Loin de l’origine vaudoue de la créature, des infectés de 28 Days Later ou des zombies plus classiques de Romero, le scénariste, nul autre que le grand Garth Ennis, livre ici quelque chose de radicalement différent.
Virus ? Châtiment divin ? Expérience scientifique ? Pour une raison inconnue, l’humanité est en proie à un fléau qui la rend totalement folle et réveille ses instincts les plus abjects. Les gens touchés par cette calamité s’adonnent alors joyeusement au meurtre, au cannibalisme, au viol, ainsi qu’à l’automutilation, la nécrophilie, la zoophilie et la torture, le tout dans un langage plutôt fleuri. Mais là où les choses deviennent intéressantes, c’est que pour assouvir ces pulsions sadiques, les personnes contaminées font évoluer leur intellect, rendant ainsi la survie de nos héros beaucoup plus compliquée...
Le récit suit alors un groupe de survivants qui essayent de... survivre, et Crossed rappellera ainsi à certains égards une autre série du genre : Walking Dead. Le principe de l’histoire est donc de voir comment les personnages gèrent leurs traumas et affrontent les aspects les plus infâmes du genre humain. Que faire dans une telle situation ?
Les zombies traditionnels ressemblant réellement à des créatures maléfiques, il est plus simple de les qualifier de monstre et de mettre de la distance entre eux et nous. Quelque chose de plus compliqué à faire ici, avec des gens qui restent malgré tout plutôt humains. Ils ne cherchent pas à survivre ou se nourrir, mais plutôt à s’amuser de la manière la plus vicieuse possible. Ils prennent plaisir à traquer et torturer nos personnages. Des protagonistes qui pour survivre doivent parfois commettre des actes ignobles, les rendant ainsi de plus en plus inhumains, à l’image de ces êtres qui les menacent.
Crossed est ainsi une œuvre nihiliste et plus subtile qu’il n’y paraît, même si on pourrait reprocher un manque de travail psychologique sur certains personnages. Garth Ennis insuffle d’ailleurs beaucoup d’humour noir dans son récit, la réception à ces moments dépendant avant tout de votre sensibilité et de votre cynisme. Il est presque plus intéressant d’analyser notre rapport à cette œuvre que d’en interpréter l’histoire. Le scénariste distille suffisamment d’informations pour laisser planer le mystère, et rythme parfaitement son récit, avec une tension présente tout du long.
La réputation crasse de la série vaut surtout pour ses suites où la provocation et l’hyper-violence supplantent le message. Même si cette BD contient son lot de scènes répugnantes, dont la plus choquante, une sordide double-page se situe dès le début du récit. Bien que cet album porte le titre "D’Intégrale", il existe - beaucoup - d’autres récits Crossed, mais l’éditeur a ici choisi d’éditer uniquement le passage de Garth Ennis et Jacen Burrows, qui constitue un récit auto-contenu.
On savait Ennis versé dans les récits provocants, où la violence autant physique que psychologique fait loi. On lui doit notamment les excellentes séries Preacher et The Boys - qui devrait bientôt arriver en série télé-, ainsi que des passages remarqués sur Wolverine, le Punisher, Constantine et Judge Dredd, des personnages qui ne sont pas vraiment réputés pour leur tendresse.
Pour illustrer les délires macabres du scénariste britannique, le dessinateur attitré de Avatar Press, Jacen Burrows était tout indiqué, lui qui a régulièrement accompagné Alan Moore dans ses aventures Lovecraftiennes. Son style détaillé et froid - notamment grâce à la couleur - correspond à merveille au scénario.
Crossed mérite-t-il sa réputation ? Oui, c’est indéniable. Mais la série est plus riche qu’on ne veut parfois le faire croire. C’est une très bonne lecture, mais qui n’est bien évidemment pas à mettre entre toutes les mains, ayez cependant bien à l’esprit que certaines scènes de Walking Dead sont presque - voire toute autant - violentes. Amateur de politiquement incorrect, de nihilisme et de Garth Ennis, cette œuvre est faite pour vous.
D’après l’auteur « Crossed est le récit le plus extrême et le plus dérangeant que j’ai jamais écrit. » L’artiste voulant certainement voir jusqu’où il pouvait aller dans la provocation afin de choquer son lecteur. Un concept qui sera poussé à l’extrême par son successeur sur la série, David Lapham, pouvant réellement interroger la violence gratuite dans une œuvre. Avec Crossed, Garth Ennis va déjà loin, et la question n’est peut-être finalement pas de savoir si cela est supportable, mais à quoi bon aller plus loin et à quel prix ?
(par Vincent SAVI)
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Crossed : L’Intégrale - Garth Ennis (scénario) - Jacen Burrows (dessin) - Juanmar & Greg Waller (couleurs) - Philippe Touboul (traduction) - HiComics - 264 pages - 27,90 € - sortie 22 mai 2019
Contenu vo : Crossed #1-10 publié aux U.S.A. par Avatar Press