujours ou vers des œuvres dont la traçabilité est totalement fiable.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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