Todd - Le Géant s’est fait voler son slip : c’est à la fois le titre du nouvel ouvrage d’Alex Chauvel et son argument de départ. Cela paraît bien maigre pour démarrer une intrigue. Et pourtant ! Celle-ci se développe dans un récit au long cours : 1008 pages pour 6001 cases. Cet étonnant livre-objet, comme les affectionne son auteur, est édité ce printemps par The Hoochie Coochie.
Todd, donc, s’est fait dérober son unique bien, à savoir ce simple vêtement qui sert à masquer la partie la moins engageante de son anatomie. Soupçonnant les petits hommes rouges, il quitte son frère Ned, géant lui aussi et cependant moins grand que lui, pour partir à leur recherche. C’est alors le début d’une longue quête, qui le verra parcourir une bonne partie de son monde et le fera rencontrer toute sorte de personnages, souvent exotiques, parfois bavards, toujours inattendus.
Todd est un tour de force graphique et scénaristique. Il s’agit en effet d’un récit d’une longueur peu commune. Surtout, il est en grande partie improvisé. Comme l’explique Alex Chauvel, son désir était "d’improviser quelque chose sans [s’]inquiéter de la structure de l’ensemble". Ce qui ne signifie pas pour autant que la trame narrative de l’ouvrage soit totalement dévolue au hasard. Voulant éviter la "redite", le dessinateur s’est imposé quelques contraintes.
Comme chez d’autres, notamment les meilleurs auteurs de l’OuBaPo, ces contraintes ont rapidement acquis une vertu créatrice. La première évidence pour Alex Chauvel fut de construire son travail, sinon en opposition, du moins en tenant à distance le modèle en ce domaine qu’est devenu Les Carottes de Patagonie de Lewis Trondheim [1].
Ces contraintes s’avèrent relativement simples, mais propices à l’invention. Chaque page est composée d’un identique "gaufrier" de six petites cases carrées, dont les contours sont tracés à main levée. Ces cases n’ont pas été dessinées dans l’ordre donné au lecteur, mais dans celui voulu par l’auteur, qui a ensuite pu les réagencer à sa guise, c’est-à-dire en fonction de la direction vers laquelle il souhaitait orienter son histoire. Enfin, ces cases sont au nombre de 6001. Pourquoi ? Tout simplement parce que Les Carottes de Patagonie en compte 6000 !
Mais l’objectif d’Alex Chauvel n’était pas uniquement de faire plus long que Lewis Trondheim pour se démarquer, à bon compte, de son prédécesseur. Il souhaitait avant tout créer un ouvrage où les contraintes - improvisation, pagination, format - servaient la narration. Il voulait "tout faire pour maintenir une cohérence d’ensemble et ne laisser aucun problème irrésolu", ainsi qu’il l’affirme lui-même juste avant de nous raconter l’épopée de Todd.
L’essentiel du défi qu’Alex Chauvel s’est lancé est atteint. Non seulement il respecte les contraintes qu’il s’est imposées, mais il nous offre en outre une histoire originale, qui lorgne le fantastique et le merveilleux tout en s’accordant quelques échappées presque philosophiques. Il est parvenu, malgré - ou grâce à ? - l’improvisation, à construire un récit étonnamment cohérent. La quête de Todd est une véritable fresque épique, au sein d’un monde où chaque créature et chaque recoin possède sa particularité. Et comme dans toute épopée qui se respecte, ce monde est à sauver d’une imminente disparition.
Nous pourrons certes trouver quelques longueurs au fil de ces pages... Mais peut-il en être autrement dans un récit d’une telle ampleur ? Rien n’oblige d’ailleurs le lecteur à avaler d’un coup ce pavé - le format du livre incite à user du terme. Todd est en effet divisé en cinquante chapitres assez courts, qui permettent de scinder la lecture tout en conservant la cohérence de l’ensemble. Ce qui retient le plus l’attention du lecteur est d’ailleurs l’élaboration progressive d’un univers foisonnant, même si l’intrigue n’est pas pour autant négligée par l’auteur.
La "contrainte artistique volontaire" d’Alex Chauvel l’a également poussé à constamment renouveler son graphisme. Et il faut une bonne dose d’inventivité pour parvenir à offrir une telle variété visuelle tout au long d’un livre d’un millier de pages. Le dessinateur n’est certes pas novice en la matière : le jeu sur les formes semble être une de ses principales motivations depuis le début de sa carrière de dessinateur et d’éditeur. Co-fondateur des éditions Polystyrène, spécialisées notamment dans la fabrication de leporellos (livres-accordéons ou livres-frises), il a auparavant publié quatre livres qui tous ont pour point commun d’allier un certain minimalisme à une approche ludique de la lecture.
Todd - Le Géant s’est fait voler son slip est donc un livre dont la conception intrigue. Fondé sur l’improvisation ainsi que quelques contraintes plutôt sommaires, l’ouvrage étonne aussi par sa forme, tant matérielle - drôle de petit pavé orange - que graphique. Il séduit enfin par son récit, d’une longueur rare, mais que son auteur a voulu à la fois touffu et cohérent. Un défi réussi, fruit d’une volonté acharnée et d’une imagination débordante.
Voir en ligne : Le site de l’auteur
(par Frédéric HOJLO)
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15,6 x 6 x 11,4 cm - 1008 pages en noir & blanc - reliure apparente - jaquette en bichromie - parution en avril 2017 - commander ce livre chez Amazon ou à la FNAC.
Consulter le site de l’auteur.
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[1] Sur ce livre, lire un dossier en trois parties de David Turgeon sur du9.org.